Courrier des lecteurs Les paquets de sucre

Suite à la lecture de l’article « La multiplication en CE1 » de Christine Choquet dans le numéro 527 d’Au fil des maths, Olivier Le Dantec nous a écrit et nous fait part de sa réflexion sur la manipulation en mathématiques… Comme lui, n’hésitez pas à réagir à la suite d’articles publiés : notre revue est aussi un lieu de débat !

Olivier Le Dantec

© APMEP Septembre 2018

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Dans le premier numéro de la revue Au fil des maths, on trouve la présentation de Christine Choquet d’une séance consacrée à une activité de découverte de la multiplication en CE1. Cet article est particulièrement intéressant et il analyse avec précision et rigueur une pratique de classe. Il est un point pourtant central dans l’analyse de la séance avec lequel je suis en désaccord. Ce point est tellement important qu’il est pour moi une des explications des difficultés que rencontre l’enseignement français dans le premier degré (cf. par exemple le compte-rendu par la DEPP de l’étude TIMSS15, qui place la France dernière des pays européens ayant participé à l’étude).

Rappelons brièvement la séance qui est proposée : il s’agit d’une séance inspirée d’une situation appelée le thé des maîtresses [1], il m’a semblé important de lancer le débat.

Le problème proposé aux élèves est le suivant : « Chaque jour, les maîtresses d’une école utilisent 14 sucres pour le thé qu’elles boivent pendant la récréation. Combien de jours va durer la boite de sucre ? ».
Pour le détail des deux brèves séances menées en classe, je vous renvoie à l’article de Christine Choquet, mais plus que le détail du déroulement, un fait me semble flagrant et significatif : les élèves ne disposent pas de paquets de sucre pour résoudre ce problème. Ce choix est en effet une différence importante avec la situation proposée dans ERMEL qui inspire cette activité puisque dans ce livre, on proposait au moins un paquet de 1 kilogramme de sucre ouvert afin de distinguer les différents niveaux.
Que constate-t-on par rapport à la manipulation ? La situation de référence est déjà pauvre en manipulations puisque le paquet de sucre est sur le bureau du maître. Il peut donc être regardé mais pas touché. On sent dans cette première mise en scène, une forme de retenue par rapport à la possibilité pour les élèves de tripoter ce paquet de sucre (il s’agit de denrées alimentaires qui pourraient devenir impropres si elles étaient abîmées). Mais ensuite, tel qu’il est aménagé par l’enseignant, le problème ne comporte plus aucun contact direct avec le paquet de sucre, seule une photographie est fournie.
Le bilan des travaux des élèves est éloquent : sur les 23 élèves, seuls deux d’entre eux ont compris ce qu’était un paquet de sucre. Les 21 autres se sont contentés de compter les sucres visibles sur la photographie. Le réel désigné par l’image n’était pas suffisamment connu. Au vu de ces résultats, mon bilan de cette séance est très différent de l’analyse qu’en a faite Christine Choquet. Elle présente les choix de l’enseignant comme une volonté de développer les compétences chercher, représenter, modéliser. Il me semble que les élèves n’ont rien modélisé, ni sur la composition d’un paquet de sucre, ni sur la multiplication.

L’image qui leur a été fournie a été finalement un obstacle à la compréhension de la situation, et le sens de la multiplication qui était visé initialement ne sera pas perçu.

Quelle situation aurait pu être proposée pour construire le sens de la multiplication ? Il me semble qu’il était possible et plus simple de mettre les élèves en îlots de 4 et de leur fournir un paquet de sucre ouvert. La consigne aurait été alors : quel est le nombre de sucres ?1 On aurait observé des élèves qui effectuent des additions et la multiplication apparaîtrait comme un moyen de noter (avant de l’effectuer) ces additions réitérées. Certains élèves auraient éprouvé le besoin de soulever les sucres, d’autres pas. Ils auraient tous pu avoir un contact concret avec l’objet désigné par l’énoncé.

Si j’insiste autant sur ce rapport au réel et sur le lien trop distendu que représente une photographie ou un mot pour le désigner, c’est que je pense que c’est la maladie actuelle dans l’enseignement du premier degré français.

Je peux en effet caresser mon chat, ou désigner mon chat par une image () ou par un mot (chat). Si je n’ai pas caressé de chat, l’image ou le mot ne seront pas des désignations efficaces. Or, très souvent, la pratique des enseignants, et surtout les fichiers qui leur sont proposés, supposent une expérience vécue forte qui est malheureusement absente et pour laquelle les mots et les images ne désignent finalement rien.

Voici par exemple, un problème proposé à des élèves de CE2 [2], :

Extrait du manuel Maths + CE2 (SED), exercice 6 page 33.

Pour nous qui sommes familiers de la décomposition canonique des nombres en unités, dizaines et centaines, nous comprenons immédiatement qu’il faut compter les unités, les dizaines et les centaines puis créer le nombre en complétant les trois cases.

8 6 7
Centaines Dizaines Unités

Mais que voit un élève pour qui les dizaines et les centaines sont encore des notions délicates, ainsi que la numération de position ? Il aperçoit des sucres d’orge représentés de manière isolée (il faut espérer qu’il sache ce qu’est un sucre d’orge, ce bonbon étant un peu désuet), des espèces de trousses opaques avec un sucre d’orge représenté avec le nombre 10 écrit sur une étiquette puis enfin des bonbonnes transparentes remplies de sucres d’orge avec le nombre 100 inscrit sur l’étiquette. Il y a une rupture entre la représentation des dizaines et des centaines. Quelle information tirer de la trousse ? Contient-elle 1 ou 10 sucres ? On comprend d’ailleurs les auteurs qui n’ont pas voulu représenter les dix sucres d’orges dans les trousses, car ils veulent éviter que les élèves comptent un à un tous les sucres. On le voit sur cet exemple, pourtant simple en apparence, le réel désigné par les images est souvent ambigu. Il serait d’ailleurs injuste de jeter la pierre aux auteurs de ce manuel, car ce travers est largement partagé par l’ensemble des éditions, non par négligence des auteurs, mais par la difficulté intrinsèque que représente la désignation du réel par une image ou un mot.
Si, au lieu de proposer une image, un enseignant demandait de dénombrer une collection concrète en utilisant le matériel de numération, la relation des élèves à la question mathématique posée serait très différente, pourtant la compétence travaillée serait identique.

Matériel de numération en base 10.

Je terminerai par une anecdote. Je proposais en formation à des enseignants expérimentés une réflexion sur la manipulation en mathématiques. Avant cette formation, le conseiller pédagogique et moi-même leur avions demandé de mettre en œuvre dans leur classe une activité très concrète et de prendre des photos, ceci afin de connaître comment ils organisaient une activité où la manipulation était importante. Ils avaient tous la même activité : poser sur chaque îlot une poignée de fèves ou de macaronis, et demander à leurs élèves de dénombrer la collection. Le compte-rendu qu’ils ont fait de cette activité était si enthousiaste, ils témoignaient avec tant de chaleur de l’investissement des élèves et de la richesse des stratégies mises en place, des échanges fructueux entre pairs, que je me suis résolu à leur poser la question : proposez-vous habituellement cette activité en classe ? La réponse était étonnante et unanime : non.
Ainsi, il semblerait que l’enseignement français se soit peu à peu éloigné d’activités manipulatoires très simples, préférant trop souvent des images ou des mots qui peuvent faire obstacle. Au moment où le rapport Villani-Torrossian insiste sur l’importance de « développer la manipulation de matériels pédagogiques pour l’apprentissage du calcul, des opérations, des formules géométriques en 2D ou 3D, etc. (jetons, cubes emboîtables, matériel de base 10, bouliers, réglettes colorées, planches à clous avec élastiques ou géoplans, mosaïques de formes géométriques, tangrams, solides à remplir avec de l’eau ou du sable, etc.) »2, il m’a semblé important de lancer le débat.

Références

  1. Jacques Colomb et Roland Charnay. Apprentissages numériques et résolution de problèmes, CE1. Habiter, Collection ERMEL, 2005.

  2. Sous la direction de A. Dausse. Maths + CE2, manuel de l’élève. Éditions SED, 2017.

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Olivier Le Dantec est formateur de mathématiques à l’ÉSPÉ de Nice.


  1. Pour ceux qui auraient des résistances légitimes à gâcher de la nourriture pour faire des mathématiques, il est possible de prendre des Kapla® ou des Lego®.

  2. Rapport Villani Torossian .

Pour citer cet article : Le Dantec O., « Courrier des lecteurs Les paquets de sucre », in APMEP Au fil des maths. N° 529. 24 octobre 2018, https://afdm.apmep.fr/rubriques/opinions/courrier-des-lecteurs-les-paquets-de-sucre/.