La manipulation dans l’enseignement
des mathématiques

Dans cet article, Nicolas Pinel cherche à poser un cadre clair sur la démarche d’apprentissage comme elle est mise en avant dans le plan Torossian-Villani . Son propos vous permettra surement d’interroger vos pratiques d’enseignement et de réfléchir à vos outils pour une plus grande efficacité pédagogique.

Nicolas Pinel

© APMEP Juin 2019

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Une question d’actualité

Le rapport Torossian-Villani (2018) a inscrit dans ses mesures une réflexion sur les étapes d’apprentissage :

Mesure 5 : les étapes d’apprentissage

Dès le plus jeune âge, mettre en œuvre un apprentissage des mathématiques fondé sur :

  • la manipulation

  • la verbalisation

  • l’abstraction

Il est aussi ajouté dans le rapport que : « La trace écrite ne peut arriver qu’après des étapes importantes comme celles où les élèves manipulent, s’approprient les notions avec leur cheminement, leurs mots. Ce passage de la manipulation, de la découverte, vers l’abstraction doit vraiment prendre appui sur une phase intermédiaire, souvent oubliée ou trop implicite : la phase de verbalisation, de « mise en mots » par les élèves. Et ceci de la maternelle au lycée ; ces trois phases d’apprentissage peuvent se résumer dans le triptyque : manipuler, verbaliser, abstraire. »

Ces propositions sont en résonance avec les ajustements des programmes de 2015 de l’école élémentaire (BO n°30 du 26/07/2018) : « Au cycle 2, on articule le concret et l’abstrait. Observer et agir, manipuler, expérimenter, toutes ces activités mènent à la représentation, qu’elle soit analogique (dessins, images, schématisations) ou symbolique, abstraite (nombres, concepts). »

Nous allons ici expliciter cette démarche d’apprentissage au regard des travaux de Jérôme Bruner [3] , psychologue américain, qui s’est inspiré des travaux de Jean Piaget et de Lev Vygotski.

Présentation théorique de la démarche

Dans les situations d’apprentissage, on part souvent d’une situation concrète afin de construire une notion ou un concept par l’abstraction, mais entre ces deux étapes, il faut aider l’élève à se construire une représentation de la situation. C’est là qu’intervient la manipulation. Elle est intéressante pour les élèves, car elle est concrète et leur permet d’agir physiquement. Mais le matériel de manipulation ne fait pas comprendre les concepts à lui seul. Lorsqu’un élève joue avec des objets, c’est du jeu libre qui n’a pas forcément d’objectif pour l’enfant. Son esprit peut être ailleurs, tandis que dans la manipulation en tant qu’étape d’apprentissage, l’action physique de l’élève est guidée par un objectif, un raisonnement qui guide ses gestes. C’est une dialectique entre des actions « sensorielles » (déplacer, toucher, utiliser) et des actions plus réflexives comme essayer, contrôler, tester, vérifier… qui vont conduire du « faire » au « raisonnement ».

Jérôme Bruner a défini trois modes de représentation de l’expérience (les modes « énactif », « iconique » et « symbolique ») qui se succèdent, chacun s’appuyant sur le précédent tout en étant supérieur.

  • L’enfant apprend par la manipulation dans un premier temps. C’est le mode « enactif » . Pour apprendre, il a besoin de manipuler, d’utiliser ses sens. Certains apprentissages, « mécaniques » restent dans ce mode, pour l’enfant comme pour l’adulte, car ils n’ont pas besoin d’abstraction (par exemple, faire son lacet).

  • Au-delà de ce mode « énactif », Bruner décrit un niveau cognitif supérieur, appelé mode « iconique ». Ce mode correspond au fait que l’élève transforme l’action en image mentale. L’élève se représente quelque chose sans l’avoir devant les yeux. Par exemple, c’est le mode dans lequel se trouve un élève qui est capable de distinguer un carré d’un rectangle, mais sans pouvoir expliquer les raisons de sa distinction. C’est le mode où, face à deux quantités d’objets, il en fait la somme mentalement.

  • Le mode suivant, le mode « symbolique » , correspond à la transformation de la représentation mentale en une représentation abstraite. Ce passage au système symbolique prend du temps. C’est pourquoi on dit que les enfants ont besoin de temps de manipulation, mais l’exploitation efficace de la manipulation nécessite le questionnement de l’enseignant qui va susciter la réflexion de l’élève. À ce niveau, l’élève peut communiquer sa pensée non seulement aux autres, mais aussi à lui-même. C’est le mode dans lequel on va emmener l’élève pour qu’il utilise des symbolisations mathématiques (les différents signes opératoires par exemple, ou la symbolisation des propriétés géométriques).

Ces trois modes ne sont pas des stades d’apprentissage mais ils coexistent et définissent un modèle théorique qui décrit les niveaux d’abstraction.

Ils sont la base de la démarche d’apprentissage manipuler-verbaliser-abstraire, que l’on peut présenter ainsi :

Manipuler

(étape concrète)

Verbaliser

(imager)

Abstraire

(conceptualiser et abstraire)

L’élève explore le concept en manipulant des supports (concrets ou virtuels) dans une activité ciblée.

Le concept est représenté avec une première symbolisation. L’élève peut verbaliser et communiquer sur cette représentation imagée.

Le concept est exprimé avec des symboles mathématiques. L’élève peut l’expliquer avec un langage mathématique.

Les pédagogues à l’origine de la méthode de Singapour s’appuient sur ce même modèle théorique mais ont baptisé ces trois étapes : « concret », « imagé » et « abstrait ».

Pourquoi revenir à la démarche est-il si fondamental ?

Parce qu’une partie des difficultés des élèves en mathématiques relève d’une mise en œuvre inefficace de cette démarche. En effet, la montée en abstraction est souvent trop rapide et manque de progressivité dans les pratiques d’enseignement des mathématiques. Les phases de manipulation sont souvent trop courtes pour amener rapidement à une présentation du concept. Or c’est inefficace pour beaucoup d’élèves. Ils ont besoin de temps pour s’approprier les choses. L’autre écueil peut être de laisser des élèves en difficulté en permanence sur un travail de manipulation sans montée en abstraction. Toute l’efficacité de la démarche pédagogique se situe dans l’équilibre entre les différentes étapes et dans les transitions, en particulier dans le passage de l’action sur le matériel à l’action mentale.

L’enseignant doit ainsi construire des situations qui permettent de favoriser la verbalisation et la construction d’une image mentale. Pour cela, il va bloquer l’accès au matériel pour forcer le passage à la représentation. On peut par exemple mettre le matériel à distance ou le masquer, pour contraindre au raisonnement hors de la présence du matériel. Il y aura ensuite un retour sur le matériel pour valider la solution trouvée ou l’anticipation imaginée, ce qui pourra se faire sans l’aide de l’adulte.

Il y a en outre une vigilance à avoir sur le rôle du langage. Quand on demande à l’élève d’expliquer ce qu’il a fait, on lui permet d’approfondir sa compréhension. Pour que l’élève prenne conscience de sa démarche mentale, il faut l’accompagner. Le langage va permettre d’aller vers l’abstraction. L’apprentissage va se construire dans la mise en œuvre pédagogique : la façon dont l’enseignant exploite ce matériel, la verbalisation qu’il demande à l’élève sur son action, etc.

Des exemples

Présentation simplifiée de quelques exemples s’inscrivant dans la démarche.

Exemples

Manipuler

(étape concrète)

Verbaliser

(imager)

Abstraire

(conceptualiser et abstraire)

Cycle 1

Représentation directe qui permet d’ancrer la situation.

Représentation symbolique pour abstraire la situation.

\(3\)

Abstraction conceptualisée qui ancre dans un sens générique.

Cycle 2

La situation demande de dénombrer le nombre total d’objets. Selon la présentation de la situation, l’élève peut ne pas avoir besoin d’additionner mais simplement de dénombrer. Dans ce type de situations, le masquage est un outil pédagogique puissant. Il permet de raisonner hors de la présence des objets et de demander à l’élève d’anticiper1.

Symbolisation et abstraction de la situation donnée.

\(3+2=5\)

Cycle 3

Séparer un étalon unité en dixième puis en centième dans le cadre d’une situation concrète permet de mettre du sens sur le nombre décimal.

La droite graduée peut être un outil pour imager les nombres décimaux.

\(\frac{1}{10} = \frac{10}{100} = 0,1 \)

Écriture mathématique pouvant témoigner de la compréhension du concept par l’équivalence des écritures.

Cycle 3

Reconnaître, nommer, décrire des solides simples ou des assemblages de solides simples. Reproduire, représenter, construire des solides simples ou des assemblages de solides simples.

Passer de l’emballage à une première représentation en fabriquant des solides à partir de matériel : pâte à modeler, pailles/pics à brochettes. Cela permet de poser le langage mathématique : arête, sommet puis de faire le lien avec la représentation en perspective cavalière.

Collège

Situation de résolution d’une équation étayée par du matériel :

\(5=3+2x\)

On peut aussi proposer de travailler sur des balances où les plateaux sont à l’équilibre. La balance permet de symboliser l’équivalence des deux côtés du signe égal.

\(5=3+2x\)

L’élève verbalise les actions qu’il mène. L’enseignant étaye et accompagne. L’outil (feuille séparée en 2) permet de rappeler que les deux côtés du signe égal sont équivalents.

\(2=2x\)

Puis :

\(1=x\)

Le lien est fait avec l’écriture mathématique.

\(5 =3+2x\\
5-3 = 3-3+2x\\
2 = 2x\\
1 = x\)

Résolution directe par compréhension des mécanismes et des règles.

Quel matériel ?

Le matériel correspond à des supports concrets comme du matériel de base \(10\), des jetons, abaques, bouts de ficelle, etc. Par ailleurs, il faut prévoir du temps pour que les élèves explorent le matériel. Ils ont besoin de « jouer » avec et de le tester avant de s’en servir pour une activité de manipulation structurée.

Pour permettre au matériel de servir la démarche, il faut le choisir avec soin : le matériel doit permettre la mise en œuvre des compétences visées, il doit être attrayant, mais non distrayant, il doit être utilisable par tous les élèves, etc. Il faut être vigilant sur le fait que le matériel n’attire pas l’attention ailleurs par le biais d’une caractéristique non pertinente (par exemple la couleur du matériel), au risque de nuire à l’apprentissage.

À titre d’exemple, comparons deux approches du jeu du banquier. Dans ce jeu, les élèves lancent les dés et récupèrent des jetons qu’ils échangent selon une règle prédéfinie. Ce jeu vise à travailler les échanges mais a aussi pour objectif de comprendre la numération positionnelle.

  • Approche 1 : les élèves doivent échanger \(10\) jetons contre un jeton différent (plus grand ou d’une couleur différente).

  • Approche 2 : les élèves doivent échanger \(10\) jetons contre un jeton identique. Pour marquer la valeur supérieure de ce jeton, on le positionne à un autre endroit : sur une feuille séparée en deux, la partie gauche accueille les jetons initiaux, la partie droite les jetons gagnés.

Ces deux approches semblent similaires mais la première ne permet pas d’accéder à l’abstraction et empêche l’élève de passer de la notion de valeur liée à l’objet à une valeur incarnée par une position.

Le matériel peut être progressif. Par exemple, pour le travail sur la numération en cycle 2 :

  • matériel qui rend les groupements apparents et modifiables : cubes, boites à nombres, bâtonnets, jetons, …

  • matériel qui rend les groupements apparents mais non modifiables (« je vois mais je ne peux pas défaire ») : cartons Montessori2, réglettes type Cuisenaire avec unités apparentes, matériel de base \(10\) (avec barres et plaques d’un bloc), …

    dav
  • matériel qui rend les groupements ni apparents ni modifiables : billets, réglettes Cuisenaire, bouliers.

Conclusion

Cet article a pour objet de faire une synthèse de la démarche mise en avant dans les mesures du plan Villani-Torossian. L’importance de manipuler est indiscutable, quel que soit le niveau scolaire : le matériel va servir à modéliser une situation pour faire la transition entre une représentation concrète et une représentation abstraite. Mais tout le travail du professeur réside dans l’accompagnement de l’élève vers l’abstraction. Il ne faut donc pas se limiter à la manipulation mais verbaliser, imager pour enfin abstraire et développer les procédures expertes recherchées.

Références

  1. B-M. Barth. L’apprentissage de l’abstraction. Éditions Retz, 2001.
  2. R. Brissiaud. Comment les enfants apprennent-ils à calculer ? Éditions Retz, 2003.
  3. Jérôme Bruner. The Process of Education. Harvard University Press, 1960.
  4. T. Dias. Manipuler et expérimenter en mathématiques. Éditions Magnard, 2017.
  5. Pen Yee Lee et Nghan Hoe Lee. Méthode de Singapour. La Librairie des Écoles, 2009.

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Nicolas Pinel est Inspecteur de l’Éducation Nationale en charge d’une circonscription du 1 degré (Le Havre Nord en Seine-Maritime). Il est l’auteur de la Méthode Heuristique de Mathématiques (dite « MHM ») pour les classes du CP au CM2.


  1. Voir l’article de Joël Briand « Manipuler en mathématiques. . . oui mais » dans le n° 531 de notre revue.

  2. Les cartons Montessori sont des cartons de numération que l’on superpose à partir de la droite, sur la base de la désignation orale. Si l’élève entend « soixante-douze », il superpose soixante, dix et deux… Il peut ainsi compter qu’il y a au total sept dizaines, ce qui explicite l’écriture chiffrée.

Pour citer cet article : Pinel N., « La manipulation dans l’enseignement des mathématiques », in APMEP Au fil des maths. N° 532. 19 juin 2019, https://afdm.apmep.fr/rubriques/opinions/la-manipulation-dans-lenseignement-des-mathematiques/.

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