Discerner représentations et concepts

La recherche Loglang (logique et langage) du Centre de Recherche sur l’Enseignement des Mathématiques (CREM) vise à attirer l’attention des enseignants de tous niveaux sur les difficultés des élèves lors de leur confrontation à la langue mathématique. Elle nourrit l’ambition de produire des outils de réflexion pédagogique permettant de mieux cerner ces difficultés et d’y remédier. Le présent article est le fruit d’une réflexion entretenue par l’équipe du CREM, et s’inscrit dans cette perspective de sensibilisation.

Samuël Di Emidio

© APMEP Juin 2018

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Quant l’art et les mathématiques parlent la même langue

Entre 2004 et 2005, le Louvre de Paris, la Tate Gallery de Londres et plusieurs musées new-yorkais font successivement face à un acte de vandalisme d’un nouveau genre. Sur les caméras de surveillance, toujours les mêmes images : un homme au chapeau, vêtu d’un long imperméable et vraisemblablement grimé, apparaît à l’écran. Le geste assuré, on l’y voit sortir d’un sac en papier ses propres œuvres, qu’il colle au mur au beau milieu de l’exposition en cours, avant de s’éclipser. Cette démarche controversée met en lumière Bansky [3], un artiste britannique actif depuis plusieurs années, devenu depuis une figure emblématique du Street Art.

En 2011, une partie non négligeable de l’exposition Art in the streets lui est consacrée au MOCA, le musée d’art contemporain de Los Angeles. L’une des pièces exposées nous intéresse particulièrement : au milieu d’un cadre trône un véritable morceau de tuyau sous lequel on peut lire :« This is a pipe.1 » [2]. L’allusion à la Trahison des images de René Magritte [10] et sa célèbre pipe est manifeste. Souvent détournée, cette œuvre majeure du courant surréaliste belge suscite la curiosité, parfois l’incompréhension. Et aussi étonnant que cela puisse paraître, l’œil du mathématicien y trouve l’occasion d’évoquer la distinction entre les chiffres et les nombres.

Figure 1. La trahison des images de Magritte, à gauche, et son détournement This is a pipe de Banksy, à droite (photo utilisée avec l’aimable permission du LA by Metro website ; © 2011 Metro Duo).

Distinguer un objet de sa représentation

Pourquoi la représentation d’une pipe n’est-elle pas une pipe ? La réponse se trouve dans la question : la représentation d’un objet n’est pas cet objet. « Je ne vois rien de paradoxal dans cette image. C’est évident que l’image d’une pipe n’est pas une pipe. » , confiait Magritte dans une interview rediffusée par la RTBF[13]. En détournant La trahison des images à l’aide d’un tuyau, Banksy ne tente pas de le contredire sur ce qu’est ou n’est pas une pipe. Le pipe dont il parle est effectivement présent, physiquement. Il ne s’agit plus d’une représentation, mais de l’objet lui-même.

En mathématiques, les « objets eux-mêmes » sont des concepts abstraits, comme les nombres par exemple. La nature conceptuelle des objets mathématiques fait qu’on ne les manipule qu’au travers de leurs représentations, ce qui a tendance à accroître la confusion. Car si chacun de nous a déjà pu voir une pipe ou un tuyau, personne n’a jamais vu de nombre, de point ou de droite.

Le maintien de la distinction entre représentation et concept mathématique constitue une préoccupation majeure. Fin du  XIX e siècle, déjà, Frege [7] mettait en évidence la tendance des mathématiciens à confondre les objets considérés et les symboles destinés à les représenter. Cent ans plus tard, le didacticien Duval [6] insistait sur la nécessité de ne pas confondre les objets mathématiques et leur représentation, qu’elle soit symbolique ou graphique. À la même époque, Skemp [14] distinguait les symboles des idées qui leur étaient connectées.

Au vu de ces considérations tant mathématiques que didactiques, nous aborderons dans cet article le discernement entre représentation et concept, la confusion qui l’entoure, et ses implications pour l’élève. Nous progresserons dans cette direction au travers d’une de ses manifestations les plus évidentes, et sur laquelle nous nous efforcerons de porter un éclairage : celle de la distinction entre chiffres et nombres.

Écrire des nombres avec des chiffres

Les chiffres sont les symboles utilisés pour représenter les concepts mathématiques que sont les nombres [4]. Dans notre système de numération, nous utilisons dix chiffres qui, agencés en suivant des règles syntaxiques, nous permettent de représenter tout nombre naturel. D’autres systèmes de numération utilisent des chiffres différents, et d’autres règles d’écriture pour évoquer les mêmes nombres.

À ce stade…
On distingue pour l’instant deux entités : les chiffres (symboles) et les nombres (objets mathématiques abstraits).

Si l’on s’en tient à cette dualité, les choses semblent très simples. Pourtant, on rencontre rapidement des cas qui posent question :

  • quand on écrit un seul chiffre, par exemple « 3 », s’agit-il du chiffre ou du nombre ?

  • quand on écrit deux chiffres, par exemple «14 », quel est le statut de ce «14 » ? Un seul chiffre ? Plusieurs chiffres ? Nombre ?

Analysons en détail ces différentes configurations.

Un seul chiffre

Rien qu’en considérant les dix premiers naturels, qui s’écrivent à l’aide d’un seul symbole, un problème peut apparaître : la confusion entre le nombre (concept, objet mathématique) et le chiffre (symbole utilisé pour l’évoquer). Correctement contextualisée, la situation ne laisse généralement aucun doute :

  • lorsqu’on dit : « 3 est constitué de deux boucles ouvertes placées l’une en dessous de l’autre », on parle du chiffre ;

  • lorsqu’on dit : « 3 est une racine de \(x^2-9\) », on évoque le nombre.

C’est le contexte qui nous permet de déterminer si ce qui doit être pris en considération est le nombre ou le chiffre.

Plusieurs chiffres

Considérons à présent les expressions comportant plusieurs chiffres : «10 », «135» , «99» , … De telles expressions remettent en cause les acquis du point précédent, à plus d’un titre.

On peut se demander, une fois encore, si ces regroupements de chiffres constituent eux-mêmes des chiffres ou des nombres. La question est d’autant plus légitime que ni les manuels, ni la littérature ne semblent consensuels à ce propos.

  • Certains ont tranché et donné le nom de chiffre aux symboles indo-arabes uniques, et de nombre à toute expression en comportant plusieurs [1].

  • D’autres évoquent l’appellation de chiffre pour ces regroupements de plusieurs chiffres, conscients de l’abus de langage, mais préférant sans doute conserver le caractère conceptuel du nombre [4].

Par ailleurs, le contexte ne permet pas nécessairement de se dépêtrer de toutes les ambiguïtés.  Quand on dit, dans [1], [12] :

« Un nombre est divisible par 3 si la somme de ses chiffres est divisible par 3. » ,

on parle « de somme de chiffres », alors qu’on ne peut additionner que des nombres, et pas des symboles. Cela entretient d’autant plus la confusion que pour le caractère de divisibilité, il n’y aura a priori pas de conséquence immédiate. Qui plus est, être rigoureux alourdirait considérablement le propos, compréhensible en l’état…

Vers les expressions numérales

À l’évidence, la dualité chiffre-nombre telle qu’envisagée jusqu’ici ne suffit pas à déterminer la nature de certaines expressions, pourtant simples. La netteté de la distinction dépend essentiellement du contexte d’utilisation, mais il n’est pas toujours suffisant. Il reste néanmoins capital de discerner l’objet représenté de sa représentation, même pour un seul symbole.

Tentons donc d’affiner notre modèle.

Si l’on considère l’ensemble des chiffres comme un réservoir de symboles, alors « 10 » , « 135 » , «99 » constituent des expressions les utilisant. De même, « 3 » , « 8 » , « 0 »  en sont également, et ce bien qu’elles ne s’écrivent qu’avec un seul chiffre (tout comme il existe des mots composés d’une seule lettre). Nous précisons donc notre idée de chiffre, en donnant à l’ensemble de nos dix chiffres indo-arabes le statut d’alphabet, aux règles d’écriture de notre système de numération celui de syntaxe, le second utilisant le premier pour former des expressions qui désignent des nombres.

Il se trouve qu’il existe en langue française un adjectif utilisé spécifiquement pour qualifier les expressions se référant à des nombres : le qualificatif numéral. On l’emploie parfois comme substantif, comme en langue anglaise. Skemp [14], par exemple, distingue les chiffres (digits) des nombres (numbers) et de toute expression désignant un nombre (numeral).

Expression numérale
Dans un premier temps, appelons expression numérale toute suite finie non vide de chiffres, ne commençant pas par « 0 »  si elle comporte plusieurs chiffres.

Les expressions écrites avec un ou plusieurs chiffres se regroupent donc désormais sous l’étiquette « expression numérale » . Cela n’empiète ni sur le statut conceptuel des nombres, ni sur le statut symbolique des chiffres. Au contraire, la nature purement sémiotique des chiffres est appuyée, renforcée. Aucun abus de langage n’est ainsi nécessaire lorsqu’on évoque les expressions composées de plusieurs chiffres.

À ce stade…
Les chiffres sont des symboles utilisés pour former des expressions numérales écrites avec un ou plusieurs chiffres. Les expressions numérales sont utilisées pour représenter des nombres (objets mathématiques abstraits).

Avec l’introduction des expressions numérales, nous disposons désormais de la notion qui, au départ, nous semblait manquer à notre vision dichotomique. Elles constituent l’intermédiaire entre les chiffres, avec lesquels on les écrit, et les nombres auxquels elles font référence.

Écrire des nombres avec d’autres symboles

Rapidement, nous pouvons constater que l’introduction en l’état des expressions numérales pour désigner une suite de chiffres n’est pas satisfaisante. En effet, nous n’avons évoqué jusqu’ici que les fondements du système de numération décimal de position, qui permettent de représenter les nombres naturels en utilisant les chiffres. Cependant, nous rencontrons dans le langage mathématique :

  • des expressions représentant des nombres naturels, et qui ne sont pas une suite de chiffres : «   1+3 »,  «  |-3| » ,  …

  • des expressions qui non seulement ne sont pas une suite de chiffres, mais qui en plus désignent d’autres nombres :   « \(\sqrt{2}\) »  « \(\frac{1}{3}\) »  ,  « \(2{,}5\) »  , …

En enrichissant de symboles supplémentaires notre alphabet (virgule, radical, signes d’opération, …), nos possibilités s’étendent dans deux directions. D’une part, tout naturel devient représentable au moyen de plusieurs expressions, équivalentes mais non nécessairement constituées exclusivement de chiffres. En voici par exemple plusieurs, faisant toutes référence au même nombre, et dont la première seulement est chiffrée : «  4 »  ,  « \(1+3\) »  ,  « \(\sqrt{16}\) »  ,  « \(\frac{28}{7}\) »  . D’autre part, nous pouvons aussi nous référer à de nouveaux nombres, pour lesquels aucune écriture n’était jusqu’alors possible.

Notre alphabet s’accroissant (et donc aussi notre syntaxe, augmentée par les règles inhérentes à l’emploi des nouveaux symboles), les expressions qualifiables de « numérales », au sens « représentant un nombre »  ne sont plus limitées aux seules suites de chiffres. Elles sont désormais plus générales, et les suites de chiffres (non vides et finies) n’en constituent qu’un cas particulier.

Procédant à cet élargissement, on rejoint ainsi Skemp [14] et la désignation de toute expression représentative d’un nombre comme « numérale »  .

Expression numérale
Nous appelons expression numérale toute représentation écrite d’un nombre

Parmi les expressions numérales fréquemment rencontrées2, citons entre autres les écritures décimale, fractionnaire, sous forme d’un résultat d’opération, et les occurrences d’un symbole dédié (\(\pi\), \(e\),…).

À ce stade…
En enrichissant alphabet et syntaxe, nous pouvons représenter de nouveaux nombres, et un même nombre au moyen d’expressions équivalentes. Nous appelons expression numérale toute représentation écrite d’un nombre. Parmi elles, certaines ne sont constituées que de chiffres.

Enjeux didactiques

Rôle des représentations dans l’appréhension et la manipulation des concepts

Contrairement à ce qu’on pourrait croire, le rôle des représentations ne se limite pas à la communication des concepts. Ainsi que le souligne Duval [6], elles sont entre autres nécessaires à leur appréhension et leur manipulation.

Prenons l’exemple de «  \(99\) » dans chacune des deux expressions suivantes : « \(8\times 99\) » et « \(\frac{99}{77}\) » . Dans un contexte de calcul, on aura tendance à remplacer« \(99\) » par « \((100-1)\) » dans la première, et par «\(9\times 11\) » dans la seconde.  Suivant le contexte, le choix d’une représentation plutôt qu’une autre facilite la manipulation du concept représenté. D’autre part, qu’un élève ait conscience de la possibilité de substituer à « \(99\) » d’autres expressions équivalentes, en fonction de ce qu’exige la situation, donne du nombre représenté une vision plus large, une compréhension plus grande. Le nombre n’est pas «  figé », limité à sa seule écriture chiffrée, mais c’est un concept auquel diverses écritures peuvent référer. La pluralité des représentations d’un même concept joue un rôle dans son appréhension.

Confondre représentations et concepts : quelles conséquences ?

En ce qui concerne les nombres, confondre concept et représentation reviendrait à identifier chaque nombre à son écriture. Si tel était le cas, « \(0{,}1\) »  serait un nombre, \(\frac{1}{10}\)» en serait un autre, \(10^{-1}\) » un autre encore, et on éprouverait sans doute bien des difficultés à connecter ces prétendus nombres entre eux, à les associer à un même concept. La confusion représentation-concept met potentiellement en péril une idée centrale de la langue mathématique : le caractère substituable de différentes écritures d’un même objet, au sein ou non d’un même registre [5]. Le fait que plusieurs écritures peuvent désigner un même nombre repose sur le concept d’égalité, intimement lié à cette idée[11].

La confusion entre un objet mathématique et ses représentations pourrait avoir tendance à alimenter une mauvaise interprétation du signe « \(=\) » , trop souvent considéré comme une « invitation à l’action » , un « déclencheur de calcul » , plutôt qu’un symbole relationnel [8], ce qui peut conduire à des difficultés de résolutions d’exercices [9]. Par exemple, dans « \(1+3=4\) » , l’élève qui confond le chiffre « \(4\)  » avec le nombre qu’il représente confère de ce fait à l’égalité une nature opératoire, qui au départ de « \(1+3\)» fournit comme réponse  » le nombre « \(4\) » . Réciproquement, l’interprétation du signe d’égalité comme fonctionnel peut accentuer le flou entre représentation et concept. Reprenant le même exemple, un individu convaincu par l’idée que « \(1+3=4\) » signifie \(1+3\) “a pour résultat” \(4\) » pourra en déduire que « \(4\)» est le nombre lui-même, et pas l’une de ses représentations.

Nous sommes donc en présence de deux problématiques ayant chacune un impact sur l’autre : la confusion entre représentation et concept d’une part, et la mésinterprétation de la nature de l’égalité d’autre part.

La prise de conscience, de la part des élèves, de l’écart existant entre un concept et sa représentation, est progressive, incertaine, et ne fait pas directement l’objet de leçons au cours de mathématiques. Libre à l’enseignant, en fonction du contexte, de l’âge des élèves, des difficultés rencontrées, … d’estimer la discussion à ce sujet opportune ou non, et de proposer des activités allant en ce sens, comme il en existe par ailleurs [11].

Références

  • [1] P. Ancia , P. Dewaele et A. Want. Le nouvel Actimath 1-2. Théorie du premier degré. Van In, Wavre.,2007.
  • [2] Bansky. This is a pipe. Installation sur mur, collection privée., 2011.
  • [3] Bansky. Wall and piece . The Random House Group Limited, Londres., 2005.
  • [4] A. Bouvier,  M. George et F. Le Lionnais. Dictionnaire des mathématiques. Presses Universitaires de France., 1993.
  • [5] R. Duval. «Écarts sémantiques et cohérence mathématique: introduction aux problèmes de congruence.» In :  Annales de didactique et de sciences cognitives 1 (1988), p.7–25.
  • [6] R. Duval. «Registres de représentation sémiotique et fonctionnement cognitif de la pensée.» In : Annales de didactique et de sciences cognitives 5 (1993), p.37–65.
  • [7] G. Frege. « Discussions. Le nombre entier. » In :  Revue de métaphysique et de morale 3 (1895).
  • [8] C. Kieran. « Concepts associated with the equality symbol. » In :  Educational Studies in Mathematics 12 (1981), p.317–326.
  • [9] E.J. Knuth et al. « Does understanding the equal sign matter ?evidence from solving equations. » In : Journal for Research in Mathematics Education 37 (2006).
  • [10] R. Magritte. La trahison des images. Los Angeles County Museum of Art.,1928.
  • [11] C. Penao et F. Reynès. « Le langage mathématique, pourquoi, comment ? » In : Losanges 10 (2010), p. 3–17.
  • [12]  F. Postal, A.-M. Valenduc et T. Davister.  Randomaths 1re secondaire. Manuel de l’élève. Érasme, Namur., 2012.
  • [13] RTBF. René Magritte. C’est du Belge, portrait. .
  • [14] Skemp. The psychology ofl earning Mathematics. New-York : Routledge, 2009.
Samuël Di Emidio a une formation d’enseignant de mathématiques dans le secondaire inférieur, et termine par ailleurs un master en sciences de l’éducation. Depuis 2016, il travaille comme chercheur en didactique des mathématiques au CREM, où il met sa connaissance de la matière du collège au service du projet Loglang.

  1. « Ceci est un tuyau. »

  2. Dans le cadre de cet article, nous ne nous intéressons qu’au langage écrit. Mais il existe évidemment des mots, gestes, sons,…ou des représentations analogiques (traits sur un bâton, points sur un dé, …) faisant référence à des nombres. En cela, ces « expressions » sont également porteuses d’un caractère numéral.

Pour citer cet article : Di Emidio S., « Discerner représentations et concepts », in APMEP Au fil des maths. N° 528. 6 juillet 2018, https://afdm.apmep.fr/rubriques/ouvertures/discerner-representations-et-concepts/.

Une réflexion sur « Discerner représentations et concepts »

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