Conter et compter

Nicolas Villemain, professeur de mathématiques, nous fait part de son expérience autour des narrations de recherche en classe de 6e en co-animation avec une de ses collègues, Annabelle Presa, professeure de lettres modernes et de FLE (Français Langue Étrangère).

Nicolas Villemain

© APMEP Juin 2018

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Au lycée français de Vienne, près de la moitié des élèves n’ont pas le français comme langue maternelle. Mais le français reste la langue de scolarisation, dans laquelle tous les cours sont dispensés.
Les élèves se heurtent alors à des difficultés linguistiques, notamment en vocabulaire et syntaxe, qui peuvent freiner leurs apprentissages, en particulier en mathématiques.

Comment développer les compétences en mathématiques des élèves en tenant compte de leurs difficultés en langue française ?

Les mathématiques n’ont-elles pas un rôle à jouer dans l’apprentissage de la langue ? Un premier constat semble évident : il est difficile de faire des mathématiques sans une maîtrise minimale de la langue d’enseignement !

La narration de recherche

En mathématiques, la narration de recherche est une pratique pédagogique qui sollicite fortement les compétences de communication des élèves.

À partir d’un énoncé de type problème ouvert, elle permet à l’élève de décrire les démarches qu’il a mises en place pour essayer de résoudre le problème tout en lui faisant relativiser le résultat final, qu’il n’est pas nécessaire d’atteindre.

Les compétences mathématiques peuvent être toutes travaillées: outre les compétences Modéliser, Représenter, Calculer qui peuvent être mises en œuvre suivant le contexte du problème ouvert, Chercher (organiser les informations de l’énoncé, s’engager dans une démarche, questionner, manipuler, expérimenter, conjecturer, tester, essayer plusieurs pistes de résolution), Raisonner (justifier ses affirmations, utiliser plusieurs étapes) et bien sûr Communiquer (utiliser le vocabulaire et les notations mathématiques, expliquer clairement son raisonnement) sont particulièrement sollicitées.

Le co-enseignement, un outil pédagogique

Depuis deux années scolaires, le lycée français de Vienne mène une réflexion sur le renforcement des compétences en langue de scolarisation et l’accompagnement des élèves dans les premières années du collège. Le dispositif du co-enseignement a semblé le plus pertinent pour travailler la langue au cœur des disciplines.

Ainsi, pour notre activité de narration de recherche, un professeur de français co-anime1 les séances de mathématiques. Accueillir un enseignant dans sa classe n’est pas forcément familier car l’habitude de gérer seul ses élèves est fortement ancrée dans notre système. Mais d’autres expériences de co-animation qui ont été mises en place dans notre établissement2 contribuent à modifier les perceptions de cette pratique innovante.

Mise en place du co-enseignement

La préparation est assez chronophage, surtout la première fois que la collaboration se met en place. Pour cette deuxième année de co-enseignement autour des narrations de recherche, la préparation avec ma collègue, Annabelle Presa (que je remercie également pour sa relecture attentive de l’article) s’appuie sur l’expérience passée et devient plus qualitative et efficace.

Notre collaboration s’est déroulée en plusieurs étapes :

  • présentation de l’activité mathématique à mettre en place ;

  • échanges sur les attentes des programmes de français et de mathématiques ;

  • bilan après chaque séance et définition des objectifs à atteindre pour la séance suivante : sur la progression de la narration de recherche et sur les contenus à aborder concernant le français.

La situation proposée en classe

La séquence d’apprentissage, découpée en trois étapes, a duré au total cinq séances de 55 minutes, à raison d’une séance par semaine.

Les séances se sont déroulées en alternant un travail individuel pour certaines phases (appropriation de l’énoncé, recherches, rédaction) et une approche collective pour d’autres (explications, explicitations, restitutions). Pour les mises en commun, nous projetions certaines rédactions, les élèves étant invités à commenter les productions à la fois sur les points langagiers et mathématiques.

L’activité Delta p. 201, du Manuel SĖSAMATH 6e (Génération 5, 2013) a été présentée en classe avec l’objectif de rédiger une narration de recherche:

Activité Delta

Étant donnés quelques points placés sur une feuille, combien peut-on tracer de segments différents joignant deux de ces points, quels qu’ils soient?
Avec un point, on ne peut pas tracer de segment. Avec deux points, on peut en tracer un seul. Avec trois points, on peut en tracer trois.
Répondre à la question pour chacun des nombres de points suivants : ; ; ; 12 ; 20 ; 108.

Afin de bien faire comprendre aux élèves ce que l’on attendait d’eux, l’énoncé complexe a été découpé en plusieurs sous-problèmes.

Première étape : l’énoncé est tronqué

Étant donnés quelques points placés sur une feuille, combien peut-on tracer de segments différents joignant deux de ces points, quels qu’ils soient ?

Après lecture de l’énoncé par des élèves, une explicitation de leurs difficultés de compréhension a débuté. Les énoncés mathématiques utilisent effectivement du vocabulaire et des formulations spécifiques que les élèves n’ont pas l’habitude de rencontrer dans les autres disciplines.

Par exemple, dans cet énoncé, les mots « points », « tracer », « segments », « joignant » concernent le lexique mathématique et sont tous polysémiques. De plus, les formulations « Étant donnés, quels qu’ils soient » particulièrement classiques en mathématiques peuvent être difficiles à saisir pour des élèves de 6e.

Mais la complémentarité de nos deux disciplines a permis une appropriation rapide de l’énoncé de la part des élèves : à travers une analyse grammaticale adaptée et l’apport de points étymologiques, l’énoncé s’est vite clarifié pour beaucoup d’élèves.

Cette étape est importante car elle permet aux élèves de mieux aborder le travail mathématique à proprement parler. Le fait que l’enseignante de français intervienne donne tout son sens au co-enseignement : s’appuyer sur les compétences mobilisées en cours de français et les réinvestir dans une autre discipline décloisonne nos disciplines et donne plus de sens aux notions rencontrées, auprès de nos élèves.

Très vite des questions ont été posées par les élèves :

  • Combien de points y a-t-il ?

  • Comment sont-ils placés sur la feuille ?

Nous avons également explicité l’énoncé qui sous-entend : « … combien peut-on tracer de segments différents au maximum… », ce qui nécessitait de considérer des points non alignés avec deux autres.

Deuxième étape : l’énoncé est complété

Étant donnés quelques points placés sur une feuille, combien peut-on tracer de segments différents joignant deux de ces points, quels qu’ils soient?
Avec un point, on ne peut pas tracer de segment. Avec deux points, on peut en tracer un seul. Avec trois points, on peut en tracer trois.
Répondre à la question pour chacun des nombres de points suivants: ; ; 6.

La consigne suivante a été donnée aux élèves : « Raconter les étapes que vous avez mises en œuvre pour essayer de résoudre le problème ».

La phase de recherche a alors débuté : individuellement, les élèves ont commencé à trouver différentes stratégies de résolution. Ensuite, ils ont essayé de narrer leur recherche. Enfin, certaines productions (bien choisies) ont été projetées, puis les élèves invités à les commenter tant du point de vue de l’expression que du point de vue mathématique. Les échanges concernaient:

  • en français :

    • les erreurs d’orthographe, de grammaire
    • le recours à l’analyse lexicale (étymologie, famille de mots…). Saviez-vous que conter et compter étaient étymologiquement liés?
    • des phrases mal formulées

  • en mathématiques :

    • des imprécisions de notations, de vocabulaire

    • les différentes stratégies de résolution, à l’aide de schémas pour la plupart ou de listes pour quelques-uns.

Ces premières productions d’élèves ont permis d’insister sur la différence entre narrer une recherche (c’est-à-dire « raconter les étapes de la recherche pour essayer de résoudre le problème ») et justifier (dont l’importance est mise en avant en fin de cycle 3, afin de préparer à l’apprentissage de la démonstration, un objectif du cycle 4 en mathématiques), par exemple à l’aide d’un schéma. Ainsi les compétences narratives propres au cycle 3 et travaillées en cours de français lors de l’étude du conte sont réinvesties dans le cadre d’une activité mathématique.

Troisième étape : l’énoncé est complet

Les élèves ont pour consigne de rédiger la narration de recherche intégrale, en utilisant les travaux effectués auparavant et en les complétant avec leurs nouvelles recherches.

Nous leur rappelons la nécessité de décrire aussi les méthodes qui ne fonctionnent pas ou plus (la méthode du schéma et comptage devient inefficace dès 12 points), celles-ci pouvant néanmoins servir d’étapes constructives qui incitent à chercher d’autres stratégies.

Les élèves rendent leur production rédigée en classe.

L’évaluation

La narration de recherche qui n’induit aucune méthode de résolution particulière se prête particulièrement bien à l’évaluation par compétences. Nous avons convenu d’une grille commune d’évaluation mêlant à la fois les compétences travaillées en mathématiques et en français, pour une évaluation formative, sans note. Un retour en classe entière a été effectué, en commentant des extraits de bonnes productions, et en précisant individuellement les points de progrès attendus, à l’aide de la grille d’évaluation que chaque élève a reçue.

Grille d’évaluation.

Bilan de l’expérience

Côté élèves : ils ont d’abord été un peu surpris d’avoir deux enseignants (de deux disciplines différentes !) puis en ont rapidement saisi l’intérêt: au niveau organisationnel, nous étions plus disponibles pour eux, ce qui permettait d’augmenter l’efficacité de nos interventions à leur côté. Cela nous a permis ainsi d’individualiser notre aide suivant les difficultés des élèves, dans une classe de 28 élèves où l’hétérogénéité est de mise: pour certains en français, pour d’autres plutôt en mathématiques. Pour les élèves en grandes difficultés dans les deux disciplines, nous agissions sur les deux matières de façon plutôt équilibrée.

Côté enseignants : tout d’abord, l’échange avec d’autres collègues sur nos pratiques pédagogiques peut être très fructueux. Ensuite, mieux connaître en tant que professeur de mathématiques les attentes des programmes de français permet de recentrer nos exigences envers les élèves en matière de rédaction et de justification. Par exemple, le rapport cause-conséquence, lié au raisonnement inductif en mathématiques, n’est pas un attendu en français en 6e.

L’intervention d’une collègue de français a indéniablement enrichi cette séquence de narration de recherche en mathématiques car des précisions qualitatives en phase avec les contenus des programmes de français ont été apportées, sur l’explication de consigne, la rédaction d’un texte et la communication orale.

De plus, décloisonner nos disciplines donne du sens à nos enseignements : le français apparaît dans ce cas comme un moyen utile pour faire des mathématiques et non pas comme une matière déconnectée des autres. En outre, travailler de cette façon renforce les compétences des élèves en français.

Cette expérience réussie a ouvert la voie à d’autres rapprochements disciplinaires au lycée (en histoire-géographie et en SVT) et a permis d’éveiller la conscience linguistique au cœur d’autres disciplines.

L’acquisition des compétences transversales dont la maîtrise de la langue de scolarisation est un enjeu majeur de la réussite scolaire au collège, comme nous le rappellent les programmes actuels, avec la validation du socle commun de connaissances et de compétences.

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Nicolas Villemain est enseignant-formateur de mathématiques au lycée français de Vienne, établissement du réseau AEFE (Agence pour l’Enseignement Français à l’Étranger).



  1. Le total hebdomadaire des heures mis à la disposition des établissements pour la prise en charge des élèves de la classe de Sixième à la classe de Troisième […] inclut […] une dotation horaire supplémentaire pour l’établissement, afin de favoriser, en fonction des besoins, […] les interventions conjointes de plusieurs enseignants […]. (Circulaire 2015-106 du 30-6-2015)

  2. Nicolas Villemain. « Séance informatique en co-enseignement ». In : PLOT no 60 (2017). APMEP 

Pour citer cet article : Villemain N., « Conter et compter », in APMEP Au fil des maths. N° 528. 21 juin 2018, https://afdm.apmep.fr/rubriques/eleves/conter-et-compter/.