Enseigner la géométrie en collège :
un petit tour chez Euclide ?
Une des difficultés didactiques dans l’enseignement de la géométrie au collège est de faire passer progressivement les élèves d’un rapport perceptif à ses objets, construit à partir de dessins, de mesures sur le papier, à un rapport théorique aux propriétés des figures comme abstractions. Michel Henry convoque Euclide pour nous y faire réfléchir.
Michel Henry
© APMEP Décembre 2021
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Quoi de neuf ?
Les programmes de mathématiques de 2019 en collège apparaissent assez ambitieux, notamment en géométrie. Le point de vue antérieur basé sur les propriétés invariantes de la symétrie axiale (en Sixième) et des autres transformations (en Cinquième) est conservé. Il organise le passage d’une géométrie pratique d’observations de dessins et de mesures sur papier à une géométrie plus théorique de propriétés de configurations (en Cinquième) et de courtes démonstrations (en Quatrième). C’est le cas notamment des « cas d’égalité des triangles » (parmi les attendus en fin de Quatrième) qui vont me donner le prétexte à ce détour par les Éléments d’Euclide pour pointer ce passage essentiel.
Cette propriété d’isométrie (de iso, même et métrie, mesure) s’inscrivait comme simple observation en classe de Cinquième dans les programmes précédents, alors qu’elle était à l’origine des premières démonstrations dans l’enseignement « classique ». Un débat parfois houleux opposa alors les tenants de ces « cas d’égalité » aux rénovateurs qui leur reprochaient un manque de rigueur. Le terme même « d’égalité » fut fustigé. Cependant, j’ai eu l’opportunité d’assister à un excellent atelier1 lors des journées APMEP à Dijon en 2019 se proposant de réhabiliter ces cas d’égalité en tant que connaissances de base et opératoires.
Commençons par deux petits problèmes de construction
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Ces deux constructions sont données dans les Éléments d’Euclide dans la proposition 1 du livre I pour le triangle et la proposition 46 du livre I pour le carré.
Construire signifie :
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tracer la figure sur une feuille de papier avec comme seuls instruments une règle bien droite non graduée et un compas non rouillé ;
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donner l’algorithme de construction qui vous paraît le plus simple (la suite des opérations graphiques à réaliser pour obtenir le résultat demandé) ;
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justifier par des arguments géométriques et logiques que la construction proposée conduit effectivement au résultat recherché. Étudier notamment l’existence et l’unicité de ce résultat.
On peut être intrigué par le choix d’Euclide de traiter d’emblée la construction du triangle et d’attendre la 46e proposition2 pour celle du carré. On pourrait penser que ces deux constructions très voisines font appel aux mêmes outils et propriétés géométriques. Pourtant elles sont fondamentalement différentes : la première procède d’une géométrie de l’observation à partir de trente-cinq définitions intuitives données au début des Éléments, seulement pour fixer les idées3, la seconde met en œuvre essentiellement le fameux cinquième postulat4 pour être établie par une démonstration rigoureuse.
Pourquoi cette différence fondamentale entre un triangle équilatéral et un carré ? Pourquoi le premier peut-il être dessiné sur une sphère (où les droites sont les grands cercles) et pas le second ? Nous pénétrons ainsi dans la question du rôle joué par le cinquième postulat5 pour donner au plan euclidien (restons dans le plan) des propriétés géométriques telles que nous les concevons naïvement, et à ses droites une allure parfaitement rectiligne et illimitée6.
La réponse d’Euclide au premier problème
Euclide donne ainsi la solution du premier problème (traduction de Peyrard) :
Dans le vocabulaire d’Euclide, le segment \([\mathsf{AB}]\) est désigné par « droite \(\mathsf{AB}\) ».
Du centre \(\mathsf{A}\) et de l’intervalle \(\mathsf{AB}\), décrivons la circonférence \(\mathsf{BCD}\), et de plus, du centre \(\mathsf{B}\) et de l’intervalle \(\mathsf{BA}\), décrivons la circonférence \(\mathsf{ACE}\), et du point \(\mathsf{C}\) où les circonférences se coupent mutuellement, conduisons aux points \(\mathsf{A}\), \(\mathsf{B}\) les droites \(\mathsf{CA}\) et \(\mathsf{CB}\).
Que les deux cercles se coupent n’est pas justifié, car cela se voit bien.
Euclide remarque que les longueurs \(\mathsf{AB}\), \(\mathsf{AC}\) et \(\mathsf{BC}\) sont égales au rayon des cercles tracés, donc égales entre elles selon l’axiome (première notion commune pour Euclide) : Les grandeurs égales à une même grandeur sont égales entre elles. Il conclut : Le triangle \(\mathsf{ABC}\) est donc équilatéral, et il est construit sur la droite donnée et finie \(\mathsf{AB}\). Ce qu’il fallait faire.
Du perceptif au théorique, le premier cas d’égalité des triangles
Avant de nous intéresser à la construction du carré, passons à la proposition 4 du livre I des Éléments, le premier cas d’égalité des triangles, dans la formulation d’Euclide :
Premier cas d’égalité des triangles |
Si deux triangles ont deux côtés égaux à deux côtés, chacun à chacun, et si les angles compris par les côtés égaux sont égaux, ces triangles auront leurs bases égales, ils seront égaux et les angles restants, sous tendus par les côtés égaux, seront égaux, chacun à chacun. |
Euclide donne l’explication suivante :
Car le triangle \(\mathsf{ABC}\) étant appliqué sur le triangle \(\mathsf{DEF}\), le point \(\mathsf{A}\) étant posé sur le point \(\mathsf{D}\) et la droite \(\mathsf{AB}\) sur la droite \(\mathsf{DE}\), le point \(\mathsf{B}\) s’appliquera sur le point \(\mathsf{E}\), parce que \(\mathsf{AB}\) est égal à \(\mathsf{DE}\), mais \(\mathsf{AB}\) étant appliqué sur \(\mathsf{DE}\), la droite \(\mathsf{AC}\) s’appliquera sur \(\mathsf{DF}\), parce que l’angle \(\mathsf{BAC}\) est égal à l’angle \(\mathsf{EDF}\), donc le point \(\mathsf{C}\) s’appliquera sur le point \(\mathsf{F}\) parce que \(\mathsf{AC}\) est égal à \(\mathsf{DF}\).
Mais le point \(\mathsf{B}\) s’applique sur le point \(\mathsf{E}\), donc la base \(\mathsf{BC}\) s’appliquera sur la base \(\mathsf{EF}\) […] et lui sera égale, donc le triangle entier \(\mathsf{ABC}\) s’appliquera sur le triangle entier \(\mathsf{DEF}\) et lui sera égal.
CQFD.
Cette propriété est donc établie par la pratique du papier calque, il n’y a aucun argument de géométrie théorique.
En guise d’application de la proposition 4, la proposition 5 dit que les angles de base d’un triangle isocèle \(\mathsf{ABC}\) où \(\mathsf{AB}=\mathsf{AC}\), sont égaux. Elle est démontrée de manière surprenante en utilisant la proposition 4 : les triangles \(\mathsf{ABC}\) et \(\mathsf{ACB}\) sont égaux ainsi que leurs angles, puisque \(\mathsf{AB}=\mathsf{AC}\) et \(\widehat{\mathsf{BAC}}=\widehat{\mathsf{CAB}}\).
Le troisième cas d’égalité des triangles (trois côtés égaux chacun à chacun) est donné en proposition 8. Il est établi de la même manière perceptive que pour le premier cas (proposition 4). Dans la suite des Éléments d’Euclide, toutes les propositions sont démontrées par des raisonnements logiques à partir des cinq postulats, des neuf axiomes et des propriétés déjà établies. C’est une géométrie théorique. Le passage du perceptif au théorique a été permis par ces deux cas d’égalité des triangles.
Qu’en est-il aujourd’hui de ce passage du perceptif au théorique ?
En classe de Sixième, les élèves approfondissent la symétrie axiale. D’abord des images comme celles d’un beau papillon ou de mains droite et gauche. Par pliage de la feuille de papier calque mettant en coïncidence les parties symétriques, on découvre l’axe de symétrie. Par des mesures sur les dessins, on découvre certains invariants : longueurs, angles, parallélisme… Le professeur dit que ces invariants sont vrais pour toutes les figures admettant un axe de symétrie. Cette affirmation relève de la géométrie théorique, où les figures deviennent des abstractions de dessins, au sein de laquelle on peut justifier d’autres propriétés par des raisonnements logiques. Ainsi un triangle isocèle possède un axe de symétrie et ses angles de base ont même mesure (c’est la proposition 5 d’Euclide). Ce que ne dit pas le professeur, c’est qu’implicitement, en admettant ces invariants, on admet aussi le cinquième postulat.
Construction d’un carré en classe de Sixième
Pour un élève de Sixième, la construction d’un carré sur un segment \([\mathsf{AB}]\) donné est assez simple : on construit en \(\mathsf{A}\) et \(\mathsf{B}\) les segments \([\mathsf{AC}]\) et \([\mathsf{BD}]\) de même longueur que \([\mathsf{AB}]\), perpendiculaires à \([\mathsf{AB}]\) (proposition 11 chez Euclide). En Sixième, les élèves pourraient justifier que \(\mathsf{ABDC}\) est un carré de la façon suivante : on appelle \(\mathsf{E}\) le milieu de \([\mathsf{AC}]\) et \(\mathsf{F}\) le milieu de \([\mathsf{BD}]\), les élèves perçoivent que \((\mathsf{EF})\) est un axe de symétrie de la figure et, du fait des invariants admis, les angles en \(\mathsf{C}\) et \(\mathsf{D}\) sont donc égaux aux angles en \(\mathsf{A}\) et \(\mathsf{B}\). De plus \(\mathsf{CD}=\mathsf{AB}\) et donc \(\mathsf{ABDC}\) est un carré.
Cette construction bénéficie pleinement des propriétés admises de la symétrie axiale qui cachent le cinquième postulat d’Euclide.
Mais, comme nous allons le voir, une réponse rigoureuse à ce problème de la construction d’un carré suppose d’utiliser ce cinquième postulat sous la forme donnée par Euclide :
Si une droite tombant sur deux droites, fait des angles intérieurs du même côté plus petits que deux droits, ces droites, prolongées à l’infini de part et d’autre, se rencontreront du côté où les angles sont plus petits que deux droits.
Euclide donna sa construction du carré en proposition 46, juste avant le théorème de Pythagore7 à la fin du Livre I, comme une belle application des propositions précédentes et notamment du cinquième postulat. Dans la géométrie d’Euclide, comment faire sans lui ?8
Construire un carré sans le cinquième postulat ? Mission impossible !
On peut reprendre la construction de la figure 4, sans savoir si les angles en \(\mathsf{C}\) et \(\mathsf{D}\) sont droits. C’est la tentative d’Omar Al-Khayyām9 dans sa recherche d’une démonstration du postulat.
Alors ça se complique sérieusement.
La clé du problème est donc de montrer que les angles en \(\mathsf{C}\) et \(\mathsf{D}\) sont droits. Ils sont égaux : on voit facilement que \(\mathsf{AD}=\mathsf{BC}\) (prop. 4, car les triangles \(\mathsf{ABC}\) et \(\mathsf{BAD}\) sont rectangles isocèles), puis que les triangles \(\mathsf{ACD}\) et \(\mathsf{BDC}\) sont égaux (prop. 8). Le cinquième postulat permettrait immédiatement de conclure qu’ils sont droits puisque le parallélisme de \((\mathsf{AC})\) et \((\mathsf{BD})\) entraîne que leur somme vaut deux droits.
Omar Al-Khayyām procède en deux étapes : il élimine d’abord les hypothèses qu’ils sont
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aigus, car dans ce cas \(\mathsf{CD}\) serait plus grand que \(\mathsf{AB}\) et les droites \((\mathsf{AC})\) et \((\mathsf{BD})\) s’écarteraient l’une de l’autre de part et d’autre de \([\mathsf{AB}]\) ;
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obtus, car \((\mathsf{AC})\) et \((\mathsf{BD})\) se rapprocheraient l’une de l’autre de part et d’autre de \([\mathsf{AB}]\).
Il remarque :
« On a donc deux lignes droites qui coupent une ligne droite selon deux angles droits, et la distance entre elles augmente ou diminue des deux côtés de cette ligne. C’est là une absurdité première, dès lors que l’on conçoit la linéarité et que l’on réalise la distance entre les deux lignes… » « … Il est donc impossible que les deux lignes \([\mathsf{AB}]\) et \([\mathsf{CD}]\) soient inégales. Et dès lors qu’elles sont égales, les deux angles seront deux angles droits ».
Cet argument d’Omar Khayyām relève donc de l’appréhension sensitive et ne s’appuie sur aucune donnée de géométrie théorique. Il met en valeur le sens profond du cinquième postulat pour lequel les droites de la géométrie euclidienne sont « bien droites », telles qu’on se les représente intuitivement.
En rejetant cette intuition, on ouvre la porte aux géométries non euclidiennes.
Cette configuration fut encore reprise par :
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Nasïr ad-Dïn at-Tüsï (1201-1274, Persan : L’opuscule qui délivre des doutes concernant les droites parallèles) ;
et sera aussi à la base des travaux essentiels de :
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Girolamo Saccheri (1667-1733, Italie : Euclide lavé de toute tache).
Saccheri réfute facilement l’hypothèse que les angles \(\widehat{\mathsf{C}}\) et \(\widehat{\mathsf{D}}\) sont obtus (qui aboutit à une géométrie sphérique), en contradiction avec la proposition 16 d’Euclide (propriété de l’angle extérieur d’un triangle qui suppose qu’une droite peut être prolongée indéfiniment), mais ne peut conclure dans l’hypothèse de l’angle aigu, ne pouvant exclure que deux droites soient asymptotes.Dans le même dilemme qu’Omar Al-Khayyām, Saccheri ne peut qu’affirmer : « L’hypothèse de l’angle aigu est absolument fausse car cela répugne à la nature de la ligne droite ».
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Cette configuration fut également reprise par Johann Heinrich Lambert (1728-1777, Suisse : Theorie der Parallellinien). Lambert montre que l’hypothèse de l’angle obtus est impossible dans une géométrie où les droites sont infinies, mais remarque que cette propriété est vérifiée sur une sphère. Il pousse l’hypothèse de l’angle aigu le plus loin possible, et obtient les premiers résultats en géométrie hyperbolique. Il conclut que l’hypothèse de l’angle aigu mène à une géométrie sur une sphère de rayon imaginaire iR.
Mais, considérant que les axiomes de la géométrie doivent refléter notre perception de l’espace, il écarte aussi l’hypothèse de l’angle aigu pour conclure que le cinquième postulat est établi. Il n’est donc pas mathématiquement démontré. Il paraît que Lambert fut traumatisé par ces propriétés non euclidiennes à la fausseté improuvable. -
Wolfgang Farkas Bolyaï (1775-1856), après huit tentatives infructueuses, découragé, écrit à son fils Janos qui sera l’un des créateurs des géométries non euclidiennes :
« Je vous supplie de laisser cette science des parallèles tranquille… J’ai traversé cette nuit insondable, qui éteignit toute lumière et joie de ma vie… Je suis revenu quand j’ai vu qu’aucun homme ne pouvait atteindre le fond de la nuit… Je m’en reviens inconsolé, m’apitoyant sur mon sort… La ruine de mon humeur et ma chute datent de ce temps. J’ai, bêtement, risqué ma vie et mon bonheur… » -
Carl Friedrich Gauss (1777-1855), écrit dans une réponse à Farkas Bolyaï qui lui avait communiqué les travaux de son fils :
« Le contenu lui-même du travail, le chemin suivi par votre fils et les résultats auxquels il est conduit, coïncident presque entièrement avec les méditations qui ont occupé mon esprit en partie pour les trente à trente-cinq dernières années. »
Gauss ajoute :
« Mon intention était de ne rien publier de mon vivant… Je suis très heureux que ce soit le fils d’un vieil ami qui me précède d’une manière si remarquable. »
Dans une autre lettre à Wolfgang Farkas Bolyaï de 1799, il écrit :
« J’ai déjà fait quelques progrès dans mon travail ; si on pouvait prouver qu’il existe un triangle dont l’aire est plus grande que tout nombre donné à l’avance, alors je pourrais établir la géométrie euclidienne rigoureusement. »
Et dans une lettre de 1817 à Burkhard :
« Je suis de plus en plus convaincu que la nécessité de notre géométrie euclidienne ne peut être prouvée, en tout cas par une pensée humaine et pour une raison humaine. Peut-être, dans une autre vie, il nous sera possible d’avoir une indication sur la nature de l’espace qui nous est pour le moment inaccessible. »
Enfin dans une lettre de 1824 à Taurinus, Gauss annonce une nouvelle géométrie qui sera développée par Lobatchevski en 1829 (d’abord écrite en russe, puis en français en 1837) :
« L’hypothèse que la somme des angles d’un triangle est inférieure à 180 degrés conduit à une géométrie curieuse, assez différente de la nôtre, mais cohérente que j’ai développée à mon entière satisfaction et dans laquelle je peux résoudre tout problème à l’exception de la détermination d’une constante qui ne peut être définie a priori. Plus cette constante est grande, plus on est proche de la géométrie euclidienne et les deux coïncident si elle est prise infinie. »
Dans cette même lettre de 1824, Gauss ajoute :
« Tous mes efforts pour découvrir une contradiction, une incohérence dans cette géométrie non euclidienne ont échoué, […] Mais il me semble que nous ne connaissons que si peu, pour ne pas dire rien du tout, de la vraie nature de l’espace qu’il n’est pas possible de qualifier d’impossible ce qui nous apparaît comme non naturel. »Cette nouvelle géométrie apparue au XIXe siècle est tellement contraire à l’intuition qu’un philosophe, Düring (tancé par Lénine), se permet cette appréciation vers 1880 :
« Insanité démentielle, théorèmes et figures mystiques et délirants nés d’une pensée maladive ! Les parties dégénérées du cerveau de Gauss. »
Pour clore cette longue évocation, nous ne pouvons que partager le point de vue d’Einstein (devant l’Académie des Sciences de Berlin en 1921) :
« La géométrie pratique est une science dérivée de l’expérience, nous la distinguons de la géométrie axiomatique. La question de savoir si la géométrie pratique du monde est euclidienne ou non, a un sens précis et la réponse ne peut être fournie que par l’expérience ».
Reichenbach en 1927 a cette formule lapidaire : « Les mathématiques révèlent des espaces possibles ; la physique décide lequel parmi eux correspond à l’espace physique ».
Quelques conséquences du cinquième postulat, dont la réponse d’Euclide au deuxième problème
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Égalités d’angles formés par deux droites parallèles et une sécante (prop. 28 et 29) et les réciproques.
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Transitivité du parallélisme (prop. 30).
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Propriété des angles extérieurs d’un triangle et somme des angles d’un triangle égale à deux droits (prop. 32).
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Propriétés du parallélogramme (prop. 33 et 34).
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Égalité des aires des parallélogrammes construits entre deux parallèles et ayant les côtés situés sur l’une d’elles de même longueur (prop. 36) et de même pour deux triangles (prop. 37).
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Et la construction d’un carré sur un segment \([\mathsf{AB}]\) donné (prop 46).
Voici la copie de l’élève Euclide avec nos notations :
Du point \(\mathsf{A}\) donné dans cette droite, conduisons \((\mathsf{AC})\) perpendiculaire à \((\mathsf{AB})\) (prop 11). Faisons \(\mathsf{AD}\) égal à \(\mathsf{AB}\) (prop 3). Par le point \(\mathsf{D}\) conduisons \((\mathsf{DE})\) parallèle à \((\mathsf{AB})\) (prop 12 et 31) et par le point \(\mathsf{B}\) conduisons \((\mathsf{BE})\) parallèle à \((\mathsf{AD})\). La figure \(\mathsf{ADEB}\) est un parallélogramme, donc \(\mathsf{AB}\) est égal à \(\mathsf{DE}\) et \(\mathsf{AD}\) est égal à \(\mathsf{BE}\). Donc les quatre droites \(\mathsf{BA}\), \(\mathsf{AD}\), \(\mathsf{DE}\) et \(\mathsf{EB}\) sont égales entre elles, donc le parallélogramme \(\mathsf{ADEB}\) est équilatéral.
Je dis aussi qu’il est rectangle. Car puisque la droite \((\mathsf{AD})\) tombe sur les parallèles \((\mathsf{AB})\), \((\mathsf{DE})\), les angles \(\widehat{\mathsf{BAD}}\), \(\widehat{\mathsf{ADE}}\) sont égaux à deux droits (prop. 29), mais l’angle \(\widehat{\mathsf{BAD}}\) est droit, donc l’angle \(\widehat{\mathsf{ADE}}\) est droit aussi. Mais les côtés et angles opposés des parallélogrammes sont égaux entre eux (prop. 34), donc chacun des angles opposés \(\widehat{\mathsf{ABE}}\), \(\widehat{\mathsf{BED}}\) est droit, donc le parallélogramme \(\mathsf{ADEB}\) est rectangle. Mais nous avons démontré qu’il est équilatéral, donc le parallélogramme \(\mathsf{ADEB}\) est un carré et il est décrit avec la droite \([\mathsf{AB}]\), ce qu’il fallait faire.
Remarque : le point \(\mathsf{E}\) est donné comme intersection de deux droites non parallèles, son existence n’est pas à démontrer. La construction d’Omar Al-Khayyām avec \((\mathsf{BE})\) perpendiculaire en \(\mathsf{B}\) à \((\mathsf{AB})\), \(\mathsf{BE}=\mathsf{AB}\) et \((\mathsf{DE})\) perpendiculaire en \(\mathsf{D}\) à \((\mathsf{AC})\) donne de même que \(\mathsf{ADEB}\) est un parallélogramme dont les côtés sont de même longueur et dont les angles sont droits : un carré.
Et la propriété de Pythagore dans le triangle rectangle ?
Je laisse aux mordus d’Euclide le plaisir de découvrir la superbe (mais compliquée) démonstration donnée du « théorème » de Pythagore en proposition 47 avec sa réciproque en propositions 48, la dernière du Livre I.
De nombreuses « monstrations » ont été données au long des siècles avec de très jolis dessins ingénieux. Mais il faut justifier que ces dessins peuvent donner lieu à une démonstration plus rigoureuse.
Voici une question pour aiguiser la sagacité des lectrices et lecteurs d’Au fil des maths qui m’ont suivi jusqu’ici.
Une question | ||
À quel endroit le cinquième postulat est-il nécessaire pour exploiter le dessin qui suit (je préfère celui-là car il me semble le plus simple) ? Soit \(\mathsf{ABC}\) un triangle rectangle : On dispose quatre triangles rectangles identiques à \(\mathsf{ABC}\) de deux manières différentes pour former un grand carré comme le montre les figures ci-dessous.
Soit \(\mathscr{S}\) l’aire de ce grand carré, \(\mathscr{T}\) l’aire de chacun des huit triangles rectangles identiques ainsi dessinés, \(\mathscr{A}\), \(\mathscr{B}\) et \(\mathscr{C}\) les aires des trois carrés obtenus. |
Références
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Jean-Luc Chabert. « Les géométries non euclidiennes ». In : Repères-IREM n° 1 (octobre 1990).
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Jacques Verdier. D’Euclide à Lobatchevski : pourquoi vingt siècles d’attente ? Compte rendu d’atelier aux journées APMEP à Besançon. Octobre 2007.
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Anne-Cécile Mathé, Thomas Barrier et Marie-Jeanne Perrin-Glorian. Enseigner la géométrie élémentaire. Enjeux, ruptures et continuités. Éditions Academia- L’Harmattan, 2020. ISBN : 978-2-8061-0500-4.
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Michel Henry, didacticien des mathématiques, était enseignant-chercheur à l’université de Franche-Comté. Ancien directeur de l’I.R.E.M. de Besançon, il a été à l’origine de la création du comité scientifique des I.R.E.M.
- Nouveaux programmes de géométrie au collège, montrant « les avantages d’une progression s’appuyant sur les cas d’égalité des triangles », animé par Gislain Dufraisse, Anne Pinvidic, Charline Piot, sous la direction de Daniel et Marie-Jeanne Perrin de l’I.R.E.M. Paris-Diderot.
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J’ai adopté ici la numérotation de la traduction de Peyrard des Œuvres d’Euclide, publiée en 1819. Sans doute moins précise que celle de Bernard Vitrac de 1990 Euclide, les Éléments, pour le volume 1, mais plus pratique pour une initiation.
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Comme par exemple celle de la droite : la ligne droite est celle qui est également placée entre ses points et celle du cercle : un cercle est une figure plane comprise par une seule ligne que l’on nomme circonférence ; toutes les droites [segments] menées à la circonférence d’un des points placés dans cette figure étant égales entre elles.
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La forme la plus usitée aujourd’hui du cinquième postulat, formulée par Proclus (Ve siècle), dite « énoncé de Playfair » est : Par un point extérieur à une droite, il passe une parallèle à cette droite et une seule. L’existence fait l’objet de la proposition 12 des Éléments, reprise en proposition 31. C’est l’unicité de cette parallèle qui fait l’objet du postulat. Voir aussi ci-dessous la formulation donnée par Euclide.
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L’existence d’un rectangle suffit pour démontrer le cinquième postulat (axiome de Clairaut). Cela revient à admettre l’existence de deux droites équidistantes, donc parallèles. Certains auteurs ont d’ailleurs pris cette définition du parallélisme, admettant alors implicitement le cinquième postulat.
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D’Alembert écrira dans l’Encyclopédie : «La définition et les propriétés de la ligne droite, ainsi que des lignes parallèles sont l’écueil et pour ainsi dire le scandale des éléments de géométrie».
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Cette appellation, aujourd’hui universelle, a été donnée par Proclus au Ve siècle.
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Cette géométrie utilisant les trente-cinq définitions, les neuf axiomes ou notions communes et cinq des six demandes ou postulats, sans le cinquième, est appelée géométrie « neutre » ou « absolue ». Il est remarquable qu’Euclide ait articulé les vingt-six premières propositions de son livre I en géométrie absolue. On pourrait dire qu’il fut le premier géomètre non euclidien !
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Omar Al-Khayyām (1048–1131), Persan. Commentaires sur les difficultés de certains postulats du livre d’Euclide, composé par le très-illustre et très-véridique shaykh et imam Ghiyath ed-din Abdoul Fath Omar Ibn Ibrahim al-Khayyām Nishabouri.