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Barycentres (suite 11)
© APMEP Juin 2020
2.7 Un peu d’infini
La fréquentation de l’infini est certainement un objectif important des classes de lycée ; l’ouvrage [30] propose une approche très fouillée de la question. Pour sortir des manipulations algébriques formelles de limites et de primitives, peu porteuse de sens, il est possible d’explorer certains problèmes en rapport avec notre sujet.
Théorème de Cesàro
À partir d’une suite de réels \((u_n)\), on peut fabriquer une suite de moyennes \(\displaystyle\left(\frac{1}{n}\sum_{k=1}^n u_k\right)\) et étudier son comportement. Des exemples, avec au besoin exploration numérique, sont les bienvenus.
Le théorème dit de Cesàro45 affirme que, si la suite \((u_n)_{n\geqslant 1}\) converge vers \(\ell\), il en est de même de la suite des moyennes \((v_n)\). La démonstration nécessite le plein fonctionnement de la définition de la convergence au programme de Terminale.
L’invariance des moyennes par translation permet de supposer que \(\ell=0\). On considère ensuite un intervalle ouvert quelconque \(I\) contenant \(0\) et un intervalle fermé \(J \subset I\) (si \(I=]a\,;\,b[\), \(J=\big[\dfrac{a}{2}\,;\,\dfrac{b}{2}\big]\) convient). À partir d’un certain rang \(p\), tous les termes de la suite \((u_n)\) sont dans \(J\); on écrit alors la moyenne \(v_n\) sous la forme d’un barycentre de deux moyennes; pour \(n
\geqslant p\), \[v_n=v_p \frac{p}{n} +\underbrace{\frac{u_{p+1}+\cdots+u_n}{n-p}}_{b_n}\frac{n-p}{n}\] la suite \(\left(v_p\dfrac{p}{n}\right)_n\) converge vers \(0\) et la suite \((b_n)\) est une moyenne de termes de \(J\) donc est dans \(J\); et le produit par \(0<\dfrac{n-p}{n}<1\) la laisse dans \(J\) donc dans \(I\), ce qui prouve que \((b_n)_n\) converge aussi vers \(0\).
Si la suite \((u_n)\) est monotone, par exemple croissante, tout est plus simple en s’appuyant encore sur les propriétés des moyennes (qui sont des barycentres). La suite des moyennes est elle aussi croissante, majorée par \(\ell\), donc convergente vers \(\ell’ \leqslant \ell\) et si \(\ell'<\ell\) la considération du barycentre \((2\,v_{2n}-v_n)\) permet d’obtenir une contradiction.
Le centre de gravité d’une plaque triangulaire
L’argument de Stevin présenté précédemment peut être mis en forme en admettant quelques propriétés dont l’existence du centre de gravité. Un partage en \(n\) de la médiane conduit à \(n-1\) parallélogrammes et \(n+n\) petits triangles. La plaque se décompose alors en deux parties : la réunion \(P_n\) des parallélogrammes, de centre de gravité \(\mathsf{H}_n\) situé sur la médiane \(m\), et la réunion \(T_n\) des petits triangles, de centre de gravité \(\mathsf{K}_n\) situé à l’intérieur de la plaque, la position exacte important peu.
Si \(S\) désigne l’aire du triangle, l’aire de \(T_n\) est \(\dfrac{1}{n}S\) et celle de \(P_n\) est donc \(\left(1-\dfrac{1}{n}\right)\,S\) puisque \(T_n \cap
P_n\) est réunion finie de segments. On a alors exactement, pour tout \(n\), \[\mathsf{G}=\left(1-\frac{1}{n}\right)\,\mathsf{H}_n+\frac{1}{n}\,\mathsf{K}_n.\] Projetons sur le côté parallèlement à la médiane; si \(\mathsf{A}’\) est le pied de la médiane, on a \[\mathsf{G}’=\left(1-\frac{1}{n}\right)\,\mathsf{A}’+\frac{1}{n}\,\mathsf{K}’_n\] soit \(\overline{\mathsf{A}’\mathsf{G}’}=\frac{1}{n}\overline{\mathsf{A}’\mathsf{K}’_n}\); \(\mathsf{K}’_n\) appartenant au côté contenant \(\mathsf{A}’\), la suite des \(\overline{\mathsf{A}’\mathsf{K}’_n}\) est bornée, donc le membre de droite converge vers 0, et par unicité de la limite, \(\overline{\mathsf{A}’\mathsf{G}’}=0\) donc \(\mathsf{G}’=\mathsf{A}’\) et finalement \(\mathsf{G} \in m\).
Faisons une remarque : on pourrait tout aussi bien utiliser des coordonnées pour se ramener à des convergences de suites de réels, mais en admettant que le résultat ne dépend pas du repère utilisé, ce qui revient à admettre que le problème est affine…
Ce travail peut être repris pour déterminer le centre de gravité d’un tétraèdre plein.
Moyenne de fonctions
La fonction \(\sin\) prend une infinité de valeurs sur l’intervalle \([0\,;\,\pi]\); comment en faire la moyenne ? Sur \([0\,;\,2\pi]\), l’intuition graphique suscitée par la symétrie conduit à une valeur moyenne nulle. Cette intuition peut faire l’objet d’une démonstration en admettant que la moyenne d’une fonction doit posséder des propriétés de nature barycentrique, la masse étant jouée par la longueur de l’intervalle. L’examen du cas des fonctions constantes par morceaux est essentiel pour mettre cela en place.
Désignons par \( \mu(f,[a\,;\,b])\) la moyenne de \(f\) sur un intervalle \([a\,;\,b]\) (\(a<b\)); on cherche à définir cette grandeur de sorte que les propriétés suivantes soient satisfaites :
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si \(f\) est constante égale à \(C\), alors \( \mu(f,\,[a\,;\,b])=\dfrac{C}{b-a}\);
-
si \(f\) est constante par morceaux (\(f=U\,\mathbb{1}_{[a\,;\,c]}+V\,\mathbb{1}_{[c\,;\,b]}\)) alors \( \mu(f,\,[a\,;\,b])=\dfrac{(c-a)U+(b-c)V}{b-a}\) (cas particulier de [enum4]);
-
si \(f \leqslant g\) sur \([a\,;\,b]\), alors \( \mu(f,\,[a\,;\,b])\leqslant
\mu(g,\,[a\,;\,b])\) -
si \(a \leqslant c \leqslant b\) alors \[ \mu(f,\,[a\,;\,b])=\frac{(c-a) \mu(f,\,[a\,;\,c])+(b-c)\, \mu(f,\,[c\,;\,b])}{b-a}\cdotp\]
On peut imaginer un cheminement conduisant de la moyenne d’une fonction constante, en passant par une formule de type barycentrique pour une fonction constante par morceaux, à la formule \[ \mu(f)=\frac{1}{b-a}\int_a^bf(x)\mathrm{d}\,x\] pour une fonction continue monotone, le passage à la limite dans le cas monotone pouvant se justifier par encadrements et le cas général (fonction continue monotone par morceaux) à nouveau par barycentre partiel.
Il est aussi possible de procéder « à la physicienne »46; désignons par \(m(x)\) la valeur moyenne de \(f\) sur \([a\,;\,x]\subset[a\,;\,b]\) comme on le fait pour l’interprétation géométrique de l’intégrale comme l’aire sous la représentation graphique.
On a, d’une part, \(m(a)=0\) et, par la propriété [enum4], \((x-a+\Delta x)\,m(x+\delta x)=(x-a)m(x)+\Delta x\, \mu(f,\,[x\,;\,x+\Delta\,x])\).
Un physicien dira sans hésiter que comme \(f\) est continue, si \(\Delta\,x\) est assez petit — osons l’audace, infiniment petit —, on peut « assimiler »47 \( \mu(f,\,[x\,;\,x+\Delta\,x])\) à \(f(x)\). Donc \[(x-a+\Delta x)\,m(x+\Delta x)=(x-a)\,m(x)+\Delta x\,f(x)\] après quelques réécritures et en prenant la limite sur \(\Delta x\), on obtient : \[(x-a)m'(x)+m(x)=f(x)\text{ sur }[a\,;\,b]\] d’où l’on déduit (en observant que le membre de gauche est la dérivée d’un produit) \[m(x)=\frac{1}{x-a}\int_a^xf(t)\mathrm{d}\,t.\]
Le professeur de mathématiques plus sourcilleux remplacera l’assimilation suspecte du physicien par un encadrement dans le cas monotone.
L’étape suivante pourrait être de déterminer le centre de gravité de l’hypographe d’une fonction (positive), travail sensiblement plus complexe pour aboutir aux formules (méconnues semble-t-il) : \[X_\mathsf{G}=\frac{\displaystyle
\int_a^bx\,f(x)\mathrm{d}\,x}{\displaystyle \int_a^b f(x)\mathrm{d}\,x},
Y_\mathsf{G}=\dfrac{\displaystyle \frac{1}{2}\int_a^bf^2(x)\mathrm{d}\,x}{\displaystyle
\int_a^b f(x)\mathrm{d}\,x}\cdotp\] On pourra consulter [17] pour une approche originale de cette question.
Pour rester dans la fréquentation de l’infini, on ne manquera pas d’étudier le centre de gravité de l’hypographe de \(x \longmapsto \dfrac{1}{x^3}\) sur \(]1\,;\,+\infty[\); le succès est garanti.
Loi des grands nombres de Jacques Bernoulli
Il s’agit toujours d’une histoire de moyennes; on répète \(n\) fois, avec indépendance des épreuves, une épreuve de Bernoulli \(\{E,\,S\}\) avec \(\mathbb{P}(S)=p\); soit \(F_n\) la moyenne des succès et \(\mathbb{P}_n\) la probabilité produit sur \(\Omega_n=\{E,\,S\}^n\). On sait que l’espérance de \(F_n\) est \(p\). Diverses simulations permettent de mettre en évidence une proximité des valeurs de \(F_n\) et de \(p\); de façon plus précise, avec par exemple \(p=\dfrac{1}{2}\) (pile ou face) et si on répète mille fois une évaluation expérimentale de \(F_{{1000}}\), on aura rarement \(\left|F_{{1000}}-\dfrac{1}{2}\right|\geqslant {0,1}\) et très souvent \(\left|F_{{1000}}-\dfrac{1}{2}\right|<{0,05}\).
Or on dispose d’une majoration de \(\mathbb{P}_n\left(\left|F_n-p \right|
\geqslant \varepsilon \right)\) fournie par l’inégalité de Bienaymé-Tchebychev.
Soit \( \sigma_n=\sqrt{\dfrac{p(1-p)}{n}}\) l’écart-type de \(F_n\). L’inégalité de Bienaymé-Tchebychev donne \[\mathbb{P}_n\left(\left|F_n-p\right| \geqslant
\varepsilon\right) \leqslant \frac{p(1-p)}{n\, \varepsilon^2} \leqslant
\frac{1}{4\,n \varepsilon^2}\cdotp\] Il est difficile d’envisager un passage effectif à la limite puisque \(\mathbb{P}_n\) dépend de \(n\); mais l’infini potentiel est suffisant48; on peut vérifier qu’avec \(n=10^3\), et \( \varepsilon={0,1}\) puis \({0,05}\), on obtient \[\mathbb{P}_{{1000}}\left(\left|F_{{1000}}-\frac{1}{2}\right|
\geqslant {0,1}\right) \leqslant \frac{1}{40}\] et \[\mathbb{P}_{{1000}}\left(\left|F_{{1000}}-\frac{1}{2}\right| <
{0,05}\right) \geqslant \frac{999}{{1000}}\cdotp\] Ces questions ont suffisamment été développées dans les programmes précédents pour qu’il soit utile d’insister.
Un équilibre inconcevable
Le problème des surplombs est classique et ancien; on le trouve dans des ouvrages de mécanique du XIX\(^e\) siècle. Au XX\(^e\) siècle, c’est Martin Gardner qui a popularisé le problème.
En empilant des dominos ou des cartes à jouer, quel est le plus grand surplomb qu’on puisse obtenir ?
Bien sûr, on peut faire des essais mais quoi qu’on fasse, la pile finit toujours par s’écrouler. La principale raison est que l’on construit naturellement la pile de bas en haut. Or il convient de le faire de haut en bas.
Ainsi, posons le domino du haut, disons le numéro \(1\), au bord d’une table; l’équilibre est garanti si son centre de gravité est à la verticale du polygone de sustentation. Comment placer au mieux celui qui est dessous, le numéro \(2\) ? On commence par le glisser dessous au niveau du bord de la table, puis on déplace l’ensemble des deux dominos. C’est toujours le même problème de statique : le centre de gravité de l’ensemble domino \(1\) + domino \(2\) doit être au pire à la verticale du bord de la table. Le domino \(1\) est alors déplacé vers la droite, le surplomb augmente. Laissons au lecteur le plaisir de continuer, en passant directement au domino \(n\).
Et la réponse finale est étonnante : il n’y a pas de limite au surplomb possible (au moins en théorie). En effet, en suivant le principe exposé, à l’étape \(n\), on a, en prenant la longueur d’un domino comme unité, un surplomb égal à \[\frac{1}{2}+\frac{1}{4}+\cdots+\frac{1}{2n}\cdotp\] Une des inégalités élémentaires les plus utiles qui soit est \(\ln(1+x)
\leqslant x\), valide pour tout \(x>-1\), qui est d’ailleurs une inégalité de convexité. Elle fournit, pour \(k\) entier, \(\ln(k+1)-\ln(k)=\ln\left(1+\dfrac{1}{k}\right)\leqslant\dfrac{1}{k}\) qui donne par télescopage \[\ln(n+1)\leqslant \sum_{k=1}^n\frac{1}{k}\] ce qui démontre que le surplomb peut être arbitrairement grand. Bien sûr, toute réalisation effective est vouée à l’échec; il est d’ailleurs instructif de déterminer le nombre de cartes au format \({9}\text{ cm}\times{6}\text{ cm}\) qu’il suffirait d’empiler pour obtenir un surplomb de \({25}\text{ cm}\) ou d’un mètre, histoire de comprendre le nom de surplomb logarithmique donné à cet empilement.
Le lecteur intéressé par cette question des surplombs pourra consulter la thèse de Treeby déjà citée ou l’article de Jean-Paul Delahaye [31].
La promenade dans l’univers des barycentres s’achève, mais le sujet est loin d’être épuisé. Nous souhaitons que nos collègues y puiseront des idées de thèmes à aborder avec leurs élèves.
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Ernesto Cesàro (1859-1906) est un mathématicien italien. ↩
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Aucune péjoration dans ce propos; apprendre à négliger intuitivement ce qui peut l’être est une compétence précieuse. ↩
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Terme fétiche de nos collègues physiciens. ↩
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Et seul envisageable ; comment donner un sens à la limite du membre de gauche en Terminale ? ↩
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