Mathématrices
La résolution de problèmes doit être au cœur de l’activité mathématique des élèves tout au long de leur scolarité, leur permettant ainsi de développer leurs capacités à chercher, raisonner et communiquer. Olivier Le Dantec et Marie Anackiewicz nous présentent le dispositif mathématrices , visant à promouvoir le tâtonnement, la démarche par essais-erreurs de la maternelle au lycée.
Olivier Le Dantec & Marie Anackiewicz
© APMEP Décembre 2018
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Le dispositif Mathématrices est né d’une double insatisfaction : la démarche d’essais-erreurs, quoique promue par les programmes1, ne semble pas suffisamment valorisée dans l’enseignement des mathématiques. De plus, les ressources disponibles pour la mettre en œuvre sont encore rares. L’aventure qui a conduit à ce dispositif a débuté il y a maintenant trois ans. En voici l’histoire, ses enjeux théoriques ainsi qu’une expérimentation menée dans une classe de sixième.
L’origine du dispositif
Formateur à l’ÉSPÉ en Master 1, je propose aux étudiants des problèmes issus du Concours de Recrutement des Professeurs des Écoles (CRPE). Certains de ces problèmes nécessitent des tâtonnements, des essais successifs : par exemple, en 2006, il fallait trouver toutes les manières d’obtenir un score de 34 points avec des fléchettes qui pouvaient atteindre des zones qui rapportaient 5, 7 ou 11 points. Ce type de problème suscite souvent une réaction forte des étudiants : « ce ne sont pas des mathématiques ». Que des adultes diplômés qui ont effectué toute leur scolarité dans le système français puissent penser cela, voilà qui a de quoi étonner. Ces tâtonnements, hypothèses ou tentatives ne sont-elles pas nécessaires à la résolution de tout problème ? L’activité mathématique peut-elle avoir lieu sans un moment de perplexité et d’hypothèses éventuellement farfelues ? En effet, dans l’activité mathématique, il faut distinguer la phase de recherche de la phase de rédaction d’une solution. Dans la première phase, on tente, on explore des solutions plausibles, et quand on découvre enfin une solution, on peut alors passer à la deuxième phase. Dans celle-ci, on tait les errements de la première phase, comme si le cheminement avait été linéaire.
Il existe pourtant une situation où il n’y a pas de place pour les tâtonnements : quand on reproduit une solution ou une procédure déjà vue. Lorsque, par exemple, on effectue une addition posée, la procédure est connue : il s’agit de reproduire pas à pas un algorithme qui a déjà été effectué devant nous. Si cet algorithme nous laisse malgré tout perplexe, c’est un défaut de mémoire, pas d’imagination.
Ainsi, pour certains de mes étudiants, seule cette activité routinière correspond aux mathématiques authentiques. C’est un renversement complet des valeurs par rapport à ce que nous disent les chercheurs de leur travail2 : l’addition posée est aux mathématiques ce que le solfège est à la musique. Un moment nécessaire mais une activité inférieure en dignité et en intérêt.
Proposer des problèmes simples pensés pour le premier et le second degré où les tâtonnements sont essentiels : voilà le défi qu’il fallait essayer de relever, tout en ayant conscience que ce type de problème est le plus souvent décorrélé des urgences du programme. Les enseignants considèrent (à tort ?) qu’ils n’ont pas le temps de faire des problèmes plus ouverts car ils ont un grand nombre de notions à aborder avec les élèves et que chaque séance consacrée à une situation de recherche est une séance perdue pour des apprentissages notionnels. D’où l’idée de proposer un dispositif qui mette en avant la démarche d’essais-erreurs et qui permette de s’exercer sur les notions du programme clairement identifiées.
Description du dispositif
Il fallait proposer un dispositif simple, facilement reconnaissable par les élèves et les enseignants. Après de nombreux essais et améliorations, le dispositif a été arrêté : une série de six à huit problèmes de difficulté croissante imprimés sur des feuilles A4 recto-verso distribuées à des binômes d’élèves.
En proposant de tels problèmes à des élèves du cycle 3, nous savions qu’ils seraient nombreux à y trouver de l’intérêt. Mais les expérimentations en classe nous ont surpris : l’engagement des élèves était remarquable, bien au-delà de nos attentes. Nous avons cherché à comprendre ce phénomène. Plusieurs directions ont été explorées ; elles méritent d’être discutées.
Tout d’abord, la démarche d’essais-erreurs est finalement un mode de fonctionnement ordinaire de l’esprit humain. En redonnant aux élèves la possibilité de l’essayer en mathématiques, il est possible de libérer certains de leurs appréhensions. Le statut de l’erreur change. Au lieu d’être un accident malheureux dans la recherche, elle devient un moment nécessaire comme dans la résolution d’un Sudoku.
Ensuite, ce dispositif permet à chacun d’avancer à son rythme, sans se préoccuper du rythme des autres binômes. C’est sans doute la meilleure des différenciations pédagogiques, celle qui ne se voit pas. Les objectifs des huit problèmes sont clairs mais les stratégies de résolution sont nombreuses et toutes les manières de s’engager sont permises.
Enfin, le fonctionnement en binômes institue une vraie collaboration. Pour l’enseignant observateur, les échanges au sein des binômes sont particulièrement instructifs. Des stratégies de résolution archaïques sont parfois mises en œuvre, elles permettent parfois de résoudre les premiers problèmes d’une série, mais elles devront être dépassées pour en résoudre des plus difficiles.
Par ailleurs, les enseignants sont aussi rassurés car cette suite de problèmes permettait de mobiliser et de renforcer de nombreuses compétences du cycle 3. Impossible en effet de compléter les grilles en essayant au hasard ; le nombre de tentatives serait trop élevé. Il faut mobiliser les critères de multiplicité pour placer le nombre 5 ; savoir décomposer un nombre en un produit ; connaître ses tables de multiplication ; mobiliser des techniques de calcul réfléchi (par exemple si je place le 7 dans la ligne du bas où le nombre rouge correspond à 84, il faut essayer de trouver le nombre qui multiplié par 7 donne 84. On sait que si on multiplie par 10, on trouve 70, il faut donc multiplier par 12 pour trouver 84, etc.). Les enseignants qui mettent en place une séance sur cette série voient leurs élèves effectuer des dizaines de calculs automatisés et réfléchis, et échanger explicitement sur leurs connaissances. Ils n’ont pas l’impression que ce temps est perdu car relié à la partie du programme du cycle 3 intitulée « multiples et diviseurs des nombres d’usage courant ».
Cette expérience s’est peu à peu étendue du cycle 1 jusqu’au lycée. Dès la grande section de maternelle par exemple, nous avons pu faire travailler les enfants sur l’égalité de longueurs. Une série sert de support à la manipulation de réglettes Cuisenaire3 permettant aux élèves d’obtenir des bâtons de même longueur à partir de différentes combinaisons de réglettes. Il s’agit au cycle 1 d’un exercice de géométrie, qui peut être étendu au calcul si l’on associe à chaque réglette une valeur numérique.
Au lycée, nous avons même testé une série en terminale scientifique, sur les nombres complexes, qui a permis de renforcer des idées simples qui n’étaient toujours pas bien en place (par exemple la correspondance \(\text{i} = \text{e}^{\text{i} \frac{\pi}{2}}\)).
Des étudiants ont fait leur mémoire sur ce sujet et des collègues sont venus rejoindre l’équipe. Un site a été créé qui a reçu plusieurs dizaines de milliers de visiteurs. Le nombre de séries de problèmes disponibles est maintenant très important, presque une centaine. Pour comprendre plus précisément ce dispositif, voici un moment de classe qui utilise la série « le jeu du nombre caché ».
Expérimentation dans une classe de Sixième
La série « le jeu du nombre caché » est une série de résolution d’équations du premier degré où les solutions sont des nombres entiers positifs. Le nombre caché, qui sera appelé \(x\) au cycle 4, est remplacé ici par le symbole \(\square\).
Proposée en classe de Sixième lors d’une séance de 50 minutes, cette série ne fait appel à aucune technique algébrique de résolution des équations. Elle engage au contraire les élèves à tâtonner et à affiner progressivement leur solution. On peut observer que, proposée en seconde, elle est très souvent résolue aussi par tâtonnement et les techniques de résolution pourtant vues et revues ne sont pas sollicitées. Le tout premier objectif de cette série est de faire comprendre aux élèves le principe de la résolution d’équation avant de leur donner toute autre technique (comme regrouper tous les termes en \(x\) d’un côté du signe « = » par exemple). Malgré tout, nous allons voir que cette démarche d’essai-erreur permet aux élèves, dès la Sixième, de découvrir les prémisses des stratégies de résolution des équations du premier degré.
Le premier calcul est d’abord projeté au tableau et la consigne est lue par un élève : « Derrière le carré blanc, il y a un nombre caché. Peux-tu le retrouver ? ». Elle est reformulée par un autre, qui explique que nous devons trouver un nombre tel que \(2\) fois celui-ci plus \(3\) donnera \(7\). Très rapidement, plusieurs élèves lèvent la main pour signifier qu’ils ont trouvé une solution. L’un d’eux est interrogé, propose \(2\) et explicite son calcul : « On sait que \(4 + 3\) donne \(7\), donc il suffit de remplacer le \(4\) par \(2 \times 2\) pour trouver le nombre caché ». Puisque la consigne est maintenant comprise, l’enseignante distribue une série de calculs à chaque binôme (recto-verso pour inciter les deux élèves à travailler ensemble) et les élèves commencent leurs recherches en autonomie. La calculatrice étant interdite, l’utilisation d’une feuille de brouillon est essentielle.
Seul un trinôme composé d’élèves issus d’ULIS4 a le droit d’utiliser la calculatrice. Ils sont aussi munis d’un grand nombre de petits cubes qu’ils peuvent manipuler à leur guise pour résoudre les équations. Ainsi, ils peuvent reprendre le premier calcul \((2\times\square+3=7)\) en mettant \(7\) cubes d’un côté et \(7\) de l’autre. Dans le premier tas, ils en prélèvent \(3\), puis divisent en deux le tas de \(4\) cubes restant pour trouver le résultat.
Binômes manipulant des petits cubes afin de résoudre \(2\times\square+3=7\)
Le deuxième calcul est lui aussi très facile \((3\times\square+4=19)\) et tous les binômes trouvent rapidement la solution par tâtonnement.
En revanche, le troisième calcul est plus délicat \((5\times\square-16=64)\) et plusieurs binômes éprouvent des difficultés.
Un premier commence par essayer \(5 \times 11\), puis \(5 \times 12\), jusqu’à \(5 \times 15\) et constate à chaque fois que le résultat est trop petit. Les élèves tâtonnent, essaient les différents nombres jusqu’à \(16\) qui est la solution :
Pour d’autres, la difficulté est de poser les multiplications. Chaque calcul leur demande un réel effort, bien que les opérations posées aient été vues en cours d’année. De tels binômes peuvent être outillés d’une calculatrice à partir du cinquième calcul. Celle-ci leur permettra de gagner en rapidité et de multiplier leurs tentatives pour travailler la compétence ici en jeu : s’approcher d’un nombre cible.
Un autre binôme s’est aussi emparé de ce troisième calcul. Ce groupe commence à faire un essai avec \(10\), trop petit, puis un avec \(20\), trop grand. L’un des deux élèves dit alors qu’il faut que le bloc \(5\times\square\) soit égal à \(80\) car \(80-16=64\). Cette remarque est très importante et permet d’observer que ce groupe est en train d’entrer dans les techniques de résolution des équations, une forme de « préalgébrisation » se met en place. Certes, il s’agit encore de nombres entiers mais il sera moins difficile de faire la même chose avec des lettres dans un second temps.
Au bout de vingt minutes de travail en autonomie, l’enseignant propose un moment de partage des stratégies utilisées par les élèves. La méthode du tâtonnement prédomine, même si certains binômes commencent à utiliser une stratégie « préalgébrique », qui les prépare à la technique de résolution d’équation qui sera vue au cycle 4. Les équations 5 à 8 sont les plus difficiles à résoudre. Ainsi, dans l’équation 5, il faut trouver le même nombre à gauche et à droite du signe « = » \((5\times\square+3=\square+23)\) Il est nécessaire de préciser aux élèves qui se questionnent (« Mais où se trouve la solution ? Combien doit-on trouver ici ? ») que le signe « = » symbolise ici l’égalité entre deux expressions algébriques : des deux côtés du signe, le résultat doit être le même.
Dès l’équation 6 \((9\times\square+11=8\times\square+111)\), le tâtonnement devient laborieux, les multiplications, additions et soustractions prennent beaucoup trop de temps, obligeant tous les élèves à trouver une autre technique pour résoudre les dernières équations. La quasi-totalité des binômes va alors s’engager dans un démarche intellectuelle préalgébrique : « Si j’enlevais \(11\) à droite et à gauche du signe égal, alors j’aurais \(9\times\square=8\times\square+100\) et c’est plus facile à résoudre ».
La méthode de résolution d’équations du premier degré est naturellement amenée et appliquée par la majorité des élèves de sixième. Certains parviennent seulement à simplifier l’équation.
D’autres parviennent à la résoudre et terminent les dernières situations proposées plus rapidement.
Notons aussi que cette série aura permis de travailler les compétences Chercher, Raisonner, Calculer et Communiquer mises en avant lors de la réforme du Collège de 2016. La différenciation est assurée, puisque les calculs proposés sont de difficulté croissante. En effet, tous les élèves ont travaillé pendant cette séance mais tous n’ont pas résolu les mêmes équations. Cela a peu d’importance, puisqu’en l’espace d’une séance de 50 minutes, tous les élèves sont devenus des apprentis-chercheurs en mathématiques et en ont tiré une grande satisfaction.
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Olivier Le Dantec est formateur de mathématiques à l’ÉSPÉ de Nice. Avec Laurent Giauffret (conseiller pédagogique Mathématiques – Sciences des Alpes-Maritimes), il a été à l’origine du dispositif Mathématrices en 2015. Depuis, des enseignants du premier et du second degré les ont rejoints, dont Marie Anackiewicz, professeure de mathématiques au Collège du Jaur (Académie de Montpellier, Hérault).
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« Les recherches libres (tâtonnements, essais-erreurs) et l’utilisation des outils numériques les forment à la démarche de résolution de problèmes. » Domaine 4. Programmes 2015 des cycles 2, 3 et 4. Page 95.)↩
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Par exemple Cédric Villani dans Théorème vivant (Grasset 2012) : « La quête des chercheurs, loin de suivre une trajectoire rectiligne, s’inscrit dans un long chemin, tout en rebonds et en méandres ».↩
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Réglettes colorées utilisées pour l’apprentissage du calcul chez les enfants. Cette méthode a été inventée par Georges Cuisenaire en 1945.↩
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Unité Localisée pour l’Inclusion Scolaire↩
Une réflexion sur « Mathématrices »
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