Différenciation à l’école primaire
et au début du collège :
un point de vue de didacticienne des mathématiques

Cette interview de Pascale Masselot, didacticienne au LDAR, est l’occasion de faire le point sur les recherches actuelles autour de la différenciation pédagogique. Accessible à tous, très concret, son propos permet de mettre en lumière les principes fondamentaux qui guident une « bonne » différenciation : celle qui permet à l’élève de suivre son cheminement personnel tout en progressant. Propos recueillis par Richard Cabassut.

© APMEP Septembre 2018

⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅♦⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅

Un point de vue de chercheur

Je suis enseignant-chercheur en didactique des mathématiques depuis 2003 et formateur des Professeurs des Écoles depuis 1989 dans l’académie de Créteil puis dans l’académie de Versailles.
Actuellement mes enseignements sont menés à l’ESPE de l’Académie de Versailles qui est rattachée à l’université de Cergy Pontoise et j’appartiens au Laboratoire de Didactique André Revuz (LDAR1) à l’Université Paris Diderot.
Depuis mes travaux de thèse, je m’intéresse aux pratiques effectives des professeurs des écoles qui enseignent les mathématiques et mes principales recherches sont menées dans une équipe avec Denis Butlen2 et Monique Charles-Pézard. Rappelons une spécificité de notre champ d’observation : nous analysons les pratiques effectives en mathématiques de professeurs placés en situation plutôt problématique. Il s’agit d’enseignants débutants nommés dans des écoles, en éducation prioritaire en particulier3, mais également d’enseignants exerçant dans des classes de l’école élémentaire à triple niveau (pas nécessairement consécutifs). L’enjeu de nos recherches est d’essayer de comprendre comment s’organisent les pratiques des enseignants, ce qui nous amène dans un premier temps, à identifier les contraintes auxquelles sont soumis ces enseignants et éventuellement des contradictions et des tensions qu’ils doivent gérer. L’organisation de leurs pratiques est regardée comme un système de réponse à ces contraintes ou à ces contradictions. Des genres de pratiques ont ainsi été mis en évidence et décrits à l’aide d’indicateurs4 qui se sont progressivement affinés. Un genre de pratiques majoritaire se dégage.
Nous interrogeons l’organisation des pratiques relevant de ce genre pour ensuite envisager différentes modalités pour les enrichir. Nous nous plaçons dans le cadre de la double approche ergonomique et didactique5. « Enrichir les pratiques » signifie proposer des alternatives pour améliorer les apprentissages des élèves mais aussi accroître le confort de l’enseignant qui exerce un métier, ce qui nous amène à prendre en compte à la fois les mathématiques données à fréquenter aux élèves, et le confort de l’enseignant. Dans une visée de formation, nous nous appuyons sur ce que font déjà les enseignants pour proposer des alternatives viables sans trop les déstabiliser.

Quelles différenciations dans les systèmes de réponses des enseignants aux contraintes ? Des alternatives : différencier pendant en fonction des réponses des élèves plutôt qu’a priori

La question de la différenciation est complexe et dans le contexte d’une classe, elle est vue comme un incontournable. Les modalités sous lesquelles elle peut se décliner sont souvent relayées par l’institution. Ce que l’on constate, surtout dans les écoles d’éducation prioritaire, c’est que l’enseignant a tendance à différencier a priori. Il envisage ce que Denis Butlen appelle la négociation à la baisse : avant de confronter les élèves aux obstacles et aux difficultés, le professeur simplifie les tâches, les algorithmise et donne ainsi une impression de réussite des élèves (logique de la réussite immédiate). Par exemple, dans une classe de CP, l’enseignant peut choisir de confronter ses élèves à un problème complexe qui serait à leur portée, mais il pense nécessaire d’organiser des étapes en décomposant cette tâche complexe en sous tâches élémentaires et en guidant pas à pas la résolution, de sorte que les élèves réussissent à trouver chacune des réponses successives mais ne sont à aucun moment en charge de définir une démarche globale de résolution.
Des alternatives que nous préconisons consistent à confronter les élèves à des situations suffisamment consistantes dont les enjeux d’apprentissage sont clairement identifiés et ensuite, en fonction de ce qui se passe, d’envisager un itinéraire cognitif6(selon l’expression d’Aline Robert), c’est-à-dire un enchaînement de tâches organisées selon un processus visant la conceptualisation des notions. Les élèves auxquels cet itinéraire est proposé peuvent avoir des cheminements différents. L’important est d’outiller les enseignants pour identifier ces cheminements et les envisager comme des possibles pour apprendre des mathématiques.
Nous illustrons cette idée en nous plaçant dans le contexte de tâches de résolution de problème.
En mobilisant différents indicateurs, les enseignants peuvent analyser les procédures qui conduisent à une réponse erronée, ou celles qui ne sont pas menées à terme. Cependant, considérer les procédures qui conduisent à la bonne réponse, hiérarchiser ces procédures, se révèle plus difficile. Puisque les élèves ont trouvé la réponse, l’enseignant ne reprend pas les différentes procédures qui ont conduit au résultat attendu pour faire apparaître une gradation, mettant en évidence que certaines procédures sont plus primitives ou d’autres plus évoluées. Tout est mis au même niveau. Le rôle de l’enseignant est aussi de repérer et de faire apparaître une hiérarchie dans les procédures qui ont conduit à la réussite, et d’amener les élèves, même s’ils ont réussi avec une procédure plus primitive, à dépasser cette procédure et à adopter une procédure un peu plus évoluée7, même si ce n’est pas encore la procédure experte, cela relève du cheminement à prendre en compte. Par exemple en fin de cycle 2, pour résoudre un problème du type : « Pierre a 23 billes rouges et 17 billes vertes. Combien a-t-il de billes en tout ? », si un élève dessine les 23 billes rouges et les 17 billes vertes puis dénombre les billes dessinées en comptant les billes une à une, le résultat est établi à partir d’un simple constat. Un élève qui surcompte au-delà de 23 (« 24 ; 25 ; 26 ; … 40 ») en s’appuyant sur le dessin de 17 billes organisées (par exemple trois groupes de 5 billes et 2 billes) mobilise d’autres connaissances. Un élève qui reconnaît un problème d’addition et note « 23 + 17 » puis s’appuie sur la droite numérique en effectuant un saut de 7 puis un saut de 10 à partir du repère 23 pour trouver 40 a automatisé la reconnaissance de l’opération et s’appuie sur un support pour trouver le résultat du calcul. De même, un élève qui note « 23 + 17 » et calcule en ligne en mobilisant des décompositions et les compléments à dix ou pose l’addition pour trouver le résultat a reconnu un problème d’addition et mobilise des procédures de calcul.
Du point de vue de la formation, il s’agit d’affiner le regard des enseignants sur l’analyse des procédures et d’amener à légitimer ce travail d’analyse. Dans les écoles de l’éducation prioritaire en particulier, les enseignants « se contentent » du fait que l’élève a trouvé la réponse correcte, le résultat, alors que s’intéresser à comment l’élève a trouvé et envisager comment l’amener à mobiliser une façon plus experte nous semble crucial.
Concernant la résolution de problème, en référence aux travaux de Catherine Houdement8 sur les problèmes élémentaires pour lesquels la procédure experte doit être automatisée, nous insistons également sur l’identification de ces problèmes par les enseignants. Il s’agit d’amener les professeurs à prendre conscience qu’à un niveau de la scolarité donné, certains types de problèmes ne doivent plus se résoudre en mobilisant un dessin, par exemple. La différenciation se situe également à ce niveau, ne pas se limiter à amener l’élève à trouver la réponse, mais s’intéresser à comment l’élève a trouvé la réponse et comment l’aider à mobiliser des procédures plus évoluées.
À propos de l’automatisation, dans les différents domaines des mathématiques en calcul mental, en résolution de problèmes, mais également en numération, en géométrie, nous insistons sur l’importance de l’automatisation de certains résultats (faits numériques, décompositions…), de certaines procédures (reconnaissance de l’opération à mobiliser pour résoudre un problème donné…) ou de certains gestes (dans les tâches de reproduction ou de construction de figures, dans des tâches de mesurages…). Il s’agit de faire porter la réflexion didactique de l’enseignant sur des questions du type : à quel moment et pour quel élève ce passage à l’automatisation doit-il être exigé ? Du côté de l’élève, il est également important de l’amener à identifier, à reconnaître la posture attendue face aux tâches proposées.

Différenciation et institutionnalisation : une piste, les bilans de savoir

Un autre résultat relatif aux pratiques des enseignants, issu de nos recherches, est la tension entre dévolution et institutionnalisation liée au changement de posture à assumer par l’enseignant pour gérer ces deux processus, tension qui conduit souvent à un défaut d’institutionnalisation. Une résistance persiste, même si cet aspect a été évoqué au cours de la formation, notamment en s’appuyant sur le constat que les élèves en difficulté ne perçoivent pas toujours les enjeux des situations proposées. Parmi les travaux de recherche, je citerais les travaux de Denis Butlen et Monique Charles-Pézard, sur la construction d’une mémoire collective de la classe qui contribue à l’institutionnalisation. C’est également, pour le professeur, une façon d’accéder, à travers l’évolution des écrits produits par les élèves individuellement et collectivement, à l’avancée de leurs apprentissages. Dans l’expérience menée dans le cadre de la recherche avec des élèves de cycle 3 et de collège sur des bilans de savoir9, un ou deux élèves étaient chargés de faire le bilan par écrit toutes les semaines ou deux semaines de ce qui avait été appris en mathématiques. Leur écrit était discuté au sein de la classe pour devenir un écrit collectif. Ces écrits évoluaient au cours du temps et devenaient de plus en plus consistants pour dire ce qu’on avait appris en mathématiques, ce qu’on savait faire en mathématiques. C’est pour moi un moyen pour prendre en compte les différents cheminements possibles des élèves par rapport aux apprentissages et d’adapter les institutionnalisations. Certains écrits intermédiaires constituent des étapes dans le processus de conceptualisation pour les élèves en difficulté.

Conclusion et perspectives : L’exercice de la vigilance didactique

Nos recherches portent sur l’analyse des pratiques, sur la conception et l’analyse de dispositifs de formation et sur l’analyse des effets de ces dispositifs sur les pratiques. Dans le cadre d’un dispositif d’accompagnement des professeurs, nous privilégions une démarche qui consiste à s’interroger d’abord sur ce que font les élèves pour remonter à ce que font les enseignants. En tant que chercheurs, nous mobilisons des concepts de didactique et nous considérons différents de niveaux de transpositions pour certains d’entre eux qui conduisent à en faire des outils professionnels. Ces derniers permettent à l’enseignant de mieux exercer son métier, notamment en l’aidant à mieux comprendre ce qui se passe dans la classe quand il choisit une situation et qu’il la propose à ses élèves. Par exemple, réfléchir aux choix des valeurs de certaines variables, dont les variables didactiques, peut aider les enseignants à comprendre que telle ou telle situation va être plus consistante, plus problématique pour les élèves, et susceptible de provoquer des apprentissages. Ces résultats montrent comment peut s’exercer la vigilance didactique de l’enseignant, comment les connaissances mathématiques et les connaissances didactiques vont s’opérationnaliser dans les pratiques de l’enseignant. L’exercice de la vigilance didactique nous paraît un point important dans nos résultats ; il amène le professeur à penser des adaptations « correctes » en négociant en fonction de ce que font les élèves.

Références

1) Références accessibles
  1. Butlen D., Charles Pézard M., Masselot P. et Sayac N. (2007). De l’analyse de pratiques à des scénarios de formation : Accompagnement en mathématiques de professeurs des écoles nouvellement nommés dans des écoles de milieux défavorisé. Cahiers DIDIREM n°56. Université Paris Diderot. 

  2. Butlen D., Charles-Pézard M., Masselot P. (2010) Accompagnement en mathématiques de professeurs des écoles débutants nommés en ZEP, Repères IREM n°81, Topiques éditions 

  3. Butlen D., Masselot P., (2010) Dialectique entre sens et techniques : l’exemple du calcul mental, In Durpaire J.L., Mégard Marie, Le Nombre au Cycle 2, Ressources pour faire la Classe

  4. Butlen D. Pezard M., (2007) Conceptualisation en mathématiques et élèves en difficulté, Grand N, n° 79, 7-32, IREM de Grenoble, université Joseph Fourrier, Grenoble 1

  5. Houdement C. (2014) Des connaissances fonctionnelles (mais ignorées) en résolution de problèmes arithmétiques – Houdement Le cahier des Sciences de l’Éducation n°36. Faculté de Psychologie, Logopédie et des Sciences de l’Éducation. Université de Liège , pp.7-34. En ligne sur 

  6. Contribution de Denis Butlen, Monique Charles-Pézard et Pascale Masselot dans le cadre du rapport du Cnesco sur les inégalités scolaires d’origine sociale et ethnoculturelle

  7. Présentation de Denis Butlen dans le cadre de la conférence de consensus du Cnesco sur la différenciation pédagogique  

  8. Butlen D., Peltier-Barbier M. et Pézard M. Nommés en REP, comment font-ils ? Pratiques de professeurs d’école enseignant les mathématiques en REP. Contradictions et cohérence. Revue française de pédagogie, volume 140, 2002. Les ZEP: vingt ans de politiques et de recherches. pp. 41-52.

2) Références plus spécialisées et complémentaires
  1. Robert A. et Rogalski J. (2002). Le système complexe et cohérent des pratiques des enseignants de mathématiques : une double approche, Revue canadienne de l’enseignement des sciences, des mathématiques et des technologies, volume 2, n° 4, 505–528 

  2. Butlen D. et Pezard M. (2003). Étapes intermédiaires dans le processus de conceptualisation en mathématiques, RDM, Vol. 23, n° 1, pp. 41-78
3) Références conseillées par l’auteure mais non utilisées dans cet article
  1. Butlen Denis. Le calcul mental entre sens et technique Besançon  Presses universitaires de Franche-Comté, 2007. – 188 p.

  2. Butlen D. Pézard M., (2003) Étapes intermédiaires dans le processus de conceptualisation en mathématiques, rdm, vol 23/1, pp. 41-78 


Notes

  1. LDAR  

  2.  

  3. Butlen D., Charles Pézard M., Masselot P. et Sayac N. (2007). De l’analyse de pratiques à des scénarios de formation : Accompagnement en mathématiques de professeurs des écoles nouvellement nommés dans des écoles de milieux défavorisé. Cahiers DIDIREM n°56. Université Paris Diderot.  

  4.  

  5. Robert A. et Rogalski J. (2002). Le système complexe et cohérent des pratiques des enseignants de mathématiques : une double approche, Revue canadienne de l’enseignement des sciences, des mathématiques et des technologies, volume 2, n° 4, 505–528  

  6. Robert A. et Vandebrouck F. (2014). Proximités-en-acte mises en jeu en classe par les enseignants du secondaire et ZPD des élèves : analyses de séances sur des tâches complexes. Cahiers du laboratoire de didactique André Revuz n°10. Université Paris Diderot.  

  7. En calcul mental, « des recherches ont montré que les procédures mobilisées par les élèves de fin de cycle 2, sont l’algorithme écrit « posé dans la tête » (procédure quasi majoritaire), les différentes procédures mobilisant des décompositions canoniques et, beaucoup plus rarement, celles mobilisant d’autres décompositions additives ou soustractives.[…] Les élèves préfèrent, dans un premier temps, utiliser des procédures sûres (qui fonctionnent dans tous les cas et conduisent, à condition d’être menées à terme, au résultat attendu) mais coûteuses plutôt que des procédures mieux adaptées au calcul en jeu. De plus, les élèves les plus en difficulté en mathématiques se limitent davantage et plus longtemps aux premières. Ils font preuve de moins d’adaptabilité » Butlen D., Masselot P., (2010) Dialectique entre sens et techniques : l’exemple du calcul mental, In Durpaire J.L. , Mégard Marie, Le Nombre au Cycle 2, Ressources pour faire la Classe, CRDP du Centre, Orléans (fascicule également en ligne sur Eduscol), page 12.

  8. Houdement C. (2014) Des connaissances fonctionnelles (mais ignorées) en résolution de problèmes arithmétiques – Houdement Le cahier des Sciences de l’Éducation n°36. Faculté de Psychologie, Logopédie et des Sciences de l’Éducation. Université de Liège , pp.7-34. En ligne sur  

  9. Butlen D. Pézard M., (2007) Conceptualisation en mathématiques et élèves en difficulté, Grand N, n°79, 7-32, IREM de Grenoble, université Joseph Fourrier, Grenoble 1 
    Butlen D. Pézard M., (2003) Étapes intermédiaires dans le processus de conceptualisation en mathématiques, rdm, vol 23/1, pp. 41-78

Pour citer cet article : Masselot P., « Différenciation à l’école primaire et au début du collège : un point de vue de didacticienne des mathématiques », in APMEP Au fil des maths. N° 529. 10 octobre 2018, https://afdm.apmep.fr/rubriques/opinions/differenciation-a-lecole-primaire-et-au-debut-du-college-un-point-de-vue-de-didacticienne-des-mathematiques/.