N’oublions pas la géométrie
Dans cet article déjà paru dans le n° 573 de décembre 2021 des Cahiers pédagogiques
, Valentina Celi questionne l’enseignement de la géométrie en cycle 1 … Par la manipulation, les diverses formes de perception et la verbalisation, voici comment l’enseignant peut amener les élèves à construire leurs premières connaissances géométriques dès la maternelle.
Valentina Celi
© APMEP Juin 2023
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Dans les classes de maternelle, les matériels autour des formes géométriques ne manquent pas : formes emboîtables, assortiments de formes isolées, puzzles, gabarits et pochoirs de formes, etc. Exploités souvent pour des activités d’éveil ou de loisir, les connaissances géométriques dont ils pourraient être porteurs demeurent implicites. Lorsque l’accent est mis sur l’importance de la manipulation, une sorte d’activisme l’emporte sur l’activité intellectuelle qui pourrait être visée. Ou, a contrario, le travail ne porte que sur des figures usuelles, en se focalisant (trop) rapidement sur leur nombre de côtés et de sommets.
Bien que présent dans les programmes scolaires du cycle 1, le thème sur les formes géométriques est très peu mis en valeur par rapport aux nombres. En prenant en compte quelques aspects cognitifs propres de l’âge préscolaire, on peut néanmoins postuler qu’un travail sur ce thème permet, dès la maternelle, la construction des premières connaissances géométriques.
Déjà, Édouard Claparède, en parlant de « perception syncrétique », soulignait que l’enfant perçoit le monde de manière globale. Par la suite, en relation avec la géométrie, d’autres auteurs confirmeront cette idée : selon Pierre-Marie Van Hiele , [1], par exemple, l’enfant appréhende les formes d’abord par leur aspect global, en les classant de façon exclusive les unes par rapport aux autres (« un rectangle lui semble différent d’un carré »). En outre, lorsqu’il commence à construire sa représentation de l’espace, l’enfant appréhende perceptivement sans distinguer ce qui est courbe de ce qui est droit [2]. À la recherche de la forme qui s’emboîte exactement dans la forme évidée correspondante (figure 1), nombreux sont les élèves qui échouent car la seule appréhension globale spontanée ne suffit pas pour saisir ses caractéristiques (figure 1b).

Perception haptique
C’est par l’association des perceptions visuelle et haptique que ces élèves pourront aller au-delà d’une appréhension globale et commencer à étudier les formes de manière plus analytique.
« La perception haptique résulte de la stimulation de la peau provenant des mouvements actifs d’exploration de la main entrant en contact avec des objets. C’est ce qui se produit quand, par exemple, la main et les doigts suivent le contour d’un objet pour en apprécier la forme […]. Cette perception semble moins “globale” et plus “analytique” que la perception visuelle. » [3]
Pour apprendre à discerner la nature des bords des formes qu’ils manipulent, ils seront aidés par l’enseignant qui accompagnera leurs gestes en leur parlant, par exemple, de bords droits et de bords courbes (figures 1c et 1d).
Dans ce processus de préparation aux apprentissages géométriques, le rôle du langage est crucial mais, dans le but de construire des concepts tout en préservant ce niveau d’acquisition qui précède l’abstraction, il faut créer les conditions pour que l’enfant enrichisse graduellement le lexique géométrique : lorsque son doigt parcourt le bord d’une forme carrée, les endroits où « ça pique » ne seront identifiés que plus tard en tant que sommets, lorsqu’il sera en mesure de les voir comme points communs à deux côtés consécutifs ou encore comme points d’intersection de deux droites.
Conceptualisation
Par le choix des problèmes qu’il propose à ses élèves et par les caractéristiques du matériel qu’il met dans leurs mains, l’enseignant les accompagne à dépasser leurs appréhensions spontanées. Par la verbalisation de ce que chaque élève perçoit visuellement mais aussi de manière profitable sur ce qu’il fait, sur ses actions, l’enseignant l’accompagne dans le processus de conceptualisation.
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Avec des formes emboîtables
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Les élèves posent chaque forme dans l’espace évidé correspondant et chaque forme s’ajuste selon des conditions différentes (figure 2) : l’enseignant les encourage à les comparer, par analogie ou par contraste, et à parler de et sur la nature de leurs bords. Les élèves apprennent progressivement à discerner les formes, quelles que soient leur taille ou leur position.
Figure 2. (a)(b)(c)Emboîter des formes dans les espaces évidés correspondants.
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Avec un assortiment de formes
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Catégoriser des formes selon des caractéristiques communes (figure a ) ou par des noms connus (figure b), reconnaître ou caractériser une forme par la seule perception haptique (figure c), identifier un intrus (figure d) : voici des problèmes à proposer aux élèves afin d’enrichir le lexique géométrique et d’étudier les formes de manière plus analytique en les caractérisant chacune par leurs bords ou leurs pics.
Figure 3. (a)(b)(c)(d)Catégoriser des formes et chercher l’intrus. -
Des assemblages de formes
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Après avoir assemblé librement des formes (figure 4), l’enseignant pourra proposer à ses élèves de reproduire un modèle donné (figure 5 page suivante).
Figure 4.
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Pour cela, ils doivent dépasser l’appréhension globale des formes pour les appréhender de manière plus analytique par la prise en compte de leurs bords et de leurs coins et des actions qu’ils leur font subir. En verbalisant la manière d’assembler les formes, les élèves les nomment et parlent de et sur leurs positions relatives.
Figure 5. Assembler des formes et reproduire un modèle donné.
Potentiel des matériels
En agissant sur les formes, en les touchant, en les discriminant visuellement, en les emboîtant, en les assemblant, le jeune élève peut affiner ses perceptions, ses gestes et son langage. Par analogie et par contraste, ses représentations mentales s’aiguisent peu à peu, à travers une grande variété de formes et de problèmes où les diverses perceptions s’articulent ou s’alternent.
Dans la perspective d’accompagner les élèves vers les premiers apprentissages géométriques, il est alors important que l’enseignant ait conscience du potentiel des matériels qu’il met dans leurs mains et de l’intérêt de ce qu’il leur propose d’en faire.
Références
- Pierre Marie Van Hiele. « La pensée de l’enfant et la géométrie ». In : Bulletin de l’APMEP N° 198 (1959)
.
- Jean Piaget et Bärbel Inhelder. La représentation de l’espace chez l’enfant. Presses universitaires de France, 1947.
- Édouard Gentaz et al. « Apports de la modalité haptique manuelle dans les apprentissages scolaires (lecture, écriture et géométrie) ». In : Cognito, Cahiers romans de sciences cognitives vol. 3. N° 3 (2009).
, p. 1-38.
Pour aller plus loin
« Préapprentissages géométriques et retours d’expérience », intervention filmée de Valentina Celi et Myriam Semmarty lors du colloque « L’enseignement des mathématiques à l’école primaire », organisé le 12 décembre 2018 par l’Académie des sciences en collaboration avec la fondation La main à la pâte et le réseau des IREM (Instituts de recherche sur l’enseignement des mathématiques),
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Valentina Celi est maîtresse de conférences en didactique des mathématiques à l’Inspé de l’académie de Bordeaux. Elle fait partie du laboratoire de recherche pluridisciplinaire, le Lab-E3D, Épistémologie et Didactique des Disciplines.
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