Découpages
Cet article a deux objectifs : présenter un problème peu connu de géométrie élémentaire et proposer une source inhabituelle d’exercices.
Pierre Legrand
© APMEP Décembre 2019
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Pour étudier les propriétés d’un polygone, il est souvent utile d’en faire une triangulation, c’est-à-dire de le décomposer en réunion de triangles placés côte à côte. Tous les sommets du polygone sont alors évidemment sommets d’au moins un des triangles. La façon la plus économique de faire une triangulation serait donc de ne prendre que des triangles dont tous les sommets soient sommets du polygone. Mais est-ce toujours possible ? Et si oui que peut-on dire du nombre de triangles ?
Quelques définitions (non canoniques)
Définitions |
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Les diagonales
Combien de diagonales pour un \(n\)-gone ?
Le décompte est facile : il suffit de joindre chacun des \(n\) sommets aux \(n-3\) qui ne lui sont pas adjacents, ce qui donne \(n(n-3)\) possibilités. Mais chaque diagonale est alors comptée deux fois, une pour chaque extrémité. D’où le résultat :
Un \(n\)-gone a \(\dfrac{n(n-3)}{2}\) diagonales.
Remarque 1
Un polygone est convexe si et seulement si toutes ses diagonales sont vraies.
Qu’un polygone convexe ait cette propriété est évident d’après la définition même de la convexité. Prenons maintenant un polygone \(\mathscr{P}\) non convexe : un certain nombre de ses sommets forment un polygone convexe \(\mathscr{Q}\) à l’intérieur duquel sont les autres sommets.
Il suffit de prendre un côté de \(\mathscr{Q}\) qui n’est pas côté de \(\mathscr{P}\) pour avoir une fausse diagonale.
Remarque 2
Deux diagonales distinctes peuvent être portées par la même droite. Sur la figure ci-après la droite \((\mathsf{MN})\) porte trois vraies diagonales et un bon nombre de fausses.
Remarque 3
Si sur une fausse diagonale il n’y aucun point extérieur au polygone, elle contient une vraie diagonale.
Soit \([\mathsf{MN}]\) une telle diagonale ; elle contient au moins un point \(\mathsf{P}\) intérieur au polygone, sinon \([\mathsf{MN}]\) serait un côté. \([\mathsf{MP}]\) coupe le contour du polygone selon un nombre fini de points et de segments. Il existe donc sur \([\mathsf{MP}]\) un point \(\mathsf{Q}\) du contour plus proche de \(\mathsf{P}\) que les autres ; il existe de même sur \([\mathsf{NP}]\) un point \(\mathsf{R}\) du contour plus proche de \(\mathsf{P}\) que les autres.
Ainsi \(\mathsf{Q}\) et \(\mathsf{R}\) sont sur le contour et \(\mathopen]\mathsf{QR}\mathclose[\) ne contient que des points intérieurs au polygone. En outre, tout point de \([\mathsf{MQ}]\) ou de \([\mathsf{RN}]\) est intérieur au polygone ou sur son contour, si bien que \(\mathsf{Q}\) et \(\mathsf{R}\) sont forcément des sommets et que \([\mathsf{QR}]\) est une vraie diagonale.
Les trois types de triangles d’un découpage
Seules les vraies diagonales interviennent dans le découpage d’un polygone (ce qui fait que les polygones convexes permettent une plus grande variété de découpages).
Plus précisément, pour chaque triangle d’un découpage, ses côtés sont :
|
Remarque : deux diagonales d’un même découpage ne peuvent avoir qu’une extrémité comme point commun.
Quelques découpages de \(n\)-gones convexes
On utilisera à plusieurs reprises le résultat évident suivant1 : la droite qui joint deux sommets non consécutifs d’un polygone convexe est une vraie diagonale, qui le partage en deux polygones convexes.
Remarque générale
Étant donné un \(n\)-gone convexe, on obtient un découpage immédiat en choisissant un sommet et en le joignant aux \(n-3\) sommets qui ne lui sont pas adjacents.
On obtient ainsi \(n\) découpages différents, dont chacun comporte \(n-2\) triangles.
Nous allons maintenant faire une étude artisanale pour les premières valeurs de \(n\), histoire de voir s’il existe d’autres découpages que ceux qui viennent d’être mis en évidence et, dans ce cas, s’ils comportent tous \(n-2\) triangles.
Le cas \(n=3\) est trivial. Dans le cas \(n=4\), chacune des deux diagonales donne un découpage en deux triangles.
Cas \(n=5\)
La technique précédente fournit cinq découpages (autant que de sommets privilégiés), tous en trois triangles. Reste à voir si ce sont les seuls.
Dans un pentagone convexe, les cinq diagonales forment un pentagone étoilé : si un découpage utilise deux d’entre elles, celles-ci ne peuvent avoir qu’un sommet (\(\mathsf{A}\) sur la figure) comme point commun. On ne peut donc avoir d’autres découpages que ceux définis plus haut.
Cas \(n=6\)
Si \(\mathsf{A}_0\mathsf{A}_1\mathsf{A}_2\mathsf{A}_3\mathsf{A}_4\mathsf{A}_5\) est le polygone, la situation se complique : il faut en effet distinguer les trois « grandes » diagonales \([\mathsf{A}_0\mathsf{A}_3]\), \([\mathsf{A}_1\mathsf{A}_4]\), \([\mathsf{A}_2\mathsf{A}_5]\) joignant deux sommets opposés, et les six « petites » diagonales joignant deux sommets dont les indices diffèrent de \(2\pmod{6}\) comme \([\mathsf{A}_0\mathsf{A}_2]\) ou \([\mathsf{A}_5\mathsf{A}_1]\).
Les « grandes » diagonales se coupent, donc une seule d’entre elles peut figurer dans un découpage, mettons \([\mathsf{A}_0\mathsf{A}_3]\). Elle divise l’hexagone en deux quadrilatères convexes, \(\mathsf{A}_0\mathsf{A}_1\mathsf{A}_2\mathsf{A}_3\) et \(\mathsf{A}_0\mathsf{A}_3\mathsf{A}_4\mathsf{A}_5\), dont chacun est décomposable en triangles de deux manières ; elle fournit donc \(2\times2=4\) découpages.
En faisant de même à partir de \([\mathsf{A}_1\mathsf{A}_4]\) et de \([\mathsf{A}_2\mathsf{A}_5]\), on obtient en tout \(3\times4=12\) découpages distincts, dont chacun en quatre triangles.
Restent les découpages ne faisant intervenir aucune « grande » diagonale. Il n’y en a que deux, et ceux-ci sont déterminés par les triangles \(\mathsf{A}_0\mathsf{A}_2\mathsf{A}_4\) et \(\mathsf{A}_1\mathsf{A}_3\mathsf{A}_5\). Et ils comportent encore quatre triangles chacun.
On a donc en tout \({14}\) découpages.
Cas \(n=7\)
Dans le polygone \(\mathsf{A}_0\mathsf{A}_1\mathsf{A}_2\mathsf{A}_3\mathsf{A}_4\mathsf{A}_5\mathsf{A}_6\), on distingue les sept « grandes » diagonales joignant deux sommets dont les indices diffèrent de \(3\pmod{7}\), comme \([\mathsf{A}_0\mathsf{A}_3]\) ou \([\mathsf{A}_5\mathsf{A}_1]\), et les sept « petites » diagonales joignant deux sommets dont les indices diffèrent de \(2 \pmod{7}\) comme \([\mathsf{A}_0\mathsf{A}_2]\) ou \([\mathsf{A}_6\mathsf{A}_1]\).
Deux grandes diagonales se coupent à l’intérieur du polygone sauf si elles ont une extrémité commune. Tout découpage utilise donc au maximum deux grandes diagonales.
S’il en utilise deux, elles partagent l’heptagone en un triangle et deux quadrilatères admettant chacun deux découpages (ci-dessus). On obtient donc déjà \(7\times2\times2\), soit \(28\) découpages distincts, tous en cinq triangles.
Si un découpage n’utilise qu’une grande diagonale, elle sépare un pentagone, qui ne peut être découpé que comme ci-dessous, et un quadrilatère, qui a deux découpages possibles, ce qui fournit \(7\times2\), soit \(14\) découpages supplémentaires, encore en cinq triangles.
Reste à étudier les découpages n’utilisant aucune grande diagonale. Tout triangle de type 2 ou 3 utilisant au moins une grande diagonale, tous les triangles seraient du type 1 ; chacun occuperait donc deux côtés du triangle. Mais le malheur veut que 7 soit impair. Il n’y a donc pas de découpage sans grande diagonale.
Résumons les résultats obtenus pour les polygones convexes :
nombre de côtés du polygone | 3 | 4 | 5 | 6 | 7 |
nombre de triangles d’un découpage | 1 | 2 | 3 | 4 | 5 |
nombre de découpages | 1 | 2 | 5 | 14 | 42 |
On a donc de bonnes raisons d’espérer que, pour un \(n\)-gone convexe donné, tous les découpages comportent \(n-2\) triangles.
Le nombre \(E_n\) de découpages augmente fortement avec \(n\). Un travail à la main (assez facile) donne \(E_8=132\). Dans le cas général, Euler a montré que \(E_n=\dfrac{2\times6\times10\cdots(4n-10)\mathstrut}
{(n-1)\, !\mathstrut}\cdotp\)
La formule \(E_n=\dfrac{\mathstrut4n-10}{n-1}\,E_{n-1}\) permet un calcul aisé de proche en proche.
Parenthèse culturelle
Les nombres \(E_n\) se retrouvent de façon assez surprenante dans un problème très différent, résolu en 1838 par le mathématicien belge Catalan2. |
Étant donné un ensemble muni d’une multiplication associative, on appelle \(\mathsf{C}_n\) (nombre de Catalan d’indice \(n\)) le nombre de façons dont on peut grouper \(n\) éléments sans changer leur ordre pour obtenir leur produit par une succession de multiplication de deux facteurs.
On a trivialement \(\mathsf{C}_2=1\) et \(\mathsf{C}_3=2\). Avec quatre termes, on obtient : \[\bigl((ab)c\bigr)d,\ \bigl(a(bc)\bigr)d,\ (ab)(cd),\ a\bigl((bc)d\bigr),\ a\bigl(b(cd)\bigr),\] ce qui donne \(\mathsf{C}_4=5\).
On démontre3, mais c’est fort laborieux, que \(\mathsf{C_n}=E_{n+1}\).
Étude de quelques polygones non convexes
Quadrilatère non convexe
Même pour un nombre faible de côtés, le problème du découpage des polygones non convexes est extrêmement complexe, ce qui rend prohibitive toute étude artisanale. Les choses commencent pourtant bien pour le quadrilatère : une seule vraie diagonale, donnant un seul découpage, composé de deux triangles.
Mais dès que l’on s’attaque aux pentagones la situation devient, comme on va le voir, difficilement vivable.
Étude pour un pentagone non convexe
Le lecteur confiant ou pressé peut sans remords sauter ce paragraphe. Il n’est là en effet que pour deux raisons : montrer l’extrême variété des polygones non convexes dès qu’ils ont plus de quatre côtés, fournir une source d’exercices.
Deux situations sont possibles :
-
ou bien quatre sommets forment un quadrilatère convexe et le cinquième est à l’intérieur (cas 1) ;
-
ou bien deux des sommets sont à l’intérieur du triangle formé par les trois autres (cas 2).
Cas n°1
Soit \(\mathscr{P}\) le pentagone, \(\mathscr{Q}\) le quadrilatère, \(\mathsf{A}\), \(\mathsf{B}\), \(\mathsf{C}\), \(\mathsf{D}\), les sommets du quadrilatère pris dans l’ordre, \(\mathsf{E}\) le sommet de \(\mathscr{P}\) intérieur à \(\mathscr{Q}\). Nous allons montrer qu’aucune diagonale de \(\mathscr{Q}\) ne peut être un côté de \(\mathscr{P}\).
Supposons en effet que, par exemple, \([\mathsf{AC}]\) soit un côté de \(\mathscr{P}\). Le point \(\mathsf{E}\) est intérieur à l’un des deux triangles \(\mathsf{ABC}\) et \(\mathsf{ADC}\), disons \(\mathsf{ABC}\). Alors les côtés de \(\mathscr{P}\) partant du point \(\mathsf{D}\) ne peuvent être ni \([\mathsf{DB}]\) ni \([\mathsf{DE}]\), qui coupent \([\mathsf{AC}]\) ; ce sont donc \([\mathsf{DA}]\) et \([\mathsf{DC}]\). Mais alors les trois côtés du triangle \(\mathsf{ADC}\) seraient des côtés du pentagone, ce qui est absurde.
Ainsi les trois côtés de \(\mathscr{P}\) n’ayant pas l’extrémité \(\mathsf{E}\) sont trois côtés de \(\mathscr{Q}\). Il n’est pas restrictif de supposer que ce sont \([\mathsf{AB}]\), \([\mathsf{BC}]\), \([\mathsf{CD}]\).
Les deux diagonales de \(\mathscr{Q}\) partagent \(\mathscr{Q}\) en quatre triangles, numérotés sur la figure. Le problème du découpage de \(\mathscr{P}\) se présente différemment selon que le point \(\mathsf{E}\) est intérieur à l’un ou l’autre de ces quatre triangles, et encore différemment s’il est situé sur l’un des segments \(\mathopen]\mathsf{JA}\mathclose[\), \(\mathopen]\mathsf{JB}\mathclose[\), \(\mathopen]\mathsf{JC}\mathclose[\), \(\mathopen]\mathsf{JD}\mathclose[\) ou en \(\mathsf{J}\).
La figure ci-contre correspond au cas où \(\mathsf{E}\) est intérieur au triangle 1. Les quatre vraies diagonales permettent trois découpages, chacun en trois triangles.
Si on déplace le point \(\mathsf{E}\) pour l’amener à l’intérieur du triangle 2 (resp. triangle 4), \([\mathsf{AC}]\) (resp. \([\mathsf{BD}]\)) devient une fausse diagonale, ce qui ne donne plus que deux découpages, encore en trois triangles.
Si on amène le point \(\mathsf{E}\) à l’intérieur du triangle 3, \([\mathsf{AC}]\) et \([\mathsf{BD}]\) deviennent des fausses diagonales, ce qui ne donne plus qu’un seul découpage, toujours en trois triangles.
L’étude des cas limites est laissée au lecteur.
Cas n°2
Deux des points, soit \(\mathsf{D}\) et \(\mathsf{E}\), sont à l’intérieur du triangle \(\mathsf{ABC}\) formé par les trois autres. Deux côtés du pentagone aboutissent en \(\mathsf{D}\) et deux côtés en \(\mathsf{E}\). Quitte à permuter les lettres \(\mathsf{A}\), \(\mathsf{B}\), \(\mathsf{C}\), on peut supposer que \([\mathsf{CD}]\) et \([\mathsf{AE}]\) sont des côtés du pentagone.
- Cas n°2 a :
-
si \([\mathsf{DE}]\) est un côté du pentagone, \([\mathsf{CD}]\), \([\mathsf{DE}]\) et \([\mathsf{EA}]\) sont trois côtés du pentagone, les deux autres étant \([\mathsf{AB}]\) et \([\mathsf{BC}]\).
On a trois cas de figure selon la position de \(\mathsf{E}\) par rapport à la droite \((\mathsf{BD})\). Un seul d’entre eux est représenté ici mais dans les trois cas, le nombre de vraies diagonales est 2 et le nombre de triangles du découpage est 3. Dans les trois situations on aboutit à un seul découpage du pentagone.
- Cas n°2 b :
-
si \([\mathsf{DE}]\) n’est pas un côté du pentagone, quatre côtés du pentagone ne sont pas côtés du triangle. Le cinquième l’est, mettons \([\mathsf{AB}]\). Le pentagone est \(\mathsf{ABDCE}\).
On a encore trois cas de figure selon la position de \(\mathsf{D}\) par rapport à la droite \((\mathsf{BE})\). Dans le cas représenté ici ou si \(\mathsf{D}\) est sur la droite \((\mathsf{BE})\), on retrouve les mêmes résultats que dans le cas 2 a : deux vraies diagonales, un seul découpage, comportant trois triangles. Mais si \(\mathsf{D}\) est dans l’angle \(\widehat{\mathsf{EBC}}\), on a trois vraies diagonales (\([\mathsf{AD}]\), \([\mathsf{BE}]\), \([\mathsf{ED}]\)) et deux découpages, comportant encore chacun trois triangles.
Nous sommes finalement arrivés à deux conclusions, l’une réconfortante (tout découpage d’un pentagone comporte trois triangles), l’autre déprimante (aucun espoir d’un traitement artisanal au-delà de n = 5 ).
Exercices
Pour les deux polygones ci-dessous, trouver le nombre de vraies diagonales et le nombre de découpages possibles.
pour l’heptagone, 8 vraies diagonales et 8 découpages possibles. Pour le dodécagone, 14 vraies diagonales et 32 découpagesRéponse:
Étude générale
Les instruments de base sont encore les vraies diagonales : pour découper un polygone, on le coupe d’abord en deux par l’une d’elles. On obtient ainsi deux polygones ayant moins de côtés, ce qui permet un travail par récurrence.
Les deux lemmes sur lesquels tout repose
Lemme 1 |
Tout polygone ayant plus de trois côtés a au moins une vraie diagonale. |
Lemme 2 |
Toute vraie diagonale \(\Delta\) d’un polygone \(\mathscr{P}\) le divise en deux polygones \(\mathscr{P}_1\) et \(\mathscr{P}_2\) tels que \(\mathscr{P}_1\cup\mathscr{P}_2=\mathscr{P}\) et \(\mathscr{P}_1\cap\mathscr{P}_2 = \Delta\). |
Ces deux lemmes sont pour l’instant admis. Le lecteur pourra les considérer comme des évidences ou, s’il est curieux ou exigeant, aller découvrir leur démonstration en annexe.
Théorème
Théorème T |
T1. Tout \(n\)-gone est décomposable en réunion de triangles d’intérieurs disjoints dont les sommets sont pris parmi les sommets du \(n\)-gone ; T2. Tout découpage de ce type comporte exactement \(n-2\) triangles ; T3. Tout découpage de ce type utilise exactement \(n-3\) vraies diagonales. |
On raisonne par « récurrence forte ». Les résultats sont trivialement valables pour \(n=3\) et \(n=4\).
T1. Établissons d’abord l’existence d’au moins un découpage.
Supposant que l’énoncé T1 est vrai pour toutes les valeurs allant de 3 à \(\ n-1\) inclus, on considère un \(n\mathrm{-gone}\ \mathscr{P}\).
Il admet une vraie diagonale \(\Delta\) qui divise \(\mathscr{P}\) en deux polygones \(\mathscr{P}_1\) et \(\mathscr{P}_2\) ; en réunissant un découpage de \(\mathscr{P}_1\) et un découpage de \(\mathscr{P}_2\), on obtient un découpage de \(\mathscr{P}\).
T2 et T3. Supposons que, pour tout \(p\)-gone tel que \(p< n\), chaque découpage comporte exactement \(\ p-2\ \) triangles et utilise exactement \(\ p-3\ \) vraies diagonales.
Considérons un découpage d’un \(n\)-gone \(\mathscr{P}\). Soit \(\Delta\) l’une des vraies diagonales intervenant dans ce découpage. Elle divise \(\mathscr{P}\) en un \(h\)-gone \(\mathscr{P}_1\) et un \(k\)-gone \(\mathscr{P}_2\) ; si on totalise les côtés de \(\mathscr{P}_1\) et \(\mathscr{P}_2\), on obtient ceux de \(\mathscr{P}\) plus \(\Delta\) comptée deux fois, donc \(h+k=n+2\).
Le découpage de \(\mathscr{P}\) induit un découpage de \(\mathscr{P}_1\) et un découpage de \(\mathscr{P}_2\). Le premier comporte \(\ h-2\ \) triangles et le second \(\ k-2\ \), ce qui fait pour \(\mathscr{P}\) en tout \(\ h+k-4\ \), autrement dit \(\ n-2\ \) triangles.
Quant aux diagonales utilisées pour le découpage de \(\mathscr{P}\), ce sont celles utilisées pour \(\mathscr{P}_1\) et \(\mathscr{P}_2\), plus \(\Delta\) ; leur nombre est \(\ (h-3)+(k-3)+1\ \), soit \(\ h+k-5\), donc \(\ n-3\).
Corollaires
Corollaire 1 |
Le nombre minimum de vraies diagonales d’un \(n\)-gone est \(\ n-3\). |
D’après T1, tout \(n\)-gone a au moins un découpage, qui, d’après T3 fait intervenir \(\ n-3\ \) vraies diagonales.
L’inégalité ne peut pas être améliorée. La figure ci-dessous représente en effet un \(n\)-gone ayant exactement \(n-3\) vraies diagonales (et un seul découpage possible). La justification est laissée au lecteur.
Corollaire 2 |
Tout découpage d’un polygone d’au moins quatre côtés comporte au moins deux triangles dont deux côtés sont des côtés adjacents du polygone (triangles « de type 1 »). |
Considérons un découpage d’un \(n\)-gone. Dans ce découpage, on a \(x\) triangles dont un seul côté est une diagonale, \(y\) triangles dont deux côtés sont des diagonales, \(z\) triangles dont trois côtés sont des diagonales.
Le décompte des côtés du \(n\)-gone donne la relation : \(2x+y=n\).
Le décompte des triangles donne : \(x+y+z=n-2\).
En retranchant membre à membre, il vient : \(x-z=2\).
Il en résulte l’inégalité \(x\geqslant2\), qui prouve le corollaire.
Remarque
La relation \(z=x-2\) est intéressante en elle-même : le nombre de triangles « de type 1 » est dans tout découpage supérieur de deux unités au nombre de triangles « de type 3 ».
Un algorithme de découpage
Le corollaire 2 ci-dessus donne un procédé récurrent permettant la réalisation effective de tous les découpages d’un \(n\)-gone donné \(\mathscr{P}\) :
Reconstitution d’un découpage donné \(\mathbb{D}\) de \(\mathscr{P}\) :
-
\(\mathbb{D}\) comporte au moins deux triangles « de type 1 ». On choisit l’un d’eux, \(\mathsf{T}_1\). On le détache par un coup de ciseaux.
-
\(\mathscr{P}\) amputé de \(\mathsf{T}_1\) est un \((n-1)\)-gone \(\mathscr{P}_1\) sur lequel \(\mathbb{D}\) induit un découpage \(\mathbb{D}_1\).
-
\(\mathbb{D}_1\) comporte au moins deux triangles « de type 1 ». On choisit l’un d’eux, \(\mathsf{T}_2\). On le détache par un coup de ciseaux.
-
\(\mathscr{P}_1\) amputé de \(\mathsf{T}_2\) est un \((n-2)\)-gone \(\mathscr{P}_2\) sur lequel \(\mathbb{D}\) induit un découpage \(\mathbb{D}_2\).
-
On itère. Au \(k\)-ième coup de ciseaux, on a détaché \(k\) triangles, figurant tous dans \(\mathbb{D}\), et il reste un \((n-k)\)-gone \(\mathscr{P}_k\). Le processus s’arrête lorsque le polygone restant est un triangle, donc lorsque \(n-k=3\).
-
On a donc reconstitué le découpage en donnant au total \(n-3\) coups de ciseaux (donc utilisé \(n-3\) vraies diagonales). En adjoignant aux triangles détachés le triangle résiduel, on vérifie que le découpage comporte bien \(n-2\) triangles.
Corollaire 3 |
La somme des angles d’un \(n\)-gone est \((n-2)\times180\)°. |
Il suffit pour le prouver d’observer que la somme des angles du polygone est celle des angles des \(n-2\) triangles d’un découpage.
Remarque : il en résulte que tout polygone a au moins trois angles inférieurs à \(180\)° (sinon il aurait au moins \(n-2\) angles supérieurs à \(180\)°, dont la somme serait supérieure à \((n-2)\times180\)°). Notons que ce résultat ne peut pas être amélioré : le contre-exemple du corollaire 1 a exactement trois angles inférieurs à \(180\)°.
Commentaire final et fatal
Un lecteur rigoriste peut considérer que rien de ce qui précède (en dehors de ce qui touche aux polygones convexes) ne tient réellement debout. On a en effet admis comme allant d’elles-mêmes les notions de contour, d’intérieur et d’extérieur d’un polygone… et la notion de polygone elle-même. Ces notions reposent pour l’essentiel sur le théorème suivant :
Théorème |
Toute ligne polygonale fermée sans point double sépare le plan en deux régions dont chacune est d’un seul tenant 4: un intérieur borné et un extérieur non borné. La réunion de l’intérieur et du contour est appelée polygone.. |
La démonstration de ce résultat important n’est enseignée à peu près nulle part. Elle ne suppose d’autres connaissances que celles du lycée et ses idées directrices sont simples, mais son exposé demande plusieurs pages : la taille d’un article, autrement dit ! J’y songerai…
Annexe retour sur les lemmes
Lemme 1
Lemme 1 |
Tout polygone ayant plus de trois côtés a au moins une vraie diagonale. |
Un tel polygone \(\Pi\) étant donné, on choisit dans le plan une direction qui n’est celle d’aucun côté et on la considère comme verticale ; on choisit sur elle un sens ascendant.
-
Parmi les sommets, on choisit le plus à gauche (ou, s’il y en a plusieurs, l’un des plus à gauche), soit \(\mathsf{B}\). On appelle \(\mathsf{A}\) et \(\mathsf{C}\) les sommets adjacents à \(\mathsf{B}\), qui sont donc strictement à droite de \(\mathsf{B}\).
-
\([\mathsf{AC}]\) ne peut être un côté, sinon \(\Pi\) serait un triangle ; c’est donc une diagonale. Si c’est une vraie diagonale, le problème est réglé. Supposons que \([\mathsf{AC}]\) soit une fausse diagonale. Si elle ne contient aucun point extérieur, elle contient (cf. remarque 3) une vraie diagonale et le problème est là aussi réglé.
-
Reste le cas où \([\mathsf{AC}]\) contient au moins un point \(\mathsf{J}\) extérieur au polygone. On va montrer qu’alors il existe à l’intérieur du triangle \(\mathsf{ABC}\) au moins un sommet de \(\Pi\) qui peut être joint à \(\mathsf{B}\) par une vraie diagonale.
-
Joignons \(\mathsf{J}\) à \(\mathsf{B}\). Tout point de l’angle \(\widehat{\mathsf{ABC}}\) qui est assez proche de \(\mathsf{B}\) est intérieur à \(\Pi\). On prend sur \(\mathopen]\mathsf{BJ}\mathclose[\) un tel point \(\mathsf{K}\). Le segment \([\mathsf{KJ}]\) joint un point intérieur et un point extérieur. Il rencontre donc le contour de \(\Pi\) en au moins un point \(\mathsf{P}\).
-
Soit \(\mathscr{L}\) la ligne polygonale formée des côtés de \(\Pi\) autres que \([\mathsf{AB}]\) et \([\mathsf{BC}]\). Projetons \(\mathscr{L}\) sur \((\mathsf{BC})\) parallèlement à \((\mathsf{AC})\). Cette projection est un segment \(\Sigma\) ne contenant pas \(\mathsf{B}\) et contenant la projection \(\mathsf{Q}\) de \(\mathsf{P}\), qui appartient à \(\mathopen]\mathsf{BC}\mathclose[\).
-
L’extrémité gauche \(\mathsf{R}\) de \(\Sigma\) est la projection d’au moins un sommet \(\mathsf{S}\) de \(\mathscr{L}\). \([\mathsf{BS}]\) est une vraie diagonale : \(\mathopen]\mathsf{BS}\mathclose[\) ne contient aucun point du contour de \(\Pi\) et les points de \(\mathopen]\mathsf{BS}\mathclose[\) assez proches de \(\mathsf{B}\) sont intérieurs à \(\Pi\), donc \(\mathopen]\mathsf{BS}\mathclose[\) est tout entier intérieur à \(\Pi\).
Lemme 2
Lemme 2 |
Toute vraie diagonale \([\mathsf{AB}]\) d’un polygone \(\mathscr{P}\) le divise en deux polygones \(\mathscr{P}_1\) et \(\mathscr{P}_2 ;\) tels que \(\mathscr{P}_1\cup\mathscr{P}_2=\mathscr{P}\) et \(\mathscr{P}_1\cap\mathscr{P}_2=[\mathsf{AB}]\). |
À la différence de l’énoncé du lemme 1, l’affirmation posée par le lemme 2 est une évidence visuelle qu’il est naturel d’accepter comme telle. Si l’on refuse ce recours à l’intuition, on peut raisonner comme suit.
-
\(\mathscr{P}\) contient les contours de \(\mathscr{P}_1\) et \(\mathscr{P}_2\), donc il contient aussi leur intérieur ; \(\mathscr{P}_1\cup\mathscr{P}_2\) est donc inclus dans \(\mathscr{P}\).
-
L’ensemble des côtés de \(\mathscr{P}\) n’aboutissant ni en \(\mathsf{A}\) ni en \(\mathsf{B}\) est un compact \(\mathcal{C}\) sans point commun avec \([\mathsf{AB}]\). Il existe donc \(\varepsilon\) tel que l’ensemble \(\mathcal{E}\) des points situés à une distance inférieure à \(\varepsilon\) d’au moins un point de \([\mathsf{AB}]\) ne contienne aucun point de \(\mathcal{C}\).
-
\([\mathsf{AB}]\) et les quatre côtés de \(\mathscr{P}\) aboutissant en \(\mathsf{A}\) et \(\mathsf{B}\) divisent \(\mathcal{E}\) en quatre zones (voir figure ci-après) dont l’intérieur ne contient aucun point du contour des trois polygones. Chacune des quatre est donc, puisqu’on peut y circuler sans rencontrer aucun des contours, tout entière à l’intérieur ou tout entière à l’extérieur de chacun des trois polygones.
-
Les deux zones blanches de \(\mathcal{E}\) ne longeant pas \([\mathsf{AB}]\) sont à l’extérieur de \(\mathscr{P}\), donc aussi de \(\mathscr{P}_1\) et \(\mathscr{P}_2\). Prenons dans celle dont le contour contient \(\mathsf{A}\) un point \(\mathsf{Q}\) proche du côté \([\mathsf{AU}]\) commun à \(\mathscr{P}\) et \(\mathscr{P}_1\). À partir de \(\mathsf{Q}\), franchissons \([\mathsf{AU}]\) tout en restant dans \(\mathcal{E}\), pour aboutir en un point \(\mathsf{R}\) intérieur à la fois à \(\mathscr{P}\) et \(\mathscr{P}_1\). Tout point de la zone jaune peut être joint à \(\mathsf{R}\) sans toucher aucun côté de \(\mathscr{P}_1\) ; la zone jaune est donc tout entière intérieure à \(\mathscr{P}_1\). Comme, en traversant une seule fois \(\mathopen]\mathsf{AB}\mathclose[\), on passe de la zone jaune à la zone verte, celle-ci est tout entière extérieure à \(\mathscr{P}_1\).
-
On peut donc conclure, en échangeant les rôles de \(\mathscr{P}_1\) et \(\mathscr{P}_2\) :
Zone jaune : intérieure à \(\mathscr{P}_1\), extérieure à \(\mathscr{P}_2\)
Zone verte : intérieure à \(\mathscr{P}_2\), extérieure à \(\mathscr{P}_1\)
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Fixons maintenant un point \(\mathsf{J}\) de \(\mathopen]\mathsf{AB}\mathclose[\) et prenons un point quelconque \(\mathsf{M}\) intérieur à \(\mathscr{P}\) et situé hors de \(\mathopen]\mathsf{AB}\mathclose[\) ; les deux points étant intérieurs à \(\mathscr{P}\), on peut les joindre par une ligne polygonale entièrement intérieure à \(\mathscr{P}\). Soit \(\mathsf{K}\) le premier point de \(\mathopen]\mathsf{AB}\mathclose[\) rencontré en suivant la ligne de \(\mathsf{M}\) à \(\mathsf{J}\) ; avant d’aboutir à \(\mathsf{K}\), on arrive dans l’une des deux zones jaune ou verte ; supposons que ce soit, par exemple, la zone jaune, qui est intérieure à \(\mathscr{P}_1\). Sur le trajet de \(\mathsf{M}\) à \(\mathsf{K}\), on ne rencontre aucun côté des polygones ; comme on arrive à l’intérieur de \(\mathscr{P}_1\) et à l’extérieur de \(\mathscr{P}_2\), \(\mathsf{M}\) est intérieur à \(\mathscr{P}_1\) et extérieur à \(\mathscr{P}_2\).
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En intervertissant les zones jaune et verte, on arrive au résultat suivant, qui termine la démonstration :
Tout point intérieur à \(\mathscr{P}\) et situé hors de \(\mathopen]\mathsf{AB}\mathclose[\) est intérieur à l’un des deux polygones \(\mathscr{P}_1\) ou \(\mathscr{P}_2\) et extérieur à l’autre.
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Pierre Legrand a depuis longtemps un rôle actif au sein de l’APMEP, il a écrit de nombreux articles dans le Bulletin Vert.
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Pour mettre lourdement les points sur les i : l’intersection de deux convexes (le polygone donné et un demi-plan) est un convexe.
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Eugène Charles Catalan, né le 30 mai 1814 à Bruges et mort le 14 février 1894 à Liège, est un mathématicien franco-belge,spécialiste de la théorie des nombres.
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On trouvera le calcul de \(\mathsf{C}_n\) et la démonstration de l’égalité \(\mathsf{C_n}=E_{n+1}\) dans 100 Great Problems of Elementary Mathematics d’Heinrich Dörrie pp. 22-27.
Une réflexion sur « Découpages »
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