Le gratin d’aubergines

À l’occasion d’une recette de cuisine1 Pierre Pansu nous livre ses réflexions sur la densité des empilements, avec des ingrédients numériques et géométriques ne manquant pas de sel.

Pierre Pansu

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© APMEP Juin 2023

  • Papi, on s’ennuie ! Qu’est-ce que tu fais ?
  • Je fais la cuisine. Vous voulez m’aider ?
  • Oui !
  • Je suis en train d’éplucher des aubergines.
    Ensuite, il faut les couper en tranches, puis
    les poser dans l’assiette pour les saler.
  • Moi, je coupe !
  • D’accord, et Tom posera les tranches dans l’assiette.

Pour faciliter la tâche de Gabrielle, je coupe les aubergines épluchées en deux, dans le sens de la longueur, et je pose des moitiés d’aubergines sur la planche à découper. Gabrielle se penche sur la planche, elle s’applique. Ses tranches sont bien demi-rondes, de taille à peu près constante. Tom les dispose dans l’assiette. Curieusement, il prend soin de reconstituer les rondelles. Puis sa cousine asperge le tout de sel. Il y en a pas mal à côté, notamment entre les tranches. Mon esprit vagabonde : comment faire pour réduire l’espace entre les tranches ? La méthode de Tom est-elle la meilleure ? Aurait-on plutôt intérêt à exploiter plus librement les demi-rondelles ?

Les enfants ont terminé, les voilà repartis. Cela les aura occupés cinq minutes tout au plus. Quant à moi, le problème continue de me tourner dans la tête. Au moment de jeter les aubergines dans la poêle, la même question resurgit : comment disposer au mieux les demi-rondelles sans qu’elles se chevauchent ?

Empiler des rondelles

Dans le cas de rondelles complètes, le problème est familier. Tout le monde sait que la meilleure façon de poser des verres identiques sur une table, c’est de les mettre en quinconces, i.e. en lignes droites, chaque ligne étant décalée par rapport à la précédente. Alors chaque verre en touche six autres.

Qu’est-ce qu’on entend par «meilleure façon» ? Il s’agit de mettre le plus possible de verres sur la table. Ainsi formulé, le problème dépend du choix de table. Sur une toute petite table, les effets de bords dominent. Par exemple, sur une table carrée dont le côté est le double du diamètre des verres, la disposition en quinconces ne permet de poser que trois verres, alors qu’on peut en poser quatre en carré.

Trois verres en quinconce.
Quatre verres en carré.

Pour s’affranchir des effets de bord, on imagine des tables de plus en plus grandes. Cela conduit au problème modèle suivant.

La densité d’un empilement

Dans le plan, un empilement \(E\) est une collection (éventuellement infinie) de disques de même rayon unité dont les intérieurs sont disjoints. Le terme, bien adapté pour des boules dans l’espace (oranges, pommes, boulets de canon), peut sembler bizarre pour des disques dans le plan, mais l’usage l’a consacré, paresse de mathématiciens. Étant donnée une région \(R\) du plan, la densité de \(E\) dans \(R\) est le rapport \(\dfrac{\text{aire}(E\cap
R)}{\text{aire}(R)}\cdotp\)
La densité de \(E\) est une limite (techniquement, la limite supérieure) des densités de \(E\) dans de grands disques.

La densité de l’empilement hexagonal dans un cercle de rayon variant de 1 à 100.

Par exemple, comparons deux empilements, l’empilement hexagonal \(E_{\text{hex}}\) et l’empilement carré \(E_{\text{car}}\).

Empilement hexagonal.
Empilement carré.

La nomenclature dérive du pavage associé, par hexagones réguliers, dans le premier cas, par carrés dans le second. Si \(H\) désigne un pavé hexagonal, l’aire de \(H\) vaut \(\sqrt{12}\), donc la densité de \(E_{\text{hex}}\) dans \(H\) vaut \(\dfrac{\pi}{\sqrt{12}}\cdotp\) Si \(C\) désigne un pavé carré, l’aire de \(C\) vaut \(4\), donc la densité de \(E_{\text{car}}\) dans \(C\) vaut \(\dfrac{\pi}{4}\cdotp\) Dans les deux cas, on peut en déduire, par approximation des grands disques par des réunions de pavés, que les densités respectives des deux empilements sont \(\dfrac{\pi}{\sqrt{12}}\) et \(\dfrac{\pi}{4}\), c’est l’empilement hexagonal qui gagne. Sachant que \(\dfrac{\pi}{\sqrt{12}}=0,90{\dots}\), moins de \(10\%\) de la surface n’est pas occupée par les disques.

L’intuition du rangeur de verres est confirmée par le théorème mathématique suivant : tout empilement de disques de même rayon dans le plan a une densité inférieure ou égale à \(\dfrac{\pi}{\sqrt{12}}\cdotp\)

La référence la plus ancienne connue pour une démonstration de ce théorème est un article du mathématicien norvégien Axel Thue, paru en allemand dans une revue régionale norvégienne, Skrifter udg. af Videnskabs-Selskabet i Christiania, en 1910 [1]. L’argument exposé en encadré apparaît dans un manuscrit non publié de deux mathématiciens chinois de Taiwan, Hai-Chau Chang et Lih-Chung Wang, déposé sur l’archive ArXiv en 2010 [2].

Pavages associés à un empilement de disques

En général, à un empilement de disques est associé un pavage naturel, dit de Voronoï. La cellule d’un disque \(D\) de \(E\) est le lieu des points du plan qui sont plus proches du centre de \(D\) que de tous les autres centres des disques de \(E\). C’est un polygone convexe.

Nous allons utiliser aussi une seconde construction, la triangulation de Delaunay associée à l’empilement. Ses sommets sont les centres des disques, elle compte une arête par paire de cellules de Voronoï qui se touchent. Les triangles de Delaunay constituent un pavage du plan dès que l’enveloppe convexe de l’empilement est le plan entier. Ils ont la propriété suivante : l’intérieur du cercle circonscrit à un triangle de Delaunay ne contient aucun autre centre de disque de l’empilement.

Sept centres de disques, une cellule de Voronoï et six triangles de Delaunay.

Pour majorer la densité d’un empilement \(E\), on peut le supposer saturé, i.e. qu’il est impossible d’ajouter un disque et d’obtenir encore un empilement. Dans ce cas, H.-C. Chang et L.-C. Wang observent que tous les angles des triangles de Delaunay ont une mesure au plus égale à \(\dfrac{2\pi}{3}\cdotp\) Pour cela, ils s’appuient sur la loi des sinus, qui relie angles, côtés et rayon du cercle circonscrit. Ils en déduisent que l’aire de chaque triangle de Delaunay est au moins égale à \(\sqrt{3}\). La densité de l’empilement \(E\) dans un de ses triangles de Delaunay est donc majorée par \(\dfrac{\pi}{\sqrt{12}}\cdotp\) Comme les triangles de Delaunay ont des diamètres uniformément bornés et constituent un pavage du plan, cela démontre le théorème.

Détails de l’argument de H.-C. Chang et L.-C. Wang.

Soit \(\mathsf{ABC}\) un triangle de Delaunay, soit \(R\) le rayon de son cercle circonscrit \(\Gamma\) et \(\mathsf{O}\) le centre de ce cercle. Supposons que \(R>2\). Alors le disque \(D\) de centre \(\mathsf{O}\) et de rayon \(1\) est disjoint de tous les disques de l’empilement, puisque leurs centres sont tous à l’extérieur de \(\Gamma\). On peut donc l’ajouter à l’empilement, ce qui contredit le choix d’un empilement saturé. On conclut que \(R\leqslant2\).

Comme \(\mathsf{B}\) et \(\mathsf{C}\) sont des centres de disques de l’empilement, \(\mathsf{BC}\geqslant2\). Notons \(\alpha\) l’angle en \(\mathsf{A}\).

La loi des sinus donne \(2R=\dfrac{\mathsf{BC}}{\sin(\alpha)}\), d’où \(\sin(\alpha)=\dfrac{\mathsf{BC}}{2R} \geqslant\dfrac{1}{2}\), \(\alpha\) mesure au moins \(\dfrac{\pi}{6}\) radians. Par conséquent, le plus grand angle du triangle mesure au plus \(\dfrac{2\pi}{3}\) radians, et au moins \(\dfrac{\pi}{3}\) radians. Comme les côtés de cet angle ont des longueurs au moins égales à \(2\), l’aire du triangle \(\mathsf{ABC}\) vaut au moins \(\dfrac{1}{2}\times2^2\times\dfrac{\sqrt{3}}{2}=\sqrt{3}\).

L’intersection de l’empilement avec le triangle consiste en trois secteurs circulaires de rayon \(1\), dont la somme des angles vaut \(\pi\), donc son aire vaut \(\dfrac{\pi}{2}\cdotp\) On conclut que la densité vaut au plus \(\dfrac{\pi}{\sqrt{12}}\).

Merci à Camille et Émilie qui m’ont expliqué tout cela !

Et les demi-disques ?

C’est là qu’intervient Hind Taibi. Elle a découvert d’abord l’hexagone irrégulier ci-dessous, qui pave le plan et contient deux demi-disques. Cela donne un empilement périodique de densité \(\dfrac{\pi}{\sqrt{3}-4(1-\sqrt{2})}=
0.927{\dots}\)
, qui bat de \(2 \%\) l’empilement hexagonal.

Empilement hexagonal d’Hind Taibi.

Ensuite, elle a cherché à inscrire un seul demi-disque dans un pentagone qui pave le plan. Les pavages par pentagones sont assez bien connus. L’article de C. Mann, J. McLoud-Mann et D. Von Derau [3] range les pavages périodiques par pentagones connus en quinze familles. Cette liste est conjecturalement complète. Dans la famille \(\Pi\), Hind a trouvé un pentagone symétrique qui enveloppe bien un demi-disque, et obtient ainsi un empilement de demi-disques de densité \(\dfrac{\pi}{4(3+\sqrt{3})}=0.929{\dots}\) qui bat son record précédent de \(0,2\%\).

Empilement pentagonal d’Hind Taibi

Ce bel empilement semble un bon candidat pour le meilleur parmi tous les empilements de demi-disques. Toutefois, en déformant légèrement l’empilement hexagonal irrégulier de Hind, on obtient une densité de \(0,933{\dots}\)

Empilement décagonal de Pierre Pansu.
Détail de la figure précédente.

Qui dit mieux ? Voilà qui donne l’impression que l’on ne peut espérer trouver un jour le meilleur empilement de demi-disques dans le plan. Néanmoins, des bornes supérieures de densité seraient bienvenues.

Des demi-tranches dans une assiette

On a parlé de densité d’empilements du plan tout entier. Quand il s’agit de garnir une assiette ou une poêle avec une dizaine de demi-tranches d’aubergines, l’effet de bord domine, et on gagne parfois substantiellement en plaçant des demi-tranches le long du bord. La densité d’extraits de l’empilement de disques hexagonal entièrement contenus dans des cercles de petit rayon est basse.

En rouge : densité de la partie de l’empilement hexagonal entièrement contenue dans un disque de rayon \(R\), pour \(R\) de 2 à 10. En vert : densité de quelques empilements de demi-disques entièrement contenus dans le disque de rayon \(R\), pour \(R\) de 2 à 5.

Ces valeurs confirment l’intuition du cuisinier : les rondelles remplissent mal les assiettes !

Il y a tout de même des valeurs particulières du rayon où la densité est assez élevée. Les figures ci-dessous indiquent deux maxima locaux à \(\dfrac{7}{9}= 77,7\dots \%\) et \(\dfrac{19}{25}=76 \%\) atteints lorsque le rayon de l’assiette est respectivement trois et cinq fois celui des rondelles.

\(R\)=3.

\(R\)=5.

Si on s’autorise à couper les rondelles en deux, on peut dépasser ces scores. C’est encore Hind qui a proposé les configurations que voilà :

\(R = 1+ \frac{4}{\sqrt{3}}. \)
Densité = \(\frac{27}{19+9\sqrt{3}}=82,1\dots\%.\)

\(R = \sqrt{13} \).
Densité = \(\frac{10}{13}=76,9\dots\%.\)

\(R = 3,914 \).
Densité = \(84,8\dots\%.\)

\(R = \sqrt{13+2\sqrt{3}} \).
Densité = \(\frac{13}{13+2\sqrt{3}}=78,9\dots\%.\)

Les trois premiers correspondent aux 4e, 5e, 6e pics verts de la courbe de la page précédente.

Conclusion

En tout cas, le petit Tom avait raison : si on néglige les effets de bord, en cherchant des empilements sophistiqués, on n’arrive pas à augmenter la densité de beaucoup plus que \(3\%\), donc en pratique, autant reconstituer les rondelles.

Pour finir, voici ma recette de gratin d’aubergines. Après avoir épluché, coupé, salé et fait revenir les tranches d’aubergines dans l’huile d’olive, tapisser le fond d’un plat allant au four avec de l’huile d’olive. Déposer des couches alternées d’aubergines, de sauce tomate et de comté rapé. Assaisonner, mettre au four assez chaud pendant un bon moment environ.

Remerciements à Thomas Fernique, dont le texte cité en référence [4] nous a bien aidés.

Références

  1. A. Thue. « Über die dichteste Zusammenstellung von kongruenten Kreisen in einer Ebene ». In : Skrifter udg. af Videnskabs-Selskabet i Christiania (1910).

  2. H.-C Chang et L.-C Wang. A simple proof of Thue’s theorem on circle packing. . 22 septembre 2010.

  3. C. Mann, J. McLoud-Mann et D. Von Derau. « Convex pentagons that admit $i$-block transitive tilings ». In : Geometriae Dedicata vol. 194 (1er juin 2018). , p. 141-167.

  4. T. Fernique. Empilements de disques de densité maximale. . 13 décembre 2019.


  1. Cette recette de cuisine est une reprise modifiée d’un article paru dans Images des Mathématiques .

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Pierre Pansu est professeur à l’université Paris-Saclay ; il est aidé ici par trois étudiantes de  deuxième année de licence : Camille Coustillet, Hind Taibi (licence double diplôme  mathématiques, physique et sciences de l’ingénieur, dans le cadre de l’unité d’enseignement Immersion-Recherche), et Émilie Mboussa (licence de mathématiques).

Pour citer cet article : Pansu P., « Le gratin d’aubergines », in APMEP Au fil des maths. N° 548. 25 juin 2023, https://afdm.apmep.fr/rubriques/ouvertures/le-gratin-daubergines/.

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