Nombres et écritures de nombres

Pascal Michel nous propose de cheminer avec les professeurs des écoles stagiaires qu’il accompagne sur parcours semé d’embûches des rapports entre les objets mathématiques et leurs écritures.

Pascal Michel

© APMEP Mars 2020

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Introduction

Sur le site de l’INSPÉ de Cergy, notre équipe de neuf formateurs de mathématiques assure la formation initiale des futurs professeurs des écoles, puis leur formation continue. L’équipe a été récemment confrontée à la question suivante :

\(\dfrac{2}{5}\) est-elle une fraction décimale ?

Les réponses suivantes ont été apportées :

Oui : \(\dfrac{2}{5}\) est une fraction, \(\dfrac{2}{5}\) est un décimal, donc c’est une fraction décimale.

Non : une fraction décimale est une fraction dont le dénominateur est une puissance de dix, ce qui n’est pas le cas de \(\dfrac{2}{5}\cdotp\)

Ceux qui défendaient la réponse négative ont fait valoir qu’une fraction n’est pas un nombre, mais une écriture de nombre. D’où une autre question soulevée lors de la discussion :

Une fraction est-elle un nombre ?

Il se trouve que depuis de nombreuses années je traite ce genre de questions lors de mon enseignement. J’y consacre une séance d’une heure de mes travaux dirigés de M2 (master deuxième année, accueillant des professeurs des écoles stagiaires, qui ont réussi le concours et visent la titularisation à la fin de l’année scolaire). Voici ce que je leur propose.

Plan de la séance de travaux dirigés de master deuxième année

Etape 1 : je commence par distribuer des feuilles avec des écritures tirées d’un manuel de CM2, telles que \[\frac{10}{4} \qquad 2,5 \qquad \frac{25}{10} \qquad 2+1 \qquad
3 – 0,5 \qquad 1+\frac{3}{4}\]

\[175 \times 0,01 \qquad 1,75 \qquad
3,5 \times 0,5 \qquad 2+\frac{2}{3} \qquad \frac{25}{10}\]
Je demande aux stagiaires de me dire ce qu’ils voient.

J’attends des réponses telles que : des nombres, des chiffres, des réels, des rationnels, des décimaux, des entiers, des opérations, des additions, des soustractions, des multiplications, des sommes, des différences, des produits, des virgules, des signes \(+\), \(-\), \(\times\), des barres de fractions, des fractions, des numérateurs, des dénominateurs, etc.

J’écris au tableau les réponses qu’on me donne, en les répartissant en trois colonnes, sans dire les raisons de cette répartition (qui seront données à l’étape 7).

Etape 2 : j’écris au tableau :

Paris est une ville et un mot de cinq lettres.

et je demande aux stagiaires ce qu’ils en pensent.

Nous concluons que, quoique vraie, cette phrase est bizarre.

On a envie d’écrire

Paris est une ville,
« Paris » est un mot de cinq lettres.

On devrait mettre des guillemets pour indiquer qu’on parle du mot « Paris ». On peut remplacer Paris par Lutèce dans la première phrase, pas dans la deuxième.

Etape 3 : j’écris au tableau :

\(\dfrac{3}{4}\) est une fraction irréductible et est plus petit que 1 .

C’est le même problème. On a \(\dfrac{3}{4}=\dfrac{6}{8}\) et on peut remplacer \(\dfrac{3}{4}\) par \(\dfrac{6}{8}\) dans

\(\dfrac{3}{4}\) est plus petit que 1,

mais pas dans

\(\dfrac{3}{4}\) est irréductible.

Quand on parle de l’écriture \(\dfrac{3}{4}\) on devrait mettre des guillemets, mais en mathématiques on ne les met jamais.

Etape 4 : en fait, en mathématiques, on n’arrête pas de mélanger les écritures et les sens des objets mathématiques.

Pour le dire autrement, on mélange le côté syntaxique et le côté sémantique, le signifiant et le signifié. On ne met jamais de guillemets quand on parle de l’écriture d’un nombre. C’est à ceux auxquels on s’adresse de comprendre si on parle du nombre ou de son écriture.

Il convient de prendre en compte cette difficulté. Pour cela, quand l’enseignant introduit des concepts où l’écriture joue un rôle important, il doit être vigilant, bien distinguer les deux manières d’en parler, et indiquer quand il commence à les confondre.

Etape 5 : un autre exemple, la règle « un nombre est pair s’il se termine par un chiffre pair ».

Le fait d’être pair est un concept sémantique, qui concerne un nombre quelle que soit son écriture, alors que le fait de se terminer par un chiffre pair est un concept syntaxique, qui concerne non pas un nombre, mais une écriture de nombre. Ainsi XIV est une écriture d’un nombre pair, mais ne se termine pas par un chiffre pair.

Etape 6 : ce mélange permanent entre sens et écriture est rare en dehors des mathématiques.

Ceci à cause de ce que les linguistes appellent « l’arbitraire du signe ». Il n’y a aucun lien entre le fait que Paris soit une ville et le fait qu’il s’écrive avec cinq lettres.

Cependant on peut trouver des exemples de tels mélanges en dehors des mathématiques.

Ainsi, en allemand, les noms communs commencent par une majuscule, si bien qu’on peut repérer les noms dans un texte même si on ne comprend pas l’allemand.

En esperanto, la dernière lettre d’un mot indique parfois son statut grammatical.

Etape 7 : j’explique enfin les raisons de ma répartition en trois colonnes des mots que les stagiaires m’ont donnés en réponse à ma question « Qu’est-ce que vous voyez ? ».

Dans la première colonne, j’ai mis les termes qui se rapportent au sens, au côté sémantique. Par exemple : nombres, entiers, rationnels, décimaux, réels.

Dans la troisième colonne, j’ai mis les termes qui se rapportent aux écritures, au côté syntaxique. Par exemple : chiffres, barres de fraction, signes \(+\), \(-\), \(\times\).

Ces première et troisième colonnes posent peu de problèmes. Les problèmes sont dans la colonne du milieu, la deuxième colonne. Dans cette colonne, j’ai mis les termes qui, selon le contexte, se rapportent tantôt au sens, tantôt à l’écriture. Ils sont très nombreux.

Ainsi, le mot « addition » peut désigner l’opération (objet mathématique) mais aussi l’écriture. Ainsi, on peut dire « \(2 + 3 = 5\), c’est une addition », ou « \(2 + 3\), c’est une addition ». Je sais que dire cela pourrait être critiqué comme impropre, mais l’important c’est l’usage, et cet usage existe.

De même, le mot « somme » peut désigner un sens, comme dans « \(5\) est la somme de \(2\) et \(3\) », ou une écriture, comme dans « \(2 + 3\) est une somme ».

Etape 8 : je termine ma séance en faisant remarquer que ce que j’ai expliqué lors de cette séance est quelque chose de fondamental en mathématiques mais qui est rarement explicité lors de l’enseignement des mathématiques. J’ajoute que ce manque d’explicitation est un scandale!

Je conseille aux stagiaires: explicitez le mot « écriture » quand vous parlez d’écriture. Par exemple, dire « un nombre est pair si son écriture se termine par un chiffre pair ».

Écritures et objets mathématiques

J’ai donné ci-dessus le plan de ma séance de M2 telle que je la mets en œuvre avec des stagiaires. Je voudrais maintenant revenir sur certains points que je ne détaille pas lors de cette séance.

D’abord, quel critère utiliser pour distinguer entre eux les écritures et les objets mathématiques ? Je propose la réponse suivante : un objet mathématique peut avoir plusieurs écritures. Par exemple, on peut écrire : quatorze, \(14\), \(7 \times 2\), \(10 + 4\), XIV, etc. Ce sont des écritures d’un même nombre, respectivement en français, usuelle en base dix, multiplicative, additive, en chiffres romains, etc. On peut mettre un signe « \(=\) » entre ces écritures, et c’est même la définition du signe « \(=\) » : c’est le signe qu’on peut mettre entre deux écritures d’un même objet mathématique. Dans une égalité, l’objet mathématique reste le même des deux côtés du signe « \(=\) » alors que l’écriture change (sauf dans les égalités du type \(a=a\), qu’on rencontre quand on veut énoncer la propriété de réflexivité de l’égalité).

Autre point : je mets dans la colonne du milieu un terme tel que « fraction », par exemple, au lieu de le mettre dans la colonne des écritures. Pourrait-on me reprocher d’être trop laxiste ? Le problème est de savoir si mon tableau est fondé sur l’usage ou sur une norme. On retrouve la même situation en linguistique, où s’opposent deux écoles, les grammairiens descriptifs et les grammairiens normatifs. Les premiers affirment qu’ils décrivent l’usage, c’est-à-dire la langue telle qu’ils l’observent, et que leur métier n’est pas de fixer des normes. Les seconds rétorquent que le rôle du grammairien est de décrire la bonne façon de parler, pour empêcher la langue de sombrer dans le chaos. Chacun peut préférer suivre l’usage ou se conformer à la norme, mais il est important de remarquer que même les professeurs de mathématiques les plus rigoureux ne cessent de jongler avec les deux aspects écriture et objet mathématique. Ainsi, considérons la règle suivante :

Si deux fractions ont le même numérateur, la plus grande est celle qui a le plus petit dénominateur.

Le mot fraction désigne une écriture en début de phrase, devient un objet mathématique en milieu de phrase, et redevient une écriture en fin de phrase. Il est possible de contourner le problème en écrivant par exemple:

Si deux nombres ont des écritures fractionnaires qui ont le même numérateur, le plus grand est celui dont l’écriture fractionnaire a le plus petit dénominateur.

Mais c’est beaucoup plus lourd.

Et si les écritures étaient des objets mathématiques ?

Il existe des domaines des mathématiques où l’écriture est un objet mathématique.

Exemple 1 : la logique mathématique.

En logique, on doit définir comment on écrit les termes et les formules. Les écritures deviennent donc des objets mathématiques et peuvent être analysées. Ainsi, on peut expliquer pourquoi « \(2+3=5\) » est une formule bien formée, alors que « \(=2+\times3\) » ne l’est pas.

En logique du premier ordre, on appelle langage un ensemble de symboles de relations, de symboles de fonctions et de symboles de constantes. Une interprétation est une structure où chaque symbole du langage est interprété par une relation, une fonction ou une constante. Par exemple, l’anneau unitaire ordonné \(( \mathbb{Z}, +, \times, < , 0, 1)\) est une interprétation du langage \((f_1, f_2, \mathscr{R}, c_1, c_2)\), où \(f_1\) et \(f_2\) sont des symboles de fonctions à deux arguments, \(\mathscr{R}\) un symbole de relation binaire, \(c_1\) et \(c_2\) des symboles de constantes.

Il est intéressant de noter que souvent, dans les ouvrages de logique mathématique, les auteurs affirment d’abord, avec raison, qu’il est très important de distinguer les symboles du langage de leurs interprétations et donc de leur donner des écritures différentes. Puis les mêmes auteurs concèdent que, par commodité, on écrira souvent avec les mêmes lettres les symboles du langage et leurs interprétations.

Exemple 2 : l’informatique théorique.

Il existe en informatique théorique une théorie des langages. On définit des mots sur un alphabet (les mots sont des suites de lettres de l’alphabet), puis des langages, qui sont des ensembles de mots. On étudie les propriétés de ces langages (il existe des langages rationnels, algébriques, etc.).

Tous ceux qui ont écrit des programmes informatiques savent qu’un signe de ponctuation (point, virgule, point virgule, etc.) manquant ou mal placé peut faire planter le programme. Les programmes sont des écritures qui sont des objets mathématiques.

Il existe donc des domaines des mathématiques qui peuvent formaliser la distinction entre écritures et objets mathématiques. Cela peut rassurer le prof de maths qui peut se dire que, quand il mélange écritures et objets mathématiques, il fait des « abus de langage », qui sont pour lui bien commodes et sans conséquences, et dont l’évitement est théoriquement possible, mais serait pratiquement très lourd. Il est à craindre que pour les élèves, ou pour les professeurs des écoles stagiaires, ce fait, loin de les rassurer, les confirment dans l’idée que les mathématiques sont décidément bien compliquées.

Une source de difficultés pour les élèves face aux mathématiques

Quand nous enseignons aux futurs professeurs des écoles à enseigner les mathématiques, il est courant de leur faire remarquer que les difficultés rencontrées par les élèves ont souvent des origines non mathématiques. Les élèves peuvent ne pas comprendre ce qu’on attend d’eux, mal savoir lire, ignorer le vocabulaire utilisé, ne pas savoir comment rédiger les réponses, etc. De même, toute une série de conventions est apprise sur le tas, notamment par les élèves de maternelle, sans que leurs enseignants prennent conscience que ces conventions ne sont pas des évidences, mais qu’elles doivent faire l’objet d’un apprentissage. C’est le cas, en maternelle par exemple, quand l’élève utilise un crayon pour tracer un lien ou une flèche entre deux dessins ou écritures, ou bien pour entourer, souligner, surligner ou colorier des dessins ou des écritures sur une feuille afin de les distinguer. Dans ces cas, la difficulté n’est pas dans le caractère complexe des conventions utilisées, car les élèves en comprennent vite le sens si on le leur explique. Mais ces explications ne sont parfois pas données car l’enseignant est focalisé sur les connaissances mathématiques nécessaires pour répondre aux questions posées et non sur le contexte et les conventions non mathématiques pas moins nécessaires.

Nous rencontrons une difficulté comparable avec le sujet du présent article, qui est, je le rappelle, la différence entre les objets mathématiques et les écritures d’objets mathématiques, et l’habitude d’estomper cette différence en mélangeant sens et écriture. Le problème n’est pas que cette différence et ce mélange soient complexes, le problème est que cette différence et ce mélange ne sont pas enseignés. C’est à l’élève d’acquérir ces subtilités sur le tas. S’il y parvient, tant mieux pour lui. Si, n’y parvenant pas, cela le dégoûte des mathématiques, tant pis pour lui.

Pour conclure, je voudrais reconsidérer le dialogue classique entre un prof de maths qui avoue sa profession et un interlocuteur qui lui répond avec un grand sourire qu’il n’a jamais rien compris aux mathématiques. Je voudrais venir au secours de l’interlocuteur, et pour cela lui suggérer le dialogue suivant :

L’interlocuteur : comment doit-on lire l’écriture « \(0,4\) » ?

Le prof de maths : à l’école élémentaire, nous enseignons que l’écriture « \(0,4\) » doit être lue « quatre dixièmes », et non « zéro virgule quatre », pour éviter que les élèves disent des choses telles que « zéro virgule quatre est plus petit que zéro virgule douze, parce que quatre est plus petit que douze ».

L’interlocuteur : alors comment doit-on lire la phrase suivante: « \(\dfrac{4}{10}\) est une fraction et \(0,4\) n’est pas une fraction » ?

Il s’agit d’un dialogue fictif, où la problématique de l’oralisation s’ajoute à celle de l’écriture. On aimerait que les élèves et les adultes non mathématiciens soient en capacité d’initier de tels dialogues plutôt que de souffrir en silence.

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Pascal Michel est maître de conférences à l’INSPE de l’académie de Versailles sur le site de Cergy où il s’occupe de la formation des professeurs des écoles. Il mène ses activités de recherche dans l’équipe de logique de l’IMJ-PRG, à Paris.

Pour citer cet article : Michel P., « Nombres et écritures de nombres », in APMEP Au fil des maths. N° 535. 22 mai 2020, https://afdm.apmep.fr/rubriques/ouvertures/nombres-et-ecritures-de-nombres/.


Une réflexion sur « Nombres et écritures de nombres »

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