Petite enquête sur …
l’égalité (I)
François Boucher
© APMEP Juin 2021
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Dans cette petite étude, nous allons questionner une figure bien familière du cours de mathématiques. De nombreux collègues ont écrit sur ce sujet et fort pertinemment ; il suffira d’évoquer ici les noms de Francis Reynès [1] et de Claudie Missenard [2] dont on trouvera les différentes publications, orientées vers la pratique dans les classes, sur le site Publimath
.
L’interrogation portera d’abord sur l’idée d’une métalangue indispensable pour décrire la langue des mathématiques ; puis nous questionnerons l’idée d’objet mathématique, ses représentations symboliques et leur insertion dans la langue mathématique. Dans une seconde partie, nous discuterons de la possibilité d’une définition de l’égalité ; nous serons conduit à examiner le lien entre définition et égalité, en particulier dans les définitions par abstraction. Puis nous verrons quels procédés d’obtention d’égalités sont disponibles dans la scolarité, en particulier entre différents types de nombres.
Langue et métalangue
En premier lieu, tentons de préciser la notion de métalangue qui va jouer un rôle essentiel dans une définition de l’égalité.
Le problème posé est de distinguer, dans les textes à contenu mathématique, ce qui relève de la langue mathématique — symbolique ou rhétorique — de ce qui relève d’une métalangue, celle qui permet de parler de la précédente, souvent la langue naturelle. Ainsi1
\(\pi\) est un nombre transcendant
ou
la fonction « \(x\longmapsto x^4-3x^2\) » définie sur \(\mathbb{R}\) est paire
sont des énoncés faisant partie du langage mathématique, car formulant des théorèmes ; on observera que le second énoncé utilise un langage mixte comportant un fragment d’écriture symbolique.
En revanche
« \(x-y< \dfrac{1}{2}\) » n’est pas une égalité
ou
il n’est pas possible de donner à l’écriture \(\dfrac{0}{0}\) une signification cohérente avec celle de \(\dfrac{a}{b}\) et avec les règles de calculs correspondantes
ou encore, en commentaire censé éclaircir la définition quantifiée de la convergence en \((\varepsilon,\,n_0)\)
dire que la suite de terme général \(u_n\) converge vers \(\ell\) c’est dire qu’on peut approcher \(\ell\) avec un \(u_n\) d’aussi près qu’on veut à condition de choisir un indice assez grand
font partie du métalangage car ils constituent un commentaire sur des écritures mathématiques, le dernier énoncé manquant carrément sa cible ;
c’est tout le problème des commentaires. En simplifiant et en se plaçant au niveau des mathématiques scolaires, on peut dire que la métalangue mathématique est du côté des explications, des commentaires, de la signification et utilise plutôt la langue naturelle alors que la langue mathématique est du côté des définitions, des théorèmes, des symboles, de la syntaxe et utilise une langue au moins partiellement formalisée ; mais il convient de ne pas y voir l’opposition classique entre sémantique et syntaxe. Ajoutons que cette division n’est pas étanche : les frontières peuvent dépendre du contexte ou du niveau d’étude ; de plus, les registres employés par ces deux langues sont fort divers comme nous allons le voir dans la suite et selon le registre on peut hésiter sur le classement ; c’est aussi le cas des exemples et contre-exemples.
Même si le langage mathématique se réduisait à celui de la « mathématique formelle » style Bourbaki, la distinction serait à peine plus simple2.
Les fiches « conseils » ou « méthodes » qui fleurissent dans les ouvrages scolaires relèvent a priori du métalangage ; mais lorsqu’une fiche intitulée « équation du second degré » explicite un algorithme, éventuellement concrétisé par un ordinogramme ou un programme python, on est clairement dans le langage mathématique.
Lorsqu’un élève interroge sa calculatrice graphique pour obtenir une information, par exemple vérifier un calcul de dérivée, il utilise le registre graphique instrumenté qui relève bien du langage mathématique. Les discussions entre pairs que le graphique peut susciter relèvent, elles, du métalangage.
La pratique dans les classes ou dans les manuels est un nécessaire amalgame des deux catégories qui restent intriquées, avec prépondérance d’une métalangue au besoin mixte qui sert d’abord de langue de fondation. Elle est aussi indispensable pour parler des objets qu’il n’est pas vraiment possible de définir au niveau considéré.
Un exemple évident est celui de la logique et plus précisément de la logique des prédicats du premier ordre. S’il n’a jamais été envisagé d’aborder la version formelle3 de cette théorie au lycée, depuis un demi-siècle on y parle bien des quantificateurs en s’appuyant sur leur sens en langue naturelle.
Un raisonnement plausible dans cette métalangue permet de valider certaines synonymies et des contre-exemples bien choisis d’en invalider d’autres telle la différence perceptible par tous entre :
il existe un étudiant qui a zéro à tous les devoirs
et
à tous les devoirs,
il existe un étudiant qui a zéro4Le plus utile est la méthode dite de l’élément générique, méthode de démonstration directe d’un énoncé de la forme
\(\forall\,x \in E,\ P(x)\)
qui commence par : « soit \(x\in E\) », souvent suivi d’un « fixé ». La validité de ce procédé repose sur un axiome logique (axiome de généralisation universelle). On lui substitue un commentaire autour du caractère arbitraire du « \(x\) » introduit par l’assertion « soit \(x \in E\) » (qu’on pourrait remplacer par un « \(y\) » au grand trouble des élèves).
Un autre exemple qui traverse toute la scolarité est celui des nombres réels, « présents dans l’absence », exemple sur lequel nous reviendrons dans la suite.
Les objets mathématiques et leurs représentations
Examinons ensuite la notion d’objet (mathématique) et celle de représentation symbolique bien que l’exercice soit périlleux.
Assez naïvement et pour ne pas avoir un filtre trop fin, appelons objet mathématique tout ce qui peut se présenter à la pensée d’une communauté d’individus engagés dans un projet de connaissance, par exemple dans un cours de… mathématiques.
On pourrait tout aussi bien parler de notion fréquentée dans la classe de mathématiques. On se restreint aux objets pouvant être définis, peu ou prou, selon les modes habituellement utilisées en (classe de) mathématiques ou, à tout le moins, être présentés par l’intermédiaire de la métalangue.
L’index d’un manuel scolaire fournit des dizaines d’exemples familiers. Avec cette définition on inclut aussi dans la catégorie « objets » : équations, démonstrations, algorithmes, graphes, propriétés des objets eux-mêmes jusqu’aux écritures symboliques dont nous allons parler.
On s’intéresse rarement à un objet particulier mais plutôt à une classe d’objets tombant sous un concept qui entretient un rapport avec la connaissance visée : « le » nombre décimal, « l’ » équation du second degré, « le » caractère affine d’une fonction ou « la » condition suffisante. Les objets mathématiques sont des objets de savoir, rarement directement abstraits d’objets physiques — la géométrie élémentaire faisant un peu exception — mais possiblement abstraits d’actions sur eux : ainsi les grandeurs comme longueur, aire ou angle.
Enfin un problème très spécifique aux objets mathématiques est celui de leur mode d’existence :
pensons aux interrogations d’un élève de Cinquième recherchant un nombre dont le carré est dix, au cercle idéal que son enseignant lui demande de ne pas confondre avec ce que son compas dessine sur le papier, au \(\sqrt{z}\) qui provoque l’ire du professeur de mathématiques en Terminale pour une raison bien mystérieuse, à cette courbe impensable qui passerait par tous les points d’un carré ou aux \(\mathrm{d}x\) et \(\mathrm{d}y\) chers à nos collègues physiciens.
Cette question de l’existence méritera sans doute d’enquêter ultérieurement.
Une autre restriction des objets à prendre en considération est de pouvoir être représentés symboliquement. Le verbe représenter est d’une extrême polysémie, mais retenons l’acception prudente : « rendre effectivement présent à l’esprit » ce qui paraît pertinent si la chose représentée est une abstraction : le représentant doit pouvoir se substituer en toute circonstance au représenté. On ne considère que des représentations institutionnalisées à l’exclusion des représentations individuelles telle celle d’un élève ne voyant que deux entiers juxtaposés dans l’écriture décimale \({1,37}\).
Symbolique est ici employé pour spécifier l’association d’un graffiti5 et d’une signification dûment perçue par la communauté concernée pour former un signe, sinon cela reste un graffiti ; de plus, puisqu’il s’agit de mathématiques, il est utile que le signe puisse autoriser un certain jeu combinatoire — pas seulement de type algébrique — jeu qui participe du «pouvoir algorithmique» du langage mathématique dont parlait Georges Glaeser [4]. Les signes mathématiques ne remplissent leur fonction, disons linguistique, que comme éléments d’un système de signes.
Les signes « chiffres » se combinent pour représenter les nombres entiers, puis décimaux ou rationnels ; ces derniers se combinent dans les opérations puis dans des formules numériques variées ou sont mis en relation dans des égalités, ou des inégalités, et plus tard les entiers reviendront dans les congruences, ces quasi-égalités qui n’en sont pourtant pas.
La représentation usuelle à la règle et au compas des points, droites, segments et cercles, bien connue des collégiens, permet de faire un dessin représentant les données d’un problème et les relations qui les lient. Les logiciels de géométrie dynamique autorisent la saisie de certains constituants pour modifier le dessin à liaisons constantes (ce qui constitue une preuve de bonne construction) et permettent d’accéder à l’objet à abstraire derrière le dessin, quelque chose comme la classe d’équivalence des dessins : la figure.
Les registres de représentation utilisés peuvent être très divers et les programmes soulignent l’importance didactique de cette diversité. Ainsi, dans le programme de Terminale, on trouve référencés sous le concept « dénombrement » les registres : ensembles, arbres, tableaux, diagrammes.
par exemple le concept de « touchante »6 selon la belle appellation du XVIIe siècle qui ne peut guère l’être que dans le registre graphique, avant de l’être partiellement dans le registre algébrique par l’équation
\(y=f'(a)(x-a)+f(a)\)
équation qui sert même de définition au lycée, et enfin, peut-être, dans le registre topologique (ce qui arrive rarement dans la formation d’un enseignant).
Précisons qu’une représentation symbolique peut tout à fait fonctionner sans nécessairement s’originer dans des objets pleinement conceptualisés :
on peut utiliser des arbres de façon intuitive pour résoudre un problème de dénombrement ou de calcul de probabilités sans avoir la moindre idée d’une définition générale de cet objet telle qu’on peut l’énoncer en théorie des graphes, laquelle serait, de toutes façons, inutile ;
les objets algébriques tels les polynômes du second degré \(ax^2+bx+c\) sont de pures créations syntaxiques même si elles peuvent s’incarner dans l’expression d’une grandeur qu’il s’agit de maximiser ;
certains élèves sont capables de manipuler correctement \(\dfrac{\mathstrut a}{\mathstrut b}\) ou \(ax+b\) comme des graffitis en appliquant par pur psittacisme des algorithmes de traitement et seraient bien en peine de répondre à la question : «cde quoi \(\dfrac{\mathstrut a}{\mathstrut b}\) est-il le signe ?c». Comprendraient-ils seulement la question ?
Pour en terminer avec le sourire sur cette question des objets, citons Roger Godement [5] qui propose une définition de mathématicien professionnel :
« objet mathématique » et « ensemble » sont des mots synonymes et en mathématique formelle, tout est ensemble. Or « ensemble » est une notion primitive qui n’a pas de définition ; les axiomes disent tout ce qu’il y a à savoir sur eux.
Notons que cette définition est formulée dans le métalangage. Godement évacue ainsi hors de ses mathématiques une problématique d’intérêt certain pour l’enseignant qui doit tenter de faire saisir à ses élèves que, en dépit des différences d’écriture entre \({0,25}\) et \(\dfrac{1}{4}\), c’est bien le même objet qui est dénoté.
Des noms pour les objets
Rien de plus familier, semble-t-il, que l’acte de désignation (ou d’assignation de symbole) :
« soit \(\mathsf{A}\) le point d’intersection des droites \(D\) et \(\Delta\) » ou « désignons par \(\alpha\) le nombre \(\sqrt{7+\sqrt{24}}-\sqrt{7-\sqrt{24}}\)» ou «soit \(n\) un entier naturel non nul »
en sont des exemples. C’est un des procédés de base qui rend l’écriture des mathématiques possible : dans un certain contexte, pour une durée limitée, on désigne par un graffiti devenant alors un signe — par exemple une lettre — un objet mathématique, éventuellement complexe, mettant ainsi en relation « les mots et les choses», assignant un nom à un objet, nom qui peut ensuite être employé comme identificateur sachant à quoi il réfère dans le contexte considéré. Quelques noms ont toutefois un caractère global comme \(\mathbb{R}\), \(\pi\) ou \(\ln\). La ressemblance avec l’affectation dans les langages de programmation est trompeuse, car une désignation est non mutable7 pendant la durée de son usage.
Les noms utilisés ne se restreignent pas aux seuls mots (suite finie de caractères) comme l’impose par exemple la syntaxe stricte des langages de programmation pour les noms de variable ; il convient d’accepter tout terme (suite de signes) qui a une fonction de désignation :
\(a\times b\) (désignant un produit) ou \(f(x)\) (désignant une image) ou encore \(\overline{A}\) (désignant un évènement contraire) remplissent une telle fonction.
Ouvrons maintenant une brève parenthèse sur le verbe « être ». C’est le verbe le plus courant de la langue française ; trois emplois sont fréquents en mathématiques :
-
la désignation dont on vient de parler : « soit \(n\) un entier naturel » ; ce « soit » n’est pas un subjonctif mais fonctionne comme une conjonction introduisant une hypothèse ;
-
l’identité : « un nombre complexe est un couple de nombres réels » ; « être » signifie ici « coïncider avec ». C’est le sens courant dans le cas d’une définition nominale ;
-
l’appartenance ou l’inclusion : « le triangle \(\mathsf{ABC}\) est équilatéral » ou « le réel \(x^2 + 1\) est strictement positif » ; « être » signifie ici « compter parmi ».
En affinant l’analyse de l’acte de désignation, on pourrait distinguer un niveau plus abstrait lorsqu’un nouveau signe est créé pour désigner un assemblage de signes puisés dans le répertoire disponible ; on utilise alors une égalité de définition comme par exemple
\(\tan(x)=\dfrac{\sin(x)}{\cos(x)}\) ou \(\mathbb{P}_B(A)=\dfrac{\mathbb{P}(A\cap B)}{\mathbb{P}(B)}\cdotp\)
On peut alors dans la suite du discours parler de la fonction \(\tan\) ou de la probabilité conditionnelle.
Certains collègues utilisent un signe spécial comme « \(\overset{\text{déf}}{=}\) » (à lire « égale par définition ») ; c’est donc un métasymbole. Cet usage d’un signe dissymétrique — pour bien le distinguer de l’égalité — a sans doute quelque pertinence8.
Observons que la phrase du paragraphe précédent « parler de la fonction \(\tan\) », qui appartient au métalangage, n’est pas syntaxiquement correcte ; la grammaire exige en effet qu’une phrase ne contienne pas l’objet auquel les expressions de la phrase se réfèrent, mais seulement son nom. Et pour construire le nom d’une expression linguistique, Gottlob Frege a introduit la convention qui consiste à placer l’expression entre guillemets.
Ainsi, il eût fallu écrire :
parler de la fonction « \(\tan\) »
De même, il n’est pas correct d’écrire :
l’équation \(2x + 1 = 0\)
mais bien :
l’équation « \(2x + 1 = 0\) »
Le lecteur pourra relever dans les paragraphes précédents les manquements (volontaires ou non) à cette règle.
Heureusement, pour alléger les écritures et reposer les yeux, il est d’usage d’utiliser dans le métalangage les symboles de façon autonyme : les symboles sont employés comme noms d’eux-mêmes et la juxtaposition des noms comme nom de la juxtaposition, ce que tout un chacun fait sans nécessairement le savoir ; mais que le lecteur essaye de se priver un instant de cette convention pour réaliser qu’il n’est pas si simple de savoir de quoi l’on veut parler, en particulièrement lorsqu’on s’adresse à une classe9.
Observons alors l’ambiguïté de la phrase « soit \(\mathsf{A}\) le point d’intersection des droites… » qui tend à faire accroire que « \(\mathsf{A}\) » est un point ce qu’il n’est pas ; c’est bien un signe dénotant un point. Et même en adoptant la convention d’autonymie, une phrase comme
soit la fonction \(g(x)=x^2\)
n’est pas non plus syntaxiquement correcte comme égalité de définition car le membre de gauche n’est pas un nom de fonction. Elle est pourtant d’usage constant et, comme de nombreux abus de langage, sans doute indispensable à la fluidité du langage. Donnons un (authentique) petit florilège, et le jeu sera de placer le curseur de l’abus anodin à l’écriture inacceptable :
soit \(D\) et \(D’\) deux droites sécantes,
soit \(\mathsf{A}=D \cap D’ \) ;(l’intersection de deux droites est un point, non ?)
la matrice \(A\) est inversible si \(\dfrac{1}{A}\) existe ;
la fonction \(3x\) est dérivable et \[(3x)’ =3’x+3x’ ;\]
le triangle (\(1+\text{i}\) ; \(-1+{1,5}\text{i}\) ; \({0,5}-\text{i}\)) est rectangle isocèle ;
la dérivée de \(\ln\) en \(1\) est \(1\) ;
\(\displaystyle\int_0^x\cos(x)\,\mathrm{d}x=\sin(x)\).
Pour en finir avec ces ratiocinations syntaxiques, il faut bien admettre deux faits : d’une part le langage mathématique est peu étudié pour lui-même, en particulier son registre combinatoire, la part d’invention qu’il autorise ; d’où la pauvreté des éléments lexicaux et conceptuels disponibles pour en parler. D’autre part, sans doute en conséquence du point précédent, la signification portée par le symbole est considérée comme seule importante au point de voir la représentation se dissoudre dans l’objet : \(17\) est décidément un nombre.
Regard d’un linguiste
Pour terminer cette première partie, suivons l’analyse qu’un linguiste10 fait de la part symbolique de la langue mathématique.
Ce dernier défend la thèse que le mathématicien (apprenant ou professionnel) dans son travail de mise en signes des mathématiques utilise une bonne partie des «figures» de la rhétorique. Nous allons illustrer brièvement ce propos en reprenant son argumentation, en rappelant d’abord que la linguistique isole dans le signe trois composantes : une forme (ensemble de caractéristiques syntaxiques), une substance (ensemble de traits sémantiques ou sens) et un objet (le signifiant) ; les deux premières composantes forme le signifié.
Les petites habitudes de la communauté des mathématiciens font qu’un même signe peut être employé pour désigner des objets variés :
La lettre \(p\) par exemple peut désigner, selon le contexte, une projection (ou un projecteur), une probabilité, un entier naturel (un nombre premier, un indice, une inconnue, une dimension, une taille de matrice…), un paramètre réel (comme dans feue l’équation normale d’une droite). On pourrait aussi bien considérer la lettre \(x\).
En principe, le contrôle sémantique lié au contexte permet d’éviter les confusions.
Mais dans un même contexte, la virgule « , » peut avoir des fonctions diverses : outre son rôle premier de ponctuation du texte, elle est employée comme séparateur dans les écritures symboliques : écriture décimale \({0,25}\), couple ou triplet \((x,\,y,\,z)\), ensemble \(\{a,\,e,\,i,\,o,\,u,\,y\}\) ou énumération \(n=1,\,2,\,\ldots,\,50\).
L’absence de contrôle sémantique dans cette situation d’homonymie peut être lourde de conséquences ; Josette Adda rapportait, à une époque où les complexes étaient définis comme couple de réels, l’étonnant enchaînement :
\(\dfrac{1+\text{i}}{1-\text{i}}=
\dfrac{(1,\,0)+(0,\,1)}{(1,0)-(0,\,1)}=\dfrac{{1,1}}{{0,9}}={1,22}\).En numération, on distingue les chiffres et les nombres à un chiffre, mais c’est le même signe qui les désigne ; la distinction est liée à la perception du niveau de langue : langue mathématique pour les uns, métalangue pour les autres.
Un phénomène voisin est lié à la polysémie ; le champion est sans doute le mot «nombre» ; mais «angle» tient la corde. On retrouve cette polysémie avec les symboles d’opérations.
Ainsi les signes «\(\phantom{~}-\phantom{~}\)» ou «\(\phantom{~}+\phantom{~}\)» avec ce bel exemple
\((a\mathbin{\color{red}+}b) \mathbin{\color{blue}\times}
\overrightarrow{\,u\,}= a\mathbin{\color{blue}\times}\overrightarrow{\,u\,}
\mathbin{\color{green}+}b \mathbin{\color{blue}\times}\overrightarrow{\,u\,}\)\(\left(a\mathbin{\color{red}\times}b\right)
\mathbin{\color{blue}\times}\overrightarrow{\,u\,}= a \mathbin{\color{blue}\times}
\left(b \mathbin{\color{blue}\times}\overrightarrow{\,u\,}\right)\)exemples dans lequel la couleur permet de rendre visible le changement de référence. La possibilité de ces changements (à signe constant) est une des caractéristiques de l’économie des écritures symboliques.
On peut difficilement ignorer le rôle de la métaphore et de la métonymie11. Ces deux figures ont d’abord une fonction d’aide à l’étiquetage des concepts.
Il est clair que le vocabulaire mathématique est marqué du sceau de la métaphore : même le fameux « théorème des gendarmes » a fait une entrée officielle dans les programmes, au grand dam sans doute des amateurs du « sandwich au beurre ». On perçoit l’aide à la mémorisation qui est visée par l’appellation.
Les expressions comme « la fonction \(x^2\) », « le point \((1,\,-1)\) », « la droite \(y=x+1\) », « le graphe est croissant » attestent de l’utilisation fréquente des métonymies ; il s’agit d’abus motivés par l’efficacité et la simplification du message, abus qui ne posent pas de problèmes mais supposent une connivence des interlocuteurs.
Un autre procédé de production de symboles est attesté : celui des symboles composés — plus abondants dans le Supérieur — qui ont pour fonction de renforcer les traits sémantiques d’un symbole éventuellement au prix d’une plus grande difficulté de lecture.
Ainsi pour désigner :
le quotient et le reste dans une division euclidienne : \(\mathrm{div}(a,\,b)\) et \(\mathrm{mod}(a,\,b)\),
une suite indexée par \(\text{N}^{\ast}\) : \((u_n)_{n\in\text{N}^{\ast}}\),
la limite en \(a\) de la fonction \(f\) : \(\lim\limits_{x \to a}f(x)\)
un polynôme : \(\displaystyle\sum\limits_{k=1}^n a_kX^k\) (avec son mystérieux \(X\))
la matrice d’une application linéaire \(u\) dans les bases \(\mathscr{B}\) et \(\mathscr{B}’ \) : \(\mathrm{Mat}_{\mathscr{B}’ ,\mathscr{B}}(u)\), etc.
L’intérêt de ces symboles composés est aussi de pouvoir porter un calcul.
Ainsi, toutes les générations de lycéens raffolent de l’algèbre des limites qui leur donne une illusion de simplicité. A contrario, l’étudiant entrant au supérieur découvre avec étonnement — ou effroi parfois — l’apprentissage exigé du symbole \(Zigma\).
Terminons avec des figures essentielles dans le fonctionnement des écritures symboliques. Deux objets en relation mathématique mais différents doivent être désignés par des signes différents ; toutefois on peut s’efforcer de suggérer cette liaison par un choix approprié des signifiants.
Ceci se manifeste fréquemment par l’utilisation d’une garniture pour créer une paire de signes ; typiquement \(f\) et \(f’ \) (une fonction et sa dérivée), \(\mathsf{A}_1\) et \(\mathsf{A}_2\) (deux points reliés par exemple par une contrainte de longueur), \(\mathsf{A}’ \) comme pied de la médiane issue de \(\mathsf{A}\) dans le triangle \(\mathsf{ABC}\).
Ce type d’association est d’autant plus efficace qu’on dispose de théorèmes permettant de faire des aller-retours entre les deux objets via leur représentation ; on perçoit l’intention facilitante pour la pensée de cette affinité des signifiants. On en perçoit aussi les dangers : imaginons un sujet de devoir dans lequel on utiliserait la lettre \(f\) à la place de \(x\) dans la définition d’une fonction12.
À l’inverse, deux objets très proches voire identiques peuvent avoir des signifiants différents, voire très différents, signifiants qui portent une information différente. Il s’agit des figures de la paraphrase et de la parasynonymie (en un sens intuitif).
Ainsi écrire \(x^2+1\) ou \((x-\text{i})(x+\text{i})\) ne montrent pas de la même façon que le polynôme désigné n’a pas de racine réelle et est scindé sur \(\mathbb{C}\) ; écrire \(s_{\mathsf{A}} \circ s_{\mathsf{B}}\) ou \(t_{\overrightarrow{2\mathsf{AB}}}\) ne montrent pas de la même façon que la transformation désignée est une composée de deux symétries centrales ou une translation ; écrire \(\sqrt{2} \in \mathbb{Q}\) ou \(\exists (p,\,q) \in \mathbb{N}^2 \mid
\text{PGCD}(p,\,q)=1 \ \wedge \ p^2=2q^2\) ne montrent pas de la même façon une propriété (supposée) de \(\sqrt{2}\).
Avec les considérations développées par André Cauty, on touche du doigt
-
la grande richesse des structures syntaxiques du code symbolique et donc la grande difficulté de leur reconnaissance ;
-
les deux fonctions essentielles de ce code que sont la représentation symbolique des objets et la fonction algorithmique qu’il autorise.
Citons l’auteur :
[…] il n’est pas exagéré de dire que le discours mathématique progresse de synonymie en synonymie et de paraphrase en paraphrase ; mais ces deux figures ont alors un statut technique ; il s’agit de l’égalité et de l’équivalence.
Nous reviendrons sur ce regard du linguiste dans la deuxième partie de l’enquête.
Conclusion
Nous avons précisé les éléments indispensables pour parler maintenant de l’égalité : le langage mathématique, mixte de langue naturelle et de code symbolique, le métalangage qui permet d’exprimer l’analyse du précédent, la notion d’objet mathématique et ses représentations symboliques, la fonctions des noms dans le procédé de désignation ; l’appel à la linguistique13 permet d’entrevoir en quoi le code symbolique fonctionne comme une langue et n’est pas qu’accumulation d’arbitraire.
Références
- Francis Reynès. « Le concept d’égalité : clef ou verrou ? » In : Éléments 0 (2008). Irem de Toulouse , p. 48-64.
- Claudie Missenard-Asselain. « La difficile adolescence du signe égal ». In : Bulletin de l’APMEP n° 468 (2007). , 6-9.
- Nicolas Bourbaki. Éléments de mathématiques, Théorie des ensembles. Hermann, 1970.
- Georges Glaeser. Mathématiques pour l’élève-professeur. Hermann, 1971.
- Roger Godement. Algèbre. Hermann, 1966.
- Josette Adda. « L’incompréhension en mathématiques et les malentendus ». In : Educational Studies en Mathematics Vol. 6 (1975), p. 311-326.
- André Cauty. « Tropes et figures du discours mathématiques ». In : RDM Vol. 5/1 (1984). , p. 81-128.
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L’auteur, à la retraite depuis quelques années, continue de s’intéresser aux mathématiques et à leur enseignement.
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Rappelons pour la bonne intelligence de la suite que la mise en relief par passage à la ligne avec centrage dispense de l’utilisation des guillemets.
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Notons que \(80\) % du texte mathématique de Nicolas Bourbaki [3] est formulé en langue naturelle et qu’il utilise une taille de police de caractères particulière pour signifier l’emploi du métalangage.
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Le lecteur qui aurait quelque interrogation sur cette théorie pourra jeter un coup d’œil à la page Wikipedia relative au « calcul des prédicats »
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La différence n’est pas toujours perçue. Le rapprochement des termes « devoir » et « zéro » ne relève pas du sadisme mais a pour intention de susciter — durablement — l’intérêt d’auditeurs assoupis ; de multiples rafraîchissements seront nécessaires pour que le lien soit fait avec une erreur fréquente dans la définition d’un majorant ou de la convergence.
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Ce mot est utilisé pour en souligner la part d’arbitraire et renforcer le rôle du second terme de l’association ; en réalité, la forme d’un symbole mathématique en est une composante essentielle et n’a rien d’arbitraire.
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Droite tangente à une courbe (en un point). Le cas du cercle est évidemment très particulier mais crucial à plus d’un titre.
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Ce mot peu usité, sauf en biologie, est d’un emploi usuel en programmation mais concerne les objets et non pas l’affectation.
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Pas de chance, le langage
Python
utilise « = » pour l’affectation ; son créateur, Guido Rossum, n’avait pas d’intention pédagogique. -
On pourra lire à ce sujet les analyses de Francis Reynès [1] et celles de Josette Adda [6].
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Il s’agit d’André Cauty [7] j’assume toutes les erreurs d’interprétation de son savant article.
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La métonymie est le procédé par lequel on emploie un terme à la place d’un autre, les deux entretenant un rapport de proximité. Ces définitions font débat dans la communauté des linguistes.
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Le sujet de spécialité de la série S en 2003 avait osé introduire un cône dont l’axe était \((\mathsf{O}x)\) alors que beaucoup de candidats n’auraient rencontré en classe que des cônes d’axe \((\mathsf{O}z)\). Le scandale fut immédiat et le doyen fort contrit.