Fourier : une équation, un inconnu

Tout le monde connaît, au moins de nom, les « séries de Fourier », très populaires chez les ingénieurs, sans forcément les avoir déjà réellement utilisées. Mais qui connaît ce Fourier ?
L’article met en lumière ce savant, physicien et mathématicien, objet d’une commémoration nationale en 2018 et sujet d’une exposition à l’IHP.

Alain Juhel

© APMEP Septembre 2018

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À la mémoire de Daniel Reisz1

Le 14 décembre 2017 était présentée à l’Institut la liste des commémorations nationales 2018. Parmi les personnalités honorées, l’inconnu le plus célèbre : Joseph Fourier, né le 21 mars 1768 à Auxerre. Célèbre, c’est une évidence pour nous comme pour nos collègues physiciens ; du reste, son nom ne détient-il pas le record des requêtes sur la toile, parmi les mathématiciens ? Y aurait-il un seul étudiant qui n’ait entendu, lu ou écrit ce nom ? Un seul ingénieur qui ne l’ait employé ? Oui, employé, car, paradoxe maintes fois souligné par Jean-Pierre Kahane — qui nous manquera tant en cette année d’hommages — Fourier est, pour toutes ces catégories, une sorte de nom commun.

Inconnu, tel est son lot dans le grand public, et pourtant… Qui n’emploie pas un téléphone cellulaire ? Qui ne prend pas de photos au format JPEG ? Qui n’a pas dans son entourage un parent, un ami, qui a bénéficié des fantastiques progrès de l’imagerie médicale ? Mais voilà : le nom de Fourier n’y est pas associé.

Aucune plaque de rue ne vient rappeler sa mémoire dans Paris, et son austère tombe au cimetière du Père Lachaise, quoique dans le groupe remarquable des tombeaux égyptiens, près du Rond-Point Casimir Périer, offre au regard un buste qui n’évoque au mieux qu’un robot androïde — prémonition fortuite de son importance dans les technologies du troisième millénaire ? Deux lieux parisiens, certes, lui font une place élogieuse, mais trop de célébrités l’y entourent pour qu’on le remarque particulièrement : la gigantesque allégorie de Raoul Dufy, La Fée Électricité (accessible gratuitement au Musée d’Art moderne de la Ville de Paris) et… la Tour Eiffel, mais qui remarque la ceinture de noms prestigieux qui décore le premier étage ? Le génial ingénieur, lui, n’avait pas oublié Fourier.

Une vie de héros : novice, révolutionnaire et… bourgeois

Orphelin à 7 ans, le jeune garçon est recueilli et éduqué par l’organiste de la cathédrale Saint-Étienne, à Auxerre. Joseph est ensuite élève au collège royal militaire de la ville, tenu par les bénédictins. D’abord externe, puis, grâce à ses bons résultats, interne à titre gratuit, il y reçoit un enseignement solide, avec une bonne part de sciences (situation exceptionnelle à l’époque). Esprit curieux, il dévore en cachette, la nuit, les traités de Bézout et Clairaut ; il écrira un peu plus tard : « Je paye avec usure à Morphée toutes les nuits que je lui ai dérobées à Auxerre… » En 1785, à seize ans et demi, c’est lui qui enseigne la rhétorique dans son collège. L’accès au concours des écoles d’artillerie lui est brutalement fermé, malgré le soutien de Legendre ; Arago rappelle, dans son éloge à l’Académie, les mots terribles du Ministre de la Guerre : « Fourier n’étant pas noble, ne pourrait entrer dans l’artillerie, quand il serait un second Newton ! » Une humiliation qu’il n’oubliera certainement pas au moment de choisir son camp dans la tourmente révolutionnaire ; mais pour l’heure, quelle autre solution pour son avenir ? Pour demeurer dans un monde savant, il ne reste qu’une carrière dans le clergé : Fourier part faire son noviciat à l’abbaye de Saint-Benoît-sur-Loire.

Figure 1. Tombe de Fourier.

Tant la simplicité de la règle bénédictine que le calme des lieux sont propices à l’étude, mais il ne peut contenir, dans une lettre à son ancien professeur de mathématiques, cet aveu déchirant : « Un malheur bien plus sensible pour moi, c’est le manque de livres. […] Seul et sans secours, on peut méditer mais non découvrir : souvent de fuir les hommes on en devient meilleur, mais non plus savant ; le cœur y gagne et l’esprit y perd. »

Quelle lucidité sur le métier de mathématicien ! Personne ne l’a encore exprimé avec autant d’acuité et de concision. Le post-scriptum en est un étonnant mélange d’ambition et de mélancolie : « Hier, j’ai eu 21 ans accomplis ; à cet âge Neuton et Paschal (sic) avaient acquis bien des droits à l’immortalité. »

Figure 2. Post-scriptum d’une lettre à Bonnard.

La lettre est datée du 22 mars 1789. L’automne de cette même année verra, à trois jours près, sa vie changer brutalement de direction : « Par respect du décret de l’Assemblée Nationale du 2 novembre dernier qui suspend l’émission des vœux, il ne les a pas prononcés le 5 du mois, époque fixée pour sa profession. » Il revient à Auxerre, apporte son concours aux réformes éducatives à mener au collège, observe avant de s’engager :
« Les premiers événements de la Révolution ne changèrent pas ma manière de vivre. […] D’un autre côté j’avouerai sans détour que je regardais cet événement comme les agitations ordinaires d’un état dans lequel un nouvel usurpateur tend à ravir le sceptre du précédent. L’histoire dira jusqu’à quel point mon opinion était fondée. […] À mesure que les idées naturelles d’égalité se développèrent on put concevoir l’espérance sublime d’établir un gouvernement exempt de rois et de prêtres, et d’affranchir de ce double joug la terre d’Europe depuis si longtemps usurpée. Je me passionne aisément pour cette cause, qui est selon moi la plus grande et la plus belle qu’aucune nation ait jamais entreprise. »[6]

En 1792, membre de la Société Populaire d’Auxerre, il met son éloquence au service de la levée en masse : l’Yonne fournit son contingent de volontaires, sans qu’un tirage au sort ne soit utile pour compléter l’effectif. Il est envoyé en mission dans un Loiret absolument pas tranquille, et dont la préfecture est un peu agitée ! À Orléans comme à Auxerre, il prend courageusement position contre les excès et protège des innocents accusés par des prosélytes excités. Ce faisant, il prend des risques : arrêté, relâché, arrêté de nouveau… Une délégation auxerroise rencontre en vain Saint-Just : « Il convint des talents de Fourier, et n’accusa pas même ses sentiments ; mais il lui reprocha de la tiédeur. “Oui, dit-il, il parle bien, mais nous n’avons plus besoin de patriotes en musique”. »[3]

Cette fois, le risque est grand, tant la justice est expéditive ; mais une nouvelle fois, le calendrier sourit à Fourier : quinze jours plus tard, c’est le 9 Thermidor, fin de la Terreur… il est libéré. Il vient d’échapper de peu à la mort : quel nom auraient alors porté les séries de Fourier ?

L’An III de la Révolution voit la naissance de l’École Normale2, sous l’impulsion de Monge et Carnot. Louable souci de la représentation nationale, chaque département doit y envoyer des représentants ; les modalités d’admission de l’époque feront rêver ou sourire les étudiants d’aujourd’hui : un brevet de civisme et l’approbation de ses concitoyens font l’affaire (« Article 3 : Les administrations ne pourront fixer leur choix que sur des citoyens qui réunissent à des mœurs pures un patriotisme éprouvé et les dispositions nécessaires pour recevoir et pour répandre l’instruction. »). Et voilà Fourier membre de la première promotion ! Les cours ont lieu à l’amphithéâtre du Jardin des Plantes, il fait froid… mais Fourier est l’un des plus aptes (l’un des rares ?) à suivre cet enseignement, révolutionnaire par le choix des sujets et des méthodes. Il donne de ses professeurs, notamment Monge, Laplace et Lagrange, des portraits plein de justesse.

La République a besoin de savants… et l’École Polytechnique, héritière repensée par Monge et Carnot de l’École du Génie de Mézières, d’enseignants. Monge le recommande : Fourier y donne des cours dont on ne possède ni les manuscrits, ni une transcription complète ; cependant, progressivement, les archives en révèlent des fragments épars, vus par des yeux différents : il faudra sans doute encore beaucoup de fouilles, de patience et de travail pour assembler le puzzle… mais pourquoi des mathématiciens ne pourraient-ils réussir dans une démarche analogue à celle des musiciens à la recherche d’interprétations historiquement informées ? Ainsi, c’est par Janot de Stainville que l’on peut attribuer à Fourier la preuve d’irrationalité de \(\text{e}\) grâce à l’encadrement issu de la formule de Taylor.

\[1{+}\dfrac{1}{1\, !}{+}\dfrac{1}{2\, !}{+}\cdots{+}\dfrac{1}{n\, !}<\text{e}< 1{+}\dfrac{1}{1\, !}{+}\dfrac{1}{2\, !}{+}\cdots{+}\dfrac{1}{n\, !}{+}\dfrac{1}{n\times n\, !}\]

et qui simplifie remarquablement les preuves à base de fractions continues d’Euler (haute voltige) et Lambert (rigoureuse, mais technique).

La République a besoin de savants… pour une expédition mystérieuse, dont la destination reste un secret bien gardé. Monge, une nouvelle fois, recrute Fourier. La formule de ce double corps expéditionnaire, militaire et scientifique, est totalement inédite, mais la réussite éclatante du second occultera le fiasco ultime du premier. Pour la deuxième fois, peu s’en faut que les séries de Fourier ne portent le nom d’un autre : partie de Toulon le 19 mai 1798, l’escadre française croise à portée de canon celle de Nelson dans la nuit du 22 au 23 juin. Mais une brume inhabituelle à cette saison couvre cette partie de la Méditerranée ! La flotte atteint donc sa destination : l’Égypte. Sitôt arrivé, Bonaparte, qui se pique de science, crée un Institut au Caire, dont Fourier sera le Secrétaire Perpétuel, ainsi que rédacteur du Courier de l’Égypte3. Il dirige une des deux expéditions d’exploration de la Haute Égypte, mais ne délaisse pas pour autant les mathématiques. Il démontre aussi ses capacités de diplomate, pour négocier avec les autorités du pays ou avec… les Anglais, quand il s’agit d’obtenir un sauf-conduit de retour pour les civils de l’expédition. Ainsi obtient-il que ses collègues puissent emporter toutes leurs notes de travail, ce qui leur avait été refusé dans un premier temps. Mais aucun objet ne pourra être rapporté en France, et c’est pourquoi la pierre de Rosette est depuis au British Museum de Londres. Fourier en a fait copier le texte par estampage à la mine de plomb. Il ne tardera pas à trouver l’homme qui en fera parler les hiéroglyphes…

À peine rentré en France, alors qu’il espère reprendre son poste et se consacrer à ses recherches, il est nommé préfet de l’Isère par le Premier Consul, qui a apprécié ses talents d’organisateur. Commence alors pour lui une triple vie : préfet bien sûr, en dirigeant de grands travaux (assèchement des marais de Bourgoin, construction de la route Grenoble-Turin, du choix du tracé sur cartes à la direction sur le terrain), coordinateur et préfacier de la Description de l’Égypte et physicien-mathématicien, à la fois expérimentateur et, c’est ce que l’histoire retiendra, théoricien. Scientifiquement, le voilà aussi douloureusement seul qu’à Saint-Benoît… socialement, c’est évidemment différent : par sa position, il s’intègre naturellement à la bourgeoisie grenobloise, et il y fait une rencontre de choix, qui devient vite une amitié indéfectible, celle de Jacques-Joseph Champollion, dit Champollion-Figeac. Un homme qui s’intéresse à l’Égypte antique, et qui a un jeune frère, Jean-François, curieux, avide d’apprendre, et dont Fourier sera le mentor : que Jean-François ait explicitement demandé à reposer, après sa mort, au côté de Fourier en dit long sur la reconnaissance qu’il voulait lui témoigner.

S’il a su avec adresse éviter de rencontrer l’Empereur en partance pour l’île d’Elbe, il devra l’affronter à son retour et se faire passer un savon mémorable avant d’être promu préfet du Rhône. Comme à l’époque révolutionnaire, il s’oppose à une épuration arbitraire qu’il juge excessive, et il est révoqué. Les débuts de la Restauration sont difficiles, pour lui comme pour tous ceux jugés trop proches de Bonaparte, à commencer par l’obtention d’un emploi : c’est grâce à l’un de ses anciens étudiants polytechniciens (également compagnon de l’expédition d’Égypte), Chabrol de Volvic, devenu préfet de la Seine, qu’il devient un temps statisticien pour la Ville de Paris. Sa première élection à l’Académie des Sciences, en 1816, n’est pas validée par Louis XVIII, qui écarte avec soin des postes et des honneurs ceux qu’il juge trop marqués par la Révolution et l’Empire ; mais il doit s’incliner l’année suivante. Fourier devient secrétaire perpétuel en 1823, entre à l’Académie Française en 1826 : il partage ainsi avec Louis de Broglie et Henri Poincaré le rare statut de cette double appartenance. Présent aux réunions de l’Académie malgré ses souffrances, très pénibles les trois derniers mois, Fourier décède le 16 mai 1830.

Révolutionner… les mathématiques

Une histoire à trous

En dépit de quelques travaux sur les équations, et, mieux sans doute, sur les inéquations -une anticipation de la programmation linéaire que son père officiel de 1940, George Dantzig, reconnaitra bien volontiers- le travail de Fourier reste dominé par son chef d’œuvre, publié en 1822 sous le titre Théorie analytique de la chaleur. L’aboutissement d’une longue traversée en solitaire, après un premier mémoire à l’Académie en 1807, non publié contrairement aux usages, et qu’on lui demande de retravailler pour le Grand Prix de l’Académie de 1812.

Déposé fin 1811, sans réel concurrent, il remportera le prix, mais avec un commentaire aux sous-entendus peu flatteurs du jury : « Cette pièce renferme les véritables équations différentielles de transmission de la chaleur[…] ; et la nouveauté du sujet, jointe à son importance, a déterminé la Classe à couronner cet Ouvrage, en observant cependant que la manière dont l’Auteur parvient à ses équations n’est pas exempte de difficultés, et que son analyse, pour les intégrer, laisse encore quelque chose à désirer, soit relativement à la généralité, soit même du côté de la rigueur. »

Figure 3. Haut de la première page du manuscrit recopié-conservé à l’Institut.

Et bien sûr, il n’est toujours pas publié, cas unique dans les annales de l’Académie.

Autre mystère : si l’on connaît la happy end de 1822, on sait peu de choses de la préparation du premier manuscrit, estimée faute de mieux entre 1804 (date d’un mémoire de Biot, encore insatisfaisant aux dires de l’auteur lui-même) et 1807, avec quelques jalons : un premier brouillon en 1805, des relevés d’expérience en 1806… encore moins de sa motivation pour le choix du sujet : est-ce l’article de Biot qui a révélé à Fourier le champ d’un travail possible ? Il a peu d’informations préalables : on le voit encore, en avril 1807, à la recherche d’ouvrages sur le sujet dans les librairies de Genève, par l’entremise de son ami Champollion-Figeac. À quelques mois de sa première soumission, il pourrait à bon droit reprendre tel quel l’émouvant et douloureux aveu qu’il adressait de Saint-Benoît sur Loire à son ancien professeur de mathématiques !

Curieusement encore, alors que son enfance près de l’orgue, instrument qui, en ce temps-là, est celui qui réalise le mieux une synthèse harmonique, aurait pu lui inspirer son travail de la façon la plus naturelle qui soit, il n’appliquera jamais ses méthodes à l’équation des ondes, se contentant de dire après coup, dans la Théorie analytique, que sa méthode s’y appliquerait tout aussi bien. Après coup, car dans son isolement, il n’a pas encore eu vent de la controverse des cordes vibrantes, à la fois laissée dans un état inachevé plus flagrant encore que la question de la chaleur… et pourtant voie la plus naturelle vers la décomposition en harmoniques. Dans une logique apparente, les séries de Fourier auraient dû arriver pour résoudre élégamment cette question où les harmoniques ont un sens physique évident… eh bien non, ce sera pour la chaleur, où leur réalité physique est moins immédiate.

Un Discours de la Méthode

Sautons par-dessus la formation de l’équation de la chaleur, obtenue par un bilan thermique dans un petit parallélépipède, et débarrassons-la de ses constantes pour n’en garder que ce qui intéresse des mathématiciens : \[\dfrac{\partial u}{\partial t} = \Delta u = \dfrac{\partial^{2}u}{\partial x^{2}}+\dfrac{\partial^{2}u}{\partial y^{2}}+
\dfrac{\partial^{2}u}{\partial z^{2}}\]
Son travail est innovant sur quatre points au moins :

  1. Il refuse d’entrer dans le débat sur la nature de la chaleur, bourbier dans lequel sont enlisés tous les savants de son époque : agitation moléculaire ou fluide mystérieux, baptisé calorique sans avoir établi son existence. La question est bien sûr intéressante, mais Fourier a le génie de se placer au- dessus de la mêlée, et l’affirme haut et fort dans son Discours préliminaire : « Les causes primordiales ne nous sont point connues ; mais elles sont assujetties à des lois simples et constantes, que l’on peut découvrir par l’observation, et dont l’étude est l’objet de la philosophie naturelle. »

  2. Il construit une approche graduée, tout à la fois selon les symétries du problème et la complexité des solutions. En voici la répartition dans son ouvrage :

    Position, section

    Résolution, chapitre

    lame

    III

    armille

    II.1

    IV

    sphère

    II.2

    V

    cylindre

    II.3

    VI

    prisme

    II.4

    VII

    cube

    II.5

    VIII

    qq

    II.6

    IX

    Il donne la première méthode puissante (même si elle n’est pas générale) pour intégrer une EDP linéaire : séparation des variables (toujours nommée aujourd’hui méthode de Fourier) et superposition de solutions simples pour construire une « solution compliquée ».

    Figure 4. Sa naissance dans un brouillon de la main de Fourier (Gallica-BnF).

  3. C’est la première apparition historique des éléments propres, notion promise à un très riche avenir, en analyse fonctionnelle comme en algèbre. Il est remarquable que l’histoire ait présidé à cette naissance dans l’ordre inverse de celui qui est généralement choisi du point de vue pédagogique : le cas de dimension infinie précède largement celui de l’algèbre matricielle et le difficile accouchement du polynôme caractéristique par Le Verrier (Sur les variations séculaires des éléments elliptiques des sept planètes principales, JMPA série 1, t. 5, 1840). Sauf à considérer, comme précurseur de Fourier… Fourier lui-même ! Car il remarque dans l’un de ses premiers écrits, un Mémoire sur la Statique de 1798, au Journal de l’École Polytechnique (Œuvres complètes, tome 2) : « Les petites oscillations des corps se composent d’oscillations simples qui s’accomplissent en même temps sans se nuire. […] On sait que les équations qui représentent les mouvements du système sont du second ordre et linéaires : […] En substituant de nouvelles indéterminées aux précédentes, on peut, généralement parlant, obtenir des équations séparées de la forme

    \(q”(t) + K q(t) = 0\)

    […] Les coordonnées des divers points sont des fonctions linéaires des arcs décrits par les pendules […] et tous les mouvements dont le même corps est susceptible seront pareillement représentés par ceux du même assemblage de pendules. »

La méthode en action

« L’ordre et l’espèce des questions ont été tellement choisis, que chacune d’elles présentât une difficulté nouvelle et d’un degré plus élevé. »[7]

Quoiqu’il en soit, il faut bien avoir en tête qu’à cette époque, une seule équation aux dérivées partielles a été résolue, celle des cordes, grâce à un changement de variables qui donne la solution générale sous la forme \(f(x+ct)+g(x-ct)\) : c’est un cas unique, exceptionnel, non susceptible d’une généralisation. C’est aussi ce qui a rendu celle de Daniel Bernoulli, par les séries trigonométriques, « gênante » au point qu’éclate la fameuse controverse. La tactique de progressivité et d’empilement d’éléments simples de Fourier va faire merveille dès les deux premiers cas.

Graduer en difficulté, c’est d’abord ne pas travailler avec « trop » de variables : deux, c’est bien suffisant ! C’est le grand saut qualitatif entre une variable, le monde des équations différentielles, dont les cas simples sont bien maîtrisés à son époque, et deux variables, l’entrée dans ce monde encore non défriché des EDP. On constate encore aujourd’hui combien la marche est haute pour les étudiants débutants, et Fourier a organisé son ouvrage avec un sens pédagogique remarquable4.

Dans le premier cas, celui d’une lame, deux variables d’espace, les coordonnées rectangulaires, sont en jeu. Aussi se place-t-il dans le cas particulier du régime établi, donc indépendant du temps : deux variables d’espace à considérer et une équation de Laplace à résoudre. Dans le second (l’anneau, nommé armille) et le troisième (la sphère), une seule variable d’espace, l’abscisse curviligne pour l’anneau, la position radiale pour la boule, suffit à repérer la position ; il peut ainsi faire entrer en scène le temps de manière « douce ».

Dans ce qui suit, par commodité, la lame est supposée définie par \[-\dfrac{\pi}{2} \leqslant x \leqslant \dfrac{\pi}{2} \quad ;\quad 0 \leqslant y < +\infty\] et l’anneau par \[-\pi \leqslant x \leqslant \pi\]

Problème

Lame infinie

anneau

Équation (EDP)

\(0 = \dfrac{\partial^{2}u}{\partial x^{2}}+\dfrac{\partial^{2}u}{\partial y^{2}}\)

\(\dfrac{\partial u}{\partial t} =
\dfrac{\partial^{2}u}{\partial x^{2}}\)

Conditions aux limites

\(u \left(x,\dfrac{\pi}{2}\right) = 0\)
\(u \left(x, -\dfrac{\pi}{2}\right) = 0\)

\(2\pi\)-périodique en \(x\)

Condition 2 (bord/initiale)

\(u(0,y) = 1\)
puis
\(u(0,y) = f(y)\) donnée

\(u(x,0) = f(x)\)

Séparation des variables

\(u(x,y) = \varphi (x) \cdot \psi (y)\)

\(u(x,t) = \varphi (x) \cdot \psi(t) \)

Équations différentielles
après séparation

\(\varphi ”(x)-\lambda \varphi (x) = 0\)
\(\psi ”(y) + \lambda \psi (y) = 0\)

\(\varphi ”(x) + \mu \varphi (x) = 0\)
\(\psi ‘(t) +\mu \psi (t) = 0\)

Séparer les variables n’a aucun caractère nécessaire… mais l’avantage de ramener immédiatement à deux équations différentielles à coefficients constants, qui s’intègrent très facilement. Les conditions aux limites sélectionnent, parmi toutes les valeurs de la constante arbitraire introduite, une infinité dénombrable : le point capital du travail de Fourier se situe là.

Problème

Lame infinie

anneau

Conditions aux limites

\(\psi \left(\dfrac{\pi}{2}\right) = 0\)
\(\psi \left(-\dfrac{\pi}{2}\right) = 0\)

\(2\pi\)-périodique en \(x\)

Traduction

\(\lambda = (2n+1)^{2}\)

\(\mu = n^{2}\)

Solutions associées

\(\text{e}^{-(2n+1)x} \cos ((2n+1)y)\)

\(\text{e}^{-n^{2}t} \cos (nx)\)
\(\text{e}^{-n^{2}t} \sin (nx)\)

Chacune peut être multipliée par un facteur arbitraire, et leur addition en nombre quelconque ou en série fournit encore une solution. Rien de choquant à son époque, dans une tradition eulérienne bien établie : traiter par dérivation ou intégration une série avec la même insouciance qu’une somme finie restera encore d’actualité une bonne cinquantaine d’années… Ce qui accroche le jury du grand prix à ce stade est sans doute plus la question de la généralité que celle de la rigueur, pour reprendre les deux mots assassins du rapport.

Eût-il travaillé sur les cordes vibrantes, ces modes propres, comme il les appelle, seraient naturels -ils étaient, du reste, bien connus avec les travaux antérieurs de Sauveur et de Taylor. Quant à la sommation, elle aurait pu rester finie eu égard aux limitations naturelles de l’oreille. Dans ces deux cas, Fourier dispose d’un vaste ensemble de solutions, sinon toutes les solutions. Mais c’est un problème de physique ! Si, parmi celles-ci, se trouve « celle » qu’il cherche, et dont l’unicité lui paraît à juste titre physiquement évidente, pourquoi chercher davantage ? Il en ira de même dans les chapitres qui suivront : la multiplicité, la variété des contextes et des familles de solutions associées y constituera une excellente défense « passive » contre l’accusation de manque de généralité5.

Il lui reste alors seulement à s’occuper de la deuxième condition, la température au bord fini de la lame (\(1\) pour commencer, puis une répartition arbitraire \(f(y)\)), la condition initiale dans l’anneau. Dans le premier cas, il a à sa disposition toutes les solutions :

\[\tag{S}
u(x,y) = \sum\limits_{n=0}^{\infty} a_{n} \text{e}^{-(2n+1)x} \cos((2n+1)y)\]

et, faisant \(x = 0\), il cherche à satisfaire

\[\tag{SF}
1 = \sum\limits_{n=0}^{\infty}a_{n} \cos((2n+1)y)\]

C’est évidemment là que la sommation d’une infinité de termes s’avère essentielle. Impossible d’y arriver avec une somme finie (en langage moderne, l’indépendance linéaire des \(\cos(px)\), \(p \geqslant 0\), l’interdit). Mais Fourier est bien décidé à trouver un jeu de coefficients qui fasse l’affaire, et plus rien ne l’arrêtera. Arrive alors le passage le plus scabreux de son mémoire ; pourtant il en émane une fascinante beauté : au diable la rigueur, la seule esthétique des formules le guidera. Il dérive une infinité de fois ; toutes les séries obtenues sont divergentes ! Qu’importe, il remplace \(y\) par \(0\) et obtient un système d’une infinité d’équations, à une infinité d’inconnues, les coefficients \(a_{n}\). Il le tronque à l’ordre quelconque \(p\), le résout en des valeurs \(a_{n}(p)\) et fait tendre \(p\) vers l’infini. Sur tout autre exemple, il se serait fracassé dans un mur ; sur ce cas, un dieu semble guider sa plume : il reconnaît le produit de Wallis et conclut grâce à la célèbre formule… La fortune a souri à l’audacieux, et comme Pacquard et Balmat au Mont Blanc quelques années auparavant (1786), il a atteint le sommet par une route dangereuse, qui sera dorénavant interdite (§ 177). « Quelques » numéros plus loin (§ 219), il découvre la « voie normale », la formule intégrale des coefficients, qui s’applique à n’importe quelle fonction donnée.

Alors, pas rigoureux, Fourier ?

Ce serait bâcler trop hâtivement ce procès qu’on lui a refait sans cesse au cours des ans. Voici trois arguments pour sa défense :

  1. D’abord, il faut être conscient que le développement trigonométrique qui va désormais porter son nom est un moyen, pas un but ! Ce qui l’intéresse, ce qu’il vérifie soigneusement par les expériences qu’il réalise, c’est l’évolution de la température du solide concerné dans le temps et l’espace. La décomposition de Fourier n’est qu’un moyen d’obtenir les coefficients de sa série à deux variables. Si Fourier était Euclide, il effacerait les tâtonnements de son analyse et énoncerait directement quelque chose comme : « Soit la série (S), montrons qu’elle est solution du problème ». Mais sûr de lui, Fourier ne cache rien, revient sur ses pas… ce qui rend parfois la lecture de la Théorie analytique un peu difficile, mais tellement plus vivante : on y voit le savant aux prises avec son sujet, dans l’exaltation de la découverte, presque l’orgueil de son résultat : il faut quand même oser écrire, et ce dès le premier brouillon de 18056 : « Il résulte de mes recherches sur cet objet que les fonctions arbitraires même discontinues peuvent toujours être représentées par les développements en sinus ou cosinus d’arcs multiples, et que les [solutions de l’équation de la chaleur] qui contiennent ces développements sont précisément aussi générales que celles ou entrent les fonctions arbitraires d’arcs multiples. Conclusion que le célèbre Euler a toujours repoussée. »
  2. Toujours, toujours… si on le prend au pied de la lettre, non, bien sûr. Mais on condamne trop facilement Fourier en instruisant son procès 150 ou 200 ans après ses écrits. Sa profusion d’exemples, les graphiques joints aux manuscrits, montrent qu’il pense à n’importe quelle fonction « de classe \(\mathscr{C}^{1}\) par morceaux », et c’est déjà une grande audace, que soulignent le « même discontinues » et sa « victoire » sur Euler. Au même moment, Lagrange ne jure que par les fonctions analytiques, et cet écart entre deux visions explique qu’il fut le plus réticent de ceux qui eurent à juger les mémoires de 1807 et 1811. Une correspondance suivie et plusieurs conversations, lorsque Fourier vint longuement à Paris pour la publication de la Description de l’Égypte, en 1809, mirent Laplace de son côté ; quant à Poisson, il sut se convertir aux idées de Fourier pour les adapter à ses écrits personnels sur la chaleur… Fourier ne se prive pas, dans une lettre à Laplace, de le remarquer en l’accusant de « présenter sous une forme que l’on dit être différente des résultats que l’on n’a pas trouvé soi-même et surtout de prévenir l’auteur dans la publication. M. Poisson a trop de talent pour l’exercer sur le travail des autres, c’est le prodiguer que de l’employer ainsi à découvrir ce qui est connu »7.

  3. Dans la grande tradition d’Euler, Fourier maîtrise très bien les « niveaux de convergence », même s’il ne prend pas la peine d’en donner les détails. Une conclusion comme : « En général, les séries auxquelles nous sommes parvenus, en développant les diverses fonctions, sont toujours convergentes ; mais il ne nous a point paru nécessaire de le démontrer ici : car les termes qui composent ces suites ne sont que les coefficients des termes qui donnent les valeurs des températures ; et ces coefficients affectent des quantités exponentielles, qui décroissent très rapidement, en sorte que ces dernières séries sont très convergentes. », tout en rappelant le caractère accessoire du bord du domaine, s’attache à la vitesse de convergence de la série donnant les températures. Il a fallu l’arrivée de l’ordinateur pour qu’on redécouvre l’importance de ce point : si c’est bon pour un ordinateur, c’est bon aussi pour un être humain ! Cette convergence pratique a, pour le physicien Fourier, autant sinon plus de valeur que celle, théorique, des séries délicates du bord (dont il laisse benoîtement la preuve au lecteur) : deux ou trois termes lui suffiront pour confronter victorieusement ses calculs aux expériences : « [Notre] méthode ne laisse rien de vague et d’indéterminé dans les solutions ; elle les conduit jusqu’aux dernières applications numériques, condition nécessaire de toute recherche, et sans laquelle on n’arriverait qu’à des transformations inutiles. »

Figure 5. Le premier calcul dans un brouillon de la main de Fourier (Gallica-BnF).

Figure 6. Conclusion que le célèbre Euler a toujours repoussée, à la 4e ligne de ce manuscrit de Fourier (Gallica-BnF).

L’avènement des développements en fonctions propres

« L’ordre et l’espèce des questions ont été tellement choisis, que chacune d’elles présentât une difficulté nouvelle et d’un degré plus élevé. »

C’est bien ce qui se passe lorsque Fourier en vient à l’étude de la sphère, puis du cylindre, l’équation étant écrite en coordonnées adaptées, respectivement sphériques et cylindriques. La séparation des variables fournit maintenant des équations un peu plus compliquées en la variable d’espace : elles ne sont plus à coefficients constants.

sphère \(r u”(r)+2.u'(r)+gr\ u(r) = 0\)
cylindre \(r u”(r)+ 1.u'(r)+gr\ u(r) = 0\)

Mais la première s’y ramène par un changement de fonction \(u = \dfrac{y}{x}\) ; les fonctions propres associées s’expriment donc encore à l’aide des fonctions trigonométriques : \[\varphi_j(r) = \dfrac{\sin(n_jr)}{r}\] La nouveauté réside dans le fait que la sélection des pulsations propres par les conditions aux limites ne fournit plus des valeurs simples, explicites, mais les racines d’une équation transcendante \[\tan(\varepsilon)= \dfrac{\varepsilon}{K}\] Fourier en indique la résolution par approximations successives. Il y en a encore une infinité dénombrable ; l’orthogonalité des fonctions propres (en exploitant adroitement l’équation précédente) et le calcul des coefficients sous forme intégrale sont sauvegardés.

Le passage au cylindre est l’occasion d’un nouveau seuil qualitatif. La modification de l’équation différentielle est anodine en apparence : un simple coefficient numérique ! Nous ne serons certes pas étonnés de voir entrer en scène les fonctions de Bessel au vu de la symétrie cylindrique… mais peut-être un peu plus de les trouver sous la plume de Fourier, 20 ans avant leur introduction par celui qui leur a laissé son nom, mais admira cette antériorité si l’on en croit Kelvin. Heine devait faire remarquer, en 1868, qu’il serait plus juste de les nommer fonctions de Bessel-Fourier. Les fonctions propres sont cette fois les \[\varphi_j(r) = J_0(\gamma_j r)\] les \(\gamma_j\), les zéros de la fonction \(J_0\)… et l’histoire peut se dérouler encore de la même manière. La voie royale est tracée pour l’étude de Sturm et Liouville en 1836, et c’est d’ailleurs en travaillant avec les mêmes méthodes sur une équation généralisée de la chaleur qu’ils parviendront à une théorie générale des développements en séries de fonctions propres.

Et maintenant, Fourier n’hésite pas à argumenter, dans la conclusion de son ouvrage, sur la nature physique réelle des modes propres de la chaleur : « Les fonctions que l’on obtient par ces solutions sont donc composées d’une multitude de termes […] ; mais la forme de ces expressions n’a rien d’arbitraire ; elle est déterminée par le caractère physique du phénomène. C’est pourquoi, lorsque la valeur de la fonction est exprimée par une série où il entre des exponentielles relatives au temps, il est nécessaire que cela soit ainsi, parce que l’effet naturel dont on recherche les lois, se décompose réellement en parties distinctes, correspondant aux différents termes de la série. Ces parties expriment autant de mouvements simples compatibles avec les conditions spéciales. […] On ne doit pas voir dans cette composition un résultat de l’analyse dû à la seule forme linéaire des équations différentielles, mais à un effet subsistant qui devient sensible dans les expériences. »

En rédigeant le Discours préliminaire, il est encore plus explicite dans la comparaison pédagogique, prouvant s’il en était encore besoin que, même s’il ne l’a jamais développé, il est pleinement conscient que sa méthode s’applique aussi bien aux ondes sonores : « Si l’ordre qui s’établit dans ces phénomènes pouvait être saisi par nos sens, ils nous causeraient une impression comparable à celle des résonances harmoniques. »

Fourier était un visionnaire, sûr de la portée universelle de sa méthode ; c’est encore dans le Discours préliminaire qu’il déclare : « L’analyse mathématique […], ce qui est plus remarquable encore, suit la même marche dans l’étude de tous les phénomènes ; elle les interprète par le même langage, comme pour attester l’unité et la simplicité du plan de l’univers, et rendre encore plus manifeste cet ordre immuable qui préside à toutes les causes naturelles. »

L’électricité est dans son enfance, les ondes électromagnétiques ne sont pas encore découvertes ; la diffraction de la lumière et sa nature ondulatoire, au berceau : les méthodes et outils de Fourier y trouveront leur application naturellement, et, pour voir plus loin, que serait la mécanique quantique sans la recherche des niveaux d’énergie comme états propres d’un système, en séparant les variables dans l’équation de Schrödinger ?

L’héritage immense et ininterrompu

Sans doute ne faut-il pas exagérer les clichés par nation ; mais on ne peut non plus nier l’existence de centres ou d’écoles plus ou moins prépondérants à une époque donnée. À cette aune, on pourrait dire que Fourier est l’une des plus belles illustrations de l’adage qui veut que nul n’est prophète en son pays, et, en caricaturant à peine, que son héritage mathématique est allemand, son héritage physique et technique anglais, son héritage informatique américain… avant que la France ne remonte sur le podium : l’Analyse de Fourier est un sport de haut niveau !

Mathématique

Est-il besoin d’insister longuement sur la part la mieux connue de cet héritage ? Le « il est également facile de prouver qu’elles sont convergentes » va se transformer, après Dirichlet (1829) en un long chemin (de croix ?) jusqu’au résultat de Carleson en 1966 ; mais c’est aussi parce que le concept de fonction arbitraire a ouvert la porte à des êtres de plus en plus compliqués, étrangers à l’intuition première, que ni Fourier ni ses contemporains n’avaient, et ne pouvaient avoir en tête : le contrexemple de Du Bois-Reymond, fonction continue dont la série de Fourier diverge (1873), marque plus les esprits que le retour au calme annoncé par Fejér en faisant la moyenne arithmétique des sommes partielles (1900)… Pire, les séries trigonométriques deviennent les prototypes (Riemann 1854, Weierstrass 1872) de ces fonctions continues sans dérivée dont Hermite se « détourne avec horreur et effroi ». Même Poincaré, qu’on ne saurait suspecter de passéisme, se montre réticent : « Autrefois, quand on inventait une fonction nouvelle, c’était en vue de quelque but pratique ; aujourd’hui, on les invente tout exprès pour mettre en défaut les raisonnements de nos pères, et on n’en tirera jamais que cela. »

Ce que résumait, avec humour et justesse, ce titre de Jean-Pierre Kahane : Les séries trigonométriques comme sujet peu recommandable.

Il faut plutôt souligner que les nouvelles découvertes, celles qui vont vraiment changer les mathématiques apparaissent dans des livres consacrés… aux séries trigonométriques. Il en va de la théorie des ensembles avec Cantor, il en va aussi des deux théories majeures de l’intégration, de Riemann et de Lebesgue : ses Leçons sur les séries trigonométriques popularisent, dans une version raccourcie mais où l’essentiel est dit, sa nouvelle intégrale. C’est par cet ouvrage, raconte Frédéric Riesz, qu’il est entré en contact avec l’intégrale de Lebesgue, avant de donner, 100 ans exactement après le premier mémoire de Fourier, « le billet d’aller et retour permanent »8 entre les fonctions de carré sommable et les séries de carré sommable, découvert indépendamment par Fischer peu de temps après. On ne saurait trop conseiller la lecture de leurs deux textes, puisque le français est encore la langue scientifique de cette époque : au lieu du lapidaire « \(L^{2}\) (respectivement \(L^{p}\)) est complet » qu’on enseigne aujourd’hui, on y verra d’un côté un système total de fonctions orthogonales, de l’autre un critère de Cauchy fonctionnel en construction…

Dernier texte, mais non le moindre de cette lignée de jalons essentiels, l’article de 1947 par lequel Laurent Schwartz fonde la Théorie des distributions est explicite par son titre : Généralisation de la notion de fonction, de dérivation, de transformation de Fourier et applications mathématiques et physiques. Dès l’introduction, il souligne son importance et sa réussite en électricité, d’où la nécessité de rendre rigoureux les procédés hardis du calcul symbolique couramment en usage chez les ingénieurs. Une position à l’opposé des Bourbaki, mais totalement dans l’esprit de la préface de la Théorie analytique, où Fourier entonne son credo à l’utilité publique : « Si l’on considère de plus les rapports multipliés de cette théorie mathématique avec les usages civils et les arts techniques, on reconnaîtra toute l’étendue de ses applications. »

Technique

En Angleterre, on ne plaisante pas avec un sujet aussi important que la mer. Les marées ne sont pas périodiques, sinon, leur prévision n’aurait pas été un problème épineux. Les attractions qui interviennent sont bien connues : chacune est périodique, mais les périodes sont non commensurables, si bien que la hauteur d’eau dans un port obéit à une formule du type : \[h(t) = z_{0}+ \sum\limits_{k=1}^{n}A_{k} \cos (\omega_{k}t)+B_{k} \sin (\omega_{k}t)\] et les formules intégrales de Fourier se généralisent en \[A_{k} = \lim_{t\to +\infty}\dfrac{1}{T} \int_{0}^{T}h(t) \cos (\omega_{k}t)\,\mathrm{d}t\] \[B_{k} = \lim_{t\to +\infty}\dfrac{1}{T} \int_{0}^{T}h(t) \sin (\omega_{k}t)\,\mathrm{d}t\] Lord Kelvin, qui avait eu le coup de foudre pour le livre de Fourier en 1839, en a tiré l’idée de la conception de deux machines :

  • un analyseur qui évalue les coefficients grâce aux enregistrements antérieurs sur une durée assez longue ; c’est une variante d’intégrateur mécanique à disque-sphère-cylindre ;

  • un prédicteur qui permet, en quelques heures, de tracer \(h\) pour un an. Il est constitué d’un jeu de poulies, chacune tournant à une vitesse proportionnelle à un \(\omega_{k}\), de cames produisant les fonctions trigonométriques, un fil passant de l’une à l’autre réalisant l’addition.

Figure 7. Analyseur de Kelvin, Science Museum, Londres.

Ces machines, conçues en 1876-1878, assurèrent leur service jusqu’aux alentours de 1960-1970 : elles étaient plus rapides et plus fiables que les ordinateurs de cette époque ! Elles sont le premier exemple de réalisation d’une analyse et d’une synthèse de Fourier ; en 1897, Michelson, le célèbre physicien américain, construisit une machine mécanique capable de faire à elle seule les deux tâches : analyse et synthèse, d’abord avec \(20\) coefficients de Fourier, puis \(80\)… et c’est ainsi qu’il fut le premier à entrevoir le phénomène de Gibbs.

C’est encore d’Angleterre que vient l’interprétation correcte (1915) de la diffraction des rayons X — le phénomène avait été découvert 3 ans auparavant. William Henry Bragg est le premier à écrire le nom de Fourier pour remonter des figures d’interférence à la structure des cristaux. À partir de 1925, la chimie puis la biologie s’attaquent avec succès à des molécules de plus en plus compliquées, jusqu’au triomphe de Watson et Crick sur la structure hélicoïdale de l’ADN, en exploitant des clichés volés à celle qui est restée injustement dans l’ombre de cette découverte, Rosalind Franklin (1953).

C’est à partir de ce moment que la deuxième idée géniale de Fourier, sa transformation intégrale (absente du mémoire de 1807, esquissée dans celui de 1811, et mieux développée dans la version éditée de 1822) devient plus utile encore que la série : désormais, l’analyse de Fourier peut s’appliquer à tout, en s’affranchissant de la périodicité. Crick avait montré en 1952 que la transformée de Fourier d’une hélice est une croix en pointillé, il comprit dans la seconde même où il vit les clichés réalisés par Franklin. Les chercheurs n’étaient à cette époque freinés que par la lourdeur des calculs, puisque la date charnière de 19659 n’était pas atteinte.

En France, un pionnier isolé comprend le parti que l’on peut tirer de la transformée de Fourier dans toutes les interférences optiques, et pas seulement la bande des rayons X. Pierre-Michel Duffieux avait exposé ses idées à la Société de Physique en 1941, mais s’était heurté à l’incompréhension de son auditoire : en ce temps-là, aucun étudiant en physique n’avait, ne serait-ce qu’entendu parler, de séries de Fourier ! Son livre, publié à compte d’auteur en 1946, passa inaperçu… sauf aux États-Unis, où Duffieux est considéré comme le fondateur de ce que l’on ne désigne plus aujourd’hui que sous le nom d’Optique de Fourier.

Les pionniers parlent aux pionniers : Duffieux et Michelson allaient inspirer deux autres chercheurs français, Pierre et Jeanine Connes. De 1964 à 1966, ils construisent, au laboratoire Aimé Cotton de la faculté d’Orsay naissante, le premier interféromètre à transformée de Fourier : pour analyser les atmosphères des planètes et des étoiles. C’est un détournement réussi, dont on ne peut plus se passer, du célèbre interféromètre de Michelson conçu pour mettre en évidence l’éther luminifère (1887). L’intensité lumineuse dans la figure d’interférence s’y exprime en fonction de la densité spectrale, à un facteur près, par \[I(x) = \int_{0}^{\infty}S(\sigma) \big[1+\cos (2\pi \sigma x)\big]\,\mathrm{d}\sigma\] Pour accéder à l’information intéressante, il n’y a plus qu’à calculer la transformée de Fourier inverse ! Pas si facile, à l’époque où l’aventure commence, avec des appareils séparés pour la mesure et le calcul, des données à transférer : « J’avais eu en 1956 ou 57, une idée qui s’est révélée très fructueuse. Celle d’une nouvelle méthode de spectroscopie appelée spectroscopie de Fourier. Une des premières choses que j’ai donnée à Jeanine Connes, était de faire des expériences préliminaires simples pour voir si l’idée était valable… Cela lui a donné le sujet de sa thèse. […] Or il se trouve qu’une des caractéristiques de cette méthode de spectroscopie, est de nécessiter des gros calculs. D’où l’utilisation d’un ordinateur. C’était même l’une des conditions essentielles de réussite de la méthode de spectroscopie de Fourier […]. Et petit à petit, madame Connes a été amenée à s’intéresser à l’aspect calcul […]. Les ordinateurs de l’époque étaient des clous par rapport à ceux d’aujourd’hui. Tout cela explique que nous soyons devenus en quelque sorte des spécialistes du calcul dit de Fourier. »[11]

Aujourd’hui, c’est depuis les stations spatiales que des appareils intégrant l’interféromètre et le calculateur de FFT surveillent l’atmosphère terrestre, et notamment les gaz à effet de serre. Un effet de serre dont l’un des premiers découvreurs, dans la droite lignée de ses articles d’application de la théorie de la chaleur, s’appelle… Joseph Fourier (1827).

Informatique et mathématiques  « appliquées »

La FFT, justement, parlons-en. Ou plutôt, commençons par remarquer ceci : par deux fois, ce sont les études sismiques qui ont fait fructifier l’héritage : l’utilité publique chère à Fourier, encore et toujours. On cite souvent les noms de Cooley et Tukey, moins le coup de pouce de la guerre froide… Pourtant, ils l’ont eux-mêmes raconté : « Lors d’une réunion du Comité de Conseil Scientifique du Président Kennedy, en 1963, Dick Garwin (de l’I.B.M. Watson Research Center, N.Y.) remarqua que John Tukey, assis à côté de lui, gribouillait, comme à son habitude, sur son bloc-note ; il jetait sur la page des formules de transformées de Fourier, un sujet auquel s’intéressait Dick. En réponse à une question de ce dernier, il lui dit qu’il travaillait à l’amélioration de l’algorithme de calcul de la transformation de Fourier discrète […]. En fait, Dick était bien au fait du grand besoin d’un tel algorithme dans un vaste champ d’applications, et nourrissait de grands espoirs à ce sujet. Il fut révélé plus tard que Dick en avait pris conscience en travaillant sur un traité d’interdiction des essais nucléaires. Comme il n’était pas question que la Russie accepte, à cette époque, une inspection de ses sites, Dick étudiait la faisabilité d’une détection d’explosion nucléaire au moyen d’analyses spectrales des données provenant de sismographes. Il comprit que l’obstacle principal était le volume de calcul des transformées de Fourier qu’il faudrait effectuer. »[2]

Qu’est-ce que la FFT ?

Dans une machine, les intégrales de Fourier ne sont pas calculées exactement, mais par l’approximation classique des trapèzes. Une seule d’entre elles, évaluée à partir de \(n\) échantillons du signal, demande donc \(n\) produits et sommes, et \(n\) valeurs de la transformée, \(n^2\) opérations de chaque sorte.

En appliquant le principe Diviser pour Régner, on peut effectuer ce calcul en recombinant, au prix de \(n\) opérations, les résultats de deux évaluations faites chacune à partir de \(\dfrac{n}{2}\) échantillons. Le coût du calcul est alors, en fonction de \(n\) : \(T(n)=2 T \left(\dfrac{n}{2}\right) + n\)

Pour \(n=2^{p}\), ce principe peut être répété récursivement (et de plus en plus, dans les appareils, câblé directement) ; la résolution de l’équation de récurrence à coefficients constants

\(u_{p}=2u_{p-1}+2^{p}\)

est immédiate ; on a :

\(u_{p}=T(n)=n\log_2(n)=O\bigl(n\log(n)\bigr).\)

Pour un ordinateur de cette époque, effectuant multiplications/s (ex : IBM 701), le temps de calcul se trouve ramené, dans le cas de \(n = 5\,000\), de 3 h 30 à 30 s environ.

Les applications à l’imagerie médicale (1972), à la compression du son et de l’image, sont désormais si connues qu’il n’est pas utile d’insister plus ; en 2006, la FFT était placée dans le top 10 des algorithmes du siècle, selon un referendum de la revue SIAM News.

En 1983, le Panthéon des Grand Français Incompris allait accueillir un nouvel élu : le géophysicien Jean Morlet, qui venait d’imaginer les ondelettes pour analyser le système, très complexe, des ondes réfléchies de celles émises par des camions vibreurs. Hélas, cette belle généralisation de l’analyse en ondes de Fourier, tombait on ne peut plus mal : Morlet travaillait pour Elf, empêtrée dans le scandale des avions-renifleurs, qui avait roulé dans la farine jusqu’à un ancien polytechnicien devenu chef de l’État… le moment était on ne peut plus mal choisi pour proposer une nouvelle idée révolutionnaire : « La seule récompense que lui ont valu sa persévérance et sa créativité dans la mise au point de cet outil extraordinaire fut une mise à la retraite anticipée d’Elf ! » (P. Goupillaud)

En construisant des base orthonormées d’ondelettes, avec des coefficients exprimés par des produits scalaires, Yves Meyer et Ingrid Daubechies plaçaient la nouvelle invention dans un cadre hilbertien rassurant, et l’introduction d’un algorithme rapide par Stéphane Mallat achevait de rendre opérationnelle cette nouvelle généralisation des idées de Fourier : dès 1990, le FBI adoptait la compression par ondelettes pour stocker ses 200 millions de fiches cartonnées remplies d’empreintes digitales, et ce fut la première application de ce qui allait devenir JPEG 2000. Stéphane Mallat ne s’est d’ailleurs pas arrêté là ; il a fait des ondelettes un outil important des nouvelles techniques de fouilles de données, un sujet en plein essor [16]. Yves Meyer vient d’être couronné par le prix Abel 2017 pour son rôle pivot dans le développement de la théorie mathématique des ondelettes. Or, le prix Nobel, en cette même année, saluait la détection des ondes gravitationnelles, et Meyer choisit, dans sa conférence, de mettre l’accent sur le rôle des ondelettes dans ce travail du physicien Sergueï Klimenko, la détection par deux interféromètres géants (encore eux !) d’un infime signal noyé dans un bruit qui lui était mille fois supérieur. Son algorithme est directement dérivé d’un algorithme de Stéphane Jaffard, disciple de Meyer.

« La beauté et l’unité de la Science, c’est que ce sont les mêmes outils mathématiques qu’il a employés et qui sont utilisés tous les jours dans votre téléphone portable : les ondelettes temps-fréquence pour la compression du signal en MP3 » précisait-il. Sans oublier de rendre un vibrant hommage à Fourier en s’avouant troublé par la puissance prophétique de ce passage du Discours préliminaire : « Si la matière nous échappe comme celle de l’air et de la lumière par son extrême ténuité, si les corps sont placés loin de nous, dans l’immensité de l’espace, si l’homme veut connaître le spectacle des cieux pour des époques successives que sépare un grand nombre de siècles, si les actions de la gravité et de la chaleur s’exercent dans l’intérieur du globe solide à des profondeurs qui seront toujours inaccessibles, l’analyse mathématique peut encore saisir les lois de ces phénomènes. »

Devoir de mémoire

À la fin du siècle, une exception de clairvoyance dans un océan d’oubli a pour nom… Gustave Eiffel. Parmi les \(72\) noms de savants et d’ingénieurs qu’il fait inscrire au premier étage de sa tour, Fourier est en bonne place aux côtés de ses anciens professeurs de l’École Normale et collègues de l’Académie : Monge, Lagrange, Laplace, mais aussi Poisson, Cauchy, Arago. Et encore de celui qu’il remarqua et encouragea, le cimentier Vicat.

La tombe de Fourier au Père Lachaise est bien dégradée ; et si elle comporte un buste… ce n’est pas le sien ! La reprise de la concession par la Société Joseph Fourier est en route depuis mars 2018 ; une telle procédure ne pourra aboutir avant trois ans, délai administratif de rigueur, qui interdit dans l’intervalle tout travail de rénovation « en dur ». Des réalités françaises difficiles à comprendre pour des scientifiques… américains, par exemple, qui notent, hélas sans avoir tort, que la France est bien ingrate envers ses plus grands mathématiciens, concluant, mi-goguenards, mi-attristés, qu’elle doit en avoir trop !

Aucune rue à Paris ne porte son nom, une injustice que soulignait Jean-Pierre Kahane à chacune de ses interventions ; là-encore, un processus est entamé, la porte n’est pas fermée. Mais, qu’il s’agisse de cela comme de l’émission d’un timbre à son effigie, il y faudra le temps. En fait, les services concernés croulent sous les demandes, des plus sérieuses aux plus farfelues, et ont un certain mal à faire un tri pertinent ; qu’on ajoute les vicissitudes des modes et les gestes politiques à l’ignorance scientifique, largement majoritaire chez nos élus, et l’on aura une idée de la délicatesse des ambassades10. Comble de malchance, pour le bicentenaire de Fourier, en 1968, la proposition d’apposer une plaque commémorative sur un immeuble du boulevard Saint-Michel, à l’emplacement cadastral de son dernier domicile, rue d’Enfer, s’est vue opposer le refus… des copropriétaires ! Quant à ceux qui auraient eu l’autorité intellectuelle pour le défendre, ils ont préféré alors le laisser dans l’oubli : le souvenir des « vieilleries » n’était pas dans l’air du temps, c’est le moins que l’on puisse dire, et à qui en douterait, nous suggérons un petit exercice :

Q1. Trouvez, sans consulter l’index des noms, la seule page des Éléments d’histoire des mathématiques de Bourbaki (1960, 1969, 1974) qui mentionne Fourier et l’invention de sa série ;

Q2. Que pensez-vous du titre du chapitre et du ton adopté ?

Reste le plus grand outrage à sa mémoire : la destruction de sa statue à Auxerre en 1942. Le don initial d’un passionné d’égyptologie qui avait passé des heures, dans la bibliothèque de la ville, à lire la Description de l’Égypte, était destiné à la réalisation d’un buste ; le successeur de Fourier à l’Académie Française, Victor Cousin l’amplifia par un appel à la souscription nationale. On trouve sous sa plume, avec un siècle d’avance, des mots remarquablement visionnaires qui prennent tout leur sens à l’ère numérique : « Fourier n’appartient pas seulement au sol qui l’a vu naître, mais à la France, mais au monde entier. »

Le succès fut tel que le projet évolua en celui, plus ambitieux, d’une statue en pied sur un socle. Confiée au sculpteur auxerrois Edme Faillot (1810 – 1849), elle fut inaugurée le 10 mai 1849.

Figure 8. Carte postale ancienne, antérieure à 1939.

Aux jours sombres de l’Occupation, l’Yonne connut, comme tous les départements, le temps des Vendanges de bronze, pour livrer à l’Allemagne un tonnage prescrit de métaux non-ferreux. Il n’y eut guère d’hésitations, hélas, et Fourier, comme Arago à Paris ou Poisson à Pithiviers, partit à la fonte pour être transformé en son poids de cartouches. Il est utile de préciser que, contrairement à certaines légendes, jamais les Allemands n’intervinrent sur les choix, qui furent effectués par des Français, à tous les niveaux, de comité départemental en comité national au Ministère des Beaux-Arts. La politique générale avait été définie par un décret d’octobre 1941, stipulant que seraient fondues les statues qui ne présentent pas un intérêt particulier du point de vue artistique ou historique. La France de Pétain donna, sans surprise, sa priorité de sauvegarde au sabre et au goupillon : les cloches des églises et les statues des maréchaux ; aucune objection ne fut présentée concernant Fourier. À la Libération, le vœu pieux de restaurer les monuments détruits se heurta vite au mur financier et à l’abondance des urgences de la reconstruction. On se limita à l’ajout d’un médaillon, bien peu ressemblant, sur le mur de la bibliothèque municipale ; Denjoy, en l’inaugurant le 9 novembre 1952, rappela à la fois la difficulté des temps et la grandeur de Fourier : « Aujourd’hui l’appauvrissement du pays réduit aux proportions d’un simple médaillon le témoignage de fidélité que la petite patrie du grand savant rend à son souvenir. L’histoire de Fourier est des plus attachantes. Elle relate la carrière d’un génie très purement français, par la diversité, la délicate profondeur de ses dons, la faculté d’analyse du mathématicien, l’éloquence de l’orateur et de l’écrivain, l’habileté, le jugement sûr du politique, le tout guidé par le goût et le sens de l’humain, le souci d’en défendre la souveraineté, d’en respecter les frontières. »

Mais un nouveau projet est à l’ordre du jour, lancé par Tadeusz Sliwa, professeur à l’Université de Bourgogne-Franche-Comté, qui exerce à Auxerre et préside la Société Joseph Fourier, fondée par Daniel Reisz, et dont la présidence d’honneur est passée de Jean-Pierre Kahane à Jean Dhombres, au décès du premier. La statue ne peut être reconstruite à l’identique ; le moule n’existe plus. Bonne occasion pour passer commande à un artiste d’aujourd’hui : Fourier le mérite bien autant que Turing en Angleterre ou Shannon aux États Unis, récemment honorés dans leurs pays respectifs. Non, ce n’est pas ringard d’honorer les grands scientifiques au début du troisième millénaire, c’est même salutaire à l’époque du retour des obscurantismes. Ce projet a besoin de mécènes, mais il a aussi besoin de tous, et pour cela fera l’objet d’un prochain financement participatif ; si chaque personne qui a fait une photo JPEG donne un euro, il y aura vite de quoi concrétiser la commande ; et c’est pourquoi je conclurai avec enthousiasme : Fourier for ever !

Figure 9. Buste en terre cuite réalisé en 2013 par la sculptrice Nacéra Kaïnou, présenté aux expositions du Muséum d’Auxerre et de l’IHP à Paris, pour les 250 ans de Joseph Fourier.

Références

  1. Barbara Burke-Hubbard. Ondes et ondelettes. Belin – Pour la Science, 2000.

  2. James William Cooley et John Wilder Tukey. On the Origin and Publication of the FFT Paper. 1993.

  3. Victor Cousin. Note additionnelle à L’Éloge de M. Fourier. 1840.

  4. Jean Dhombres. Fourier, de la Révolution française à la révolution analytique. Hermann, à paraître.

  5. Jean Dhombres et Jean-Bernard Robert. Fourier, créateur de la physique-mathématique. Belin, 1998.

  6. Joseph Fourier. Lettre au député de l’Yonne Villetard. 1795.

  7. Joseph Fourier. Théorie analytique de la chaleur. chapitre VIII, § 341. 1822.

  8. Claude Gasquet et Patrick Witomski. Analyse de Fourier et applications. Dunod, 1990.

  9. Ivor Grattan-Guinness. Joseph Fourier, 1768–1830. MIT Press, 1972.

  10. John Herivel. Joseph Fourier, the Man and the Physicist. Oxford, 1975.

  11. Pierre Jacquinot. Courrier du CNRS. 1989.

  12. Alain Juhel et Tadeusz Sliwa. « Fourier’s Back in Town ». In : The Mathematical Intelligencer 39. Issue 4 (décembre 2017).

  13. Jean-Pierre Kahane et Pierre-Gilles Lemarié-Rieusset. Séries de Fourier et ondelettes. Cassini, 1998.

  14. Thomas William Körner. Fourier Analysis. Cambridge University Press, 1988.

  15. Henri-Léon Lebesgue. Leçons sur les séries trigonométriques. disponible en ligne sur Gallica-BnF . Gauthier-Villars, 1906.

  16. Stéphane Mallat. Cours au Collège de France : l’apprentissage face à la malédiction de la grande dimension. . 2018.

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Alain Juhel, désormais retraité, a enseigné toute sa carrière en classes préparatoires, au lycée Gustave Eiffel d’Armentières, puis au lycée Faidherbe de Lille. Membre du Comité Fourier 250 , il est chargé de mission pour le projet de nouveau monument à Auxerre.
On trouvera sur le site web de l’auteur, à partir de la page Fourier, c’est fou ! De la Révolution Française à la Révolution Numérique  une biographie en images, une lecture commentée de la Théorie analytique, une présentation des diverses applications, des liens vers les articles historiques mentionnés ici (et bien d’autres), des liens vers des conférences filmées sur le sujet, notamment celles de Jean-Pierre Kahane.


  1. Ancien président de l’APMEP, Daniel Reisz a lui aussi écrit un article sur Fourier intitulé « L’œuvre scientifique et en particulier mathématique de Fourier » et publié en 2 parties dans les BV nos 517  et 518 .

  2. Ancêtre de l’École Normale Supérieure, dont la porte actuelle rapelle le décret de l’an III.

  3. Avec un seul « r » , comme à son nom, façon de signer son travail.

  4. À l’opposé du bourbakisme, ce qui lui vaudra un solide mépris ultérieur.

  5. Certes, sa méthode ne réussit pas à tout coup, donc l’objection n’est pas dénuée de sens ; néanmoins, elle s’applique à une assez grande variété de contextes pour mériter le qualificatif de général !

  6. Voir la figure 6.

  7. « Prévenir » signifie ici « passer devant » et « prodiguer », « gâcher » ; le mémoire de Fourier n’est pas publié, mais Poisson en a pris connaissance à l’Académie.

  8. Selon sa propre métaphore.

  9. naissance de la FFT (Fast Fourier Transform ou Transformation de Fourier rapide).

  10. Pour prendre un exemple concret assez récent, l’honorable physicien Alfred Cornu a dû céder sa plaque à Jacques-Henri Lartigue, dans le Ve arrondissement…

Pour citer cet article : Juhel A., « Fourier : une équation, un inconnu », in APMEP Au fil des maths. N° 529. 29 octobre 2018, https://afdm.apmep.fr/rubriques/temps/fourier-une-equation-un-inconnu/.

Une réflexion sur « Fourier : une équation, un inconnu »

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