Mathematica, une aventure au cœur de nous-mêmes
David Bessis
Éditions du Seuil
362 pages, 20 €
ISBN 978–2-02–149397-9
© APMEP Mars 2023
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Dès la première phrase, le livre de David Bessis peut surprendre : « L’ambition de ce livre est de changer votre façon de voir le monde ». Avec un tel incipit, son ouvrage pourrait presque figurer au rayon du développement personnel ! En nous relatant sa propre aventure mathématique, l’auteur entend nous faire réfléchir sur notre conception de cette discipline mais aussi sur la manière dont elle est enseignée (voire même celle dont nous l’enseignons)1.
Tout commence par un certain nombre de remarques que la plupart d’entre nous se sont déjà faites : pourquoi trouvons-nous normal qu’il y ait des personnes qui aiment les mathématiques et les jugent faciles et d’autres qui les détestent, et quasi personne entre ces deux ressentis extrêmes ? Peu de disciplines scolaires conduisent à un tel clivage.
Et l’auteur, qui ne manque pas d’humour, de demander :
« Est-ce qu’on trouverait normal que la moitié d’une classe d’âge arrive au bac sans savoir manger proprement avec une cuillère ? Ou sans savoir faire ses lacets ? ». Nous avons appris à marcher, à parler etc et ces apprentissages ont été longs, difficiles, laborieux et cependant, personne n’y a renoncé. Alors pourquoi acceptons-nous tacitement que tant d’élèves aient l’impression de ne rien comprendre en mathématiques et éprouvent la sensation humiliante de ne pas être assez intelligents ?
L’auteur dénonce en particulier une hypothèse qui supposerait un mystérieux type d’intelligence, l’intelligence mathématique qui serait inégalement répartie dans la population. Exemples à l’appui, il nous démontre que nous disposons tous d’une prodigieuse capacité d’abstraction, d’une prodigieuse capacité de raisonnement et d’une non moins prodigieuse intuition ; et que ces outils nous permettent à tous, à condition de le vouloir et de les utiliser de manière pertinente, de faire des mathématiques.
Pour étayer son propos, il s’appuie sur des mathématiciens célèbres : Descartes à travers le Discours de la Méthode dont il donne une interprétation originale au chapitre 14, et surtout Alexandre Grothendieck2.
Tout comme Einstein avant lui (« Je n’ai aucun don particulier, je suis juste passionnément curieux »), celui-ci affirme : « Ce pouvoir-là (sa créativité mathématique hors du commun) n’est nullement le privilège de dons extraordinaires… De tels dons sont certes précieux, dignes d’envie pour celui qui (comme moi) n’a pas été comblé ainsi à sa naissance ».
Et il va même plus loin : « Quand on se hasarde à faire entendre de telles choses, on récolte chez les uns comme chez les autres, du plus cancre sûr d’être cancre, au plus savant sûr d’être savant et bien au-dessus du commun des mortels, les mêmes sourires mi-gênés, mi-entendus, comme si on venait de faire une plaisanterie un peu grosse sur les bords ».
Puis, à partir du chapitre 9, David Bessis nous raconte son expérience personnelle et sa prise de conscience de son propre fonctionnement mathématique : « Je comprenais qu’il y avait deux façons radicalement différentes d’envisager l’enseignement que nous recevions (l’auteur est alors en classe préparatoire scientifique au lycée Louis-Le-Grand) et que ces deux approches étaient mutuellement incompatibles.
La première approche consiste à traiter les mathématiques comme un savoir. Les énoncés mathématiques sont des informations qu’il s’agit de connaître et de savoir restituer […].
La seconde approche consiste à refuser d’apprendre […]. La seule fonction des énoncés mathématiques est de susciter des images mentales, et seules ces images mentales permettent de comprendre. Une fois qu’on a les bonnes images mentales, tout le reste devient évident ».
À travers différents exemples, l’auteur nous montre comment nous pouvons agir sur notre plasticité mentale dont nous méconnaissons la puissance. Cependant, il précise que les progrès seront lents, presque imperceptibles.
Au chapitre 11, il s’attaque à la théorie de Daniel Kahneman, psychologue et prix Nobel d’économie en 2002 pour ses travaux sur les biais cognitifs qui affirme que pour résoudre un problème nous disposons de deux systèmes : le système 1 qui correspond à notre pensée éclair, à notre intuition immédiate et le système 2 fait de logique (calculs, déductions, etc.).
David Bessis complète par un système 3 : ce sera l’ensemble des techniques visant à établir un lien entre notre système 1 et notre système 2.
Le chapitre 12 intitulé « Il n’y a jamais d’astuces » vise à démystifier notre discipline Il aborde un thème important dans l’enseignement des mathématiques : le piège du langage.
L’auteur compare la langue des humains, fondée sur la perception et la langue des mathématiques où on définit les mots de manière précise par une caractérisation axiomatique.
Un autre développement intéressant est celui proposé dans chapitre 13 intitulé « Passer pour un idiot » : « Les mathématiques sont la science de l’imagination […] La logique n’est pas l’ennemie de l’imagination. Elle est même sa grande alliée. La véritable ennemie de l’imagination, celle qui bloque la compréhension et nous fait nous sentir idiots, c’est toujours la peur. ». L’auteur évoque une « peur sociale » qui fait que « Face aux mathématiques, nous avons peur d’être plus bêtes que les autres et nous avons peur que les autres le voient ».
C’est Jean Pierre Serre qui a involontairement guéri David Bessis de cette peur : à l’issue d’un explosé fait par celui-ci en séminaire de recherche, Jean-Pierre Serre est venu le trouver et lui a dit : « Il faudra que vous me réexpliquiez, parce que je n’ai rien compris ». Et c’est là que le verbe « comprendre » prend toute sa signification ; comprendre, ce n’est pas suivre un raisonnement étape par étape et reconnaître qu’il est correct. Comprendre, c’est voir d’où sort le raisonnement et pourquoi il est naturel.
L’auteur explique aussi son passage de l’univers de la recherche mathématique à l’intelligence artificielle : « Quand j’ai commencé à me familiariser avec ces algorithmes, j’ai été enthousiasmé d’y découvrir une manière de décrire le processus de compréhension qui, pour la première fois, était compatible avec ce que je ressentais ». À tel point qu’il décide ensuite de mettre un terme à sa carrière mathématique pour se consacrer à la création d’une entreprise d’intelligence artificielle.
Il nous explique de manière simple le fonctionnement neuronal et ce qu’est vraiment l’intelligence artificielle.
Je n’irai pas jusqu’à dire que la lecture de Mathematica a changé ma manière de voir le monde (ou du moins, pas encore !) mais elle nous incite à nous interroger sur notre rapport aux mathématiques et notre fonctionnement intellectuel dans ce domaine.
C’est aussi une source inspirante de réflexion sur la manière de concevoir l’enseignement. Ainsi la description de l’attitude de l’auteur face à l’introduction du calcul littéral lorsqu’il était au collège (page 125) peut nous donner des clés pour mieux comprendre les difficultés rencontrées par certains élèves.
La référence aux images mentales, le fait de voir les mathématiques comme une science de l’imagination sont autant d’invitations à faire évoluer nos pratiques pour contribuer à notre échelle à faire apprécier notre discipline souvent si mal aimée du grand public.
Bénédicte Bourgeois
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On peut écouter l’auteur sur France Culture le 20 janvier 2022, à l’occasion de la parution de
son ouvrage : Pour une approche sensible des mathématiques avec David Bessis (franceculture.fr) -
L’ouvrage Récoltes et semailles jusque là uniquement disponible sur le net vient d’être publié
chez Gallimard (en deux tomes, soit presque 2 000 pages) !
Une réflexion sur « Mathematica, une aventure au cœur de nous-mêmes »
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