Pratique des mathématiques en situation
de handicap visuel

Dans cet article, Jean-Marie Favreau et Aurélie Basile nous présentent un bref tour d’horizon des moyens techniques pour pratiquer les mathématiques lorsque l’on se trouve en situation de déficience visuelle.
Cet article a déjà été publié en octobre 2021 sur CultureMath.

Aurélie Basile & Jean-Marie Favreau

© APMEP Septembre 2022

⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅♦⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅

Pour peu que l’on s’intéresse à l’histoire de la déficience visuelle dans la société, on identifie facilement quelques noms de personnes concernées ayant marqué la discipline mathématique. On pense immanquablement à Leonhard Euler (1707–1783), qui a poursuivi sa pratique scientifique abondante pendant près de dix ans après avoir perdu complètement la vue. Plus récemment, on peut aussi citer Bernard Morin (1931–2018), topologue français ayant découvert plusieurs surfaces et paramétrisationson originales. Concerné par la cécité depuis l’âge de six ans, il a donc bénéficié d’un enseignement mathématique adapté à son handicap. Louis Antoine (1888–1971), lui aussi topologue et géomètre, perd la vue pendant la guerre 14–18. On retient notamment son nom parce qu’il a mis au point la notation braille des symboles mathématiques encore en usage aujourd’hui. Dans cet article, nous présentons différents outils fréquemment utilisés par les personnes en situation de cécité pour lire et écrire les mathématiques, depuis l’algèbre et l’analyse jusqu’aux représentations géométriques et graphiques de fonctions.

Noter l’algèbre et l’analyse

Le système braille d’écriture tactile est aujourd’hui la technique de référence enseignée par toutes les écoles à travers le monde aux personnes aveugles. Inventée par Louis Braille au début du XIXe siècle, cette technique permet de transcrire chaque lettre d’une phrase en son équivalent braille, souvent constitué d’une seule cellule, parfois de deux. Chaque cellule du braille standard est composée de six points distribués sous forme d’une matrice de deux colonnes, chaque caractère étant formé par un à six points en relief, ce qui permet de coder jusqu’à 63 signes différents (auquel on ajoute l’espace, caractère blanc). Comme beaucoup d’alphabets nécessitent de décrire plus de 63 signes, il est convenu que certains caractères (appelés clés) serviront de préfixe pour annoncer une interprétation différente des signes suivants. Pour transcrire les alphabets latins, et en particulier un texte en français, on utilisera par exemple un caractère braille pour indiquer que la lettre qui suit est en majuscule, ou encore qu’il s’agit d’un nombre : ce sont les clés qui servent à modifier la valeur du caractère braille qui suit.

Car bien sûr, on peut noter les mathématiques à l’aide du braille. La pratique et les recommandations ont beaucoup évolué depuis le XIXe siècle, pour converger vers le système pratiqué aujourd’hui [1], s’appuyant sur une représentation linéarisée de l’information. Un peu à la manière du \(\mathsf{\LaTeX}\), on va transcrire une équation par sa notation linéaire, puis utiliser des symboles caractéristiques, pour chacun des éléments qui composent les équations. La limitation des 63 signes évoquée plus haut impose alors d’utiliser des assemblages de signes braille pour décrire un grand nombre de symboles mathématiques. Cependant, la lecture au doigt nécessitant une grande concentration, on a privilégié au maximum la concision des formules, en choisissant un peu à la manière du codage de Huffman1 de représenter les symboles récurrents (chacun des chiffres, les parenthèses, mais aussi des fonctions comme sinus ou racine carrée) par un seul symbole, quand les moins récurrents pourront être représentés par plusieurs symboles. De plus, la taille des cellules étant fixée à une taille de l’ordre de par pour être identifiée par la pulpe des doigts, une ligne de feuille A4 ne peut pas contenir beaucoup de caractères. La vision globale d’une formule n’est pas facilitée par cette représentation, aussi il arrive que l’on utilise des conventions spécifiques à un texte ou un lecteur. Il arrive que l’on choisisse une représentation en deux dimensions plutôt que linéaire, par exemple pour les matrices ou lorsque la formule est composée d’une accolade de plusieurs lignes, afin d’en faciliter l’accès.

La table suivante (figure 1) donne un tableau d’équivalence pour quelques symboles mathématiques, en montrant leur équivalent \(\mathsf{\LaTeX}\) et braille.

Figure 1. Symboles mathématiques, \(\mathsf{\LaTeX}\), braille et saisie clavier correspondante.

La figure 2 présente une formule sous quatre formes, pour illustrer la diversité d’encodage.

\(\displaystyle \int_{-\infty}^{+\infty}\mathrm{e}^{-\alpha\,x^{2}}\,\mathrm{d}x = \sqrt{\dfrac{\pi}{\alpha}}\) \[\int_{-\infty}^{+\infty} \mathrm{e}^{-\alpha\,x^2}\,\mathrm{d}x =\sqrt{\dfrac{\pi}{\alpha}}\]

Figure 2. Symboles mathématiques, \(\mathsf{\LaTeX}\) et braille. Un exemple en situation : intégrale de Gauss présentée en écriture mathématique standard, formule \(\mathsf{\LaTeX}\), représentation en braille pour visualisation et document mis en relief pour la lecture. Les quatre premières lignes de la retranscription en braille correspondent au titre du document.

À l’aide de la dernière colonne de la figure 1, sauriez-vous à présent représenter la saisie clavier des caractères braille composant la formule de la figure 2 ?2

Géométrie et représentations graphiques

L’autre élément indispensable à la pratique des mathématiques, ce sont les représentations graphiques. Dès le primaire puis au secondaire, on sollicite le tracé pour travailler la géométrie dans le plan, mais aussi les représentations graphiques de fonctions. Outil indispensable de la transmission, on se doit de proposer aux élèves étudiant les mathématiques une solution pour au moins consulter des représentations graphiques.

En reprenant le principe du braille, on imagine assez bien une représentation en relief, où les coups de crayon seraient remplacés par des traits en relief. Au XXIe siècle, la solution la plus répandue consiste à utiliser un papier spécial, dit thermogonflé, que l’on passe quelques secondes à haute température pour faire gonfler les parties imprimées en noir. Combiné à une imprimante classique, c’est la solution que privilégient aujourd’hui la plupart des adaptateurs-transcripteurs quand ils préparent les schémas, diagrammes et représentations graphiques pour le public déficient visuel, comme l’illustre la figure 3.

Figure 3. Fonction cardoïde générée par l’inverse de la parabole suivant le cercle unité (source: Wikipedia), son adaptation en noir et blanc, et sa mise en relief après impression.

Un autre outil en perte d’usage est également utilisable directement par les personnes concernées. Elle se compose d’une planche de matières souple, la planche Dycem, combinée à une feuille en plastique tramé, que l’on vient bosseler (cette fois-ci directement sur le recto) en traçant avec un stylo bille par exemple.

Cependant, quelle que soit la technique utilisée, il faut garder à l’esprit que même pour la personne la plus exercée, les détails identifiables sur un dessin en relief est bien moindre que la finesse des détails que l’on peut voir avec les yeux. La pulpe des doigts est certes très sensible, mais elle ne permet pas de descendre dans l’interstice entre deux formes si elles sont trop proches, on ne pourra pas distinguer beaucoup de textures différentes, ni des changements de taille ou de position subtils. Le travail des adaptateurs-transcripteurs consiste donc ici à travailler sur une simplification des éléments représentés, en faisant des choix, en privilégiant la lisibilité plutôt que la quantité et en s’adaptant à chaque fois à la personne à qui le document est destiné. On pourra par exemple décomposer une figure en plusieurs figures relief, afin de rendre accessible la totalité des informations, ou encore travailler sur des espaces supplémentaires, appelés blancs de confort, pour permettre au lecteur de percevoir deux éléments distincts.

Même avec cet important travail d’adaptation, la lecture de représentations graphiques au doigt est un exercice réellement difficile, qui nécessite un long travail d’apprentissage aux personnes en situation de déficience visuelle.

Étudier les mathématiques aujourd’hui

Si la lecture du braille est aujourd’hui une compétence incontournable pour la plupart des non voyants en âge d’être scolarisés, on observe une grande disparité à travers le monde quant aux pratiques d’accès au contenu écrit, qu’il soit mathématique ou non. L’outil informatique a apporté des facilités qui sont précieuses, amenant notamment la synthèse vocale comme outil alternatif à la lecture tactile. En France, la plupart des jeunes en situation de déficience visuelle ont accès à une version retranscrite de leurs supports de cours. Cependant, si l’école inclusive a permis en théorie un accès universel à l’enseignement, on observe tout de même de grandes disparités suivant les établissements d’accueil [2] et leur proximité à des services de transcription-adaptation. Il n’est pas rare de rencontrer des jeunes qui n’ont pas pu faire les choix d’orientation auxquels ils se destinaient par manque d’accès à une transcription à la hauteur des besoins de la formation.

Références

  1. « Notation Mathématique Braille ». In : Commission pour l’Évolution du Braille Français (2007). Exemple n° 5.↩︎

  2. N. Lewi-Dumont, M. Arneton et M. Puustinen. « Comment des professeurs de mathématiques s’adaptent-ils aux besoins des élèves déficients visuels ? » In : Carrefours de l’éducation n°42 (2016). Exemple n° 5,p. 119-132. DOI : 10.3917/cdle.042.0119.↩︎

⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅♦⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅

Aurélie Basile, responsable Pôle Déficience Visuelle au Service Université Handicap (S.U.H) de l’Université Clermont Auvergne est titulaire du diplôme de transcripteur-adaptateur de documents en braille et gros caractères depuis 2009. Elle est chargée des adaptations et transcriptions au S.U.H. depuis 2008 ainsi que de la gestion du suivi des étudiants déficients visuels depuis 2012.
Jean-Marie Favreau est maître de conférences en informatique à l’Université Clermont Auvergne, membre du LIMOS (UMR CNRS 6158). Il est notamment à l’origine du projet Compas Exemple n° 5, qui s’intéresse à la cartographie et aux outils multisensoriels pour l’accessibilité spatiale des personnes en situation de handicap visuel.


  1. Code statistique à longueur variable mis au point en 1952.↩︎

  2. La réponse est : ç ?„-¤c ;^„+¤c ;e^„-¤ax^2 ;dx=@„¤p/¤a ;↩︎

 

La FISAF (Fédération nationale pour l’Inclusion des personnes en situation de Handicap Sensoriel et DYS en France) est le seul organisme en France proposant une formation qualifiante reconnue au métier de transcripteur-adaptateur de documents. La formation est ouverte aux titulaires d’un bac + 3 ou bac + 2 avec un an d’expérience en transcription-adaptation. La formation s’étale sur deux années universitaires.
Depuis quelques années, il s’agit d’une licence universitaire. Pour plus d’informations Exemple n° 5.
Pour citer cet article : Basile E. et Favreau J.-M., « Pratique des mathématiques en situation de handicap visuel », in APMEP Au fil des maths. N° 545. 9 octobre 2022, https://afdm.apmep.fr/rubriques/eleves/pratique-des-mathematiques-en-situation-de-handicap-visuel/.


Une réflexion sur « Pratique des mathématiques en situation de handicap visuel »

Les commentaires sont fermés.