Le tournoi de calcul mental
Un concours de calcul mental ? Oui, c’est un classique, mais revisité ici par Pierre Deseuf et ses collègues de l’école Jules Verne. Ou comment travailler sur les nombres encore et toujours, avec différenciation et motivation.
Pierre Deseuf
© APMEP Septembre 2022
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Parmi les jeux mathématiques, le Compte est bon fait partie des grands classiques. Utilisable dès que les élèves commencent à maîtriser la multiplication et la soustraction, il permet à tous les enfants de pratiquer à leur niveau, selon leurs compétences.
À l’école Jules Verne (Tours), nous avions essayé la boite Mathador1, comprenant sept dés : deux désignant une cible inférieure à \(100\), et cinq dés multifaces variés (de \(4\) jusqu’à \(20\)) donnant des nombres à utiliser une seule fois chacun pour atteindre le résultat. Dans Mathador, chaque opération rapporte des points, la division (\(3\) points) étant davantage valorisée que l’addition ou la multiplication (\(1\) point), la soustraction en rapportant \(2\), l’utilisation des quatre au cours d’un même calcul étant récompensé par un forfait de \(13\) points.
L’intérêt de la contrainte
Il est couramment admis que l’imposition de contraintes conduit à utiliser créativité et ingéniosité pour surpasser les obstacles. Pourtant, ici, assez rapidement, l’obligation d’utiliser les différentes opérations pour marquer des points ne nous a pas paru correspondre aux compétences que nous visions. D’une part, la division reste une opération complexe à appréhender pour un grand nombre d’élèves, ce qui, dans le cadre d’une attribution de points, donne un avantage décisif aux « forts en maths ». D’autre part, la division n’est pas forcément une opération « meilleure » que les autres, et si l’on peut comprendre l’intention des créateurs du jeu qui souhaitent valoriser l’utilisation des opérations les plus complexes, nous avons rapidement assisté à des opérations inutiles ou peu intéressantes (\(3\div3=1\), ou l’utilisation quasi systématique de la division par \(2\)) dans le seul but de marquer des points. Cette intention de départ conduit, à notre avis, à éloigner les élèves de compétences plus utiles : quelles opérations utiliser pour produire quel résultat, comment être le plus efficace dans ses calculs sans se perdre dans une attitude purement fonctionnelle consistant à faire des opérations pour elles-mêmes et non pas pour atteindre un objectif ?
Nouveau système de notation
Nous avons donc décidé de supprimer la valorisation par opération pour récompenser l’objectif : atteindre le nombre cible, ou s’en approcher le plus possible. \(3\) points pour un total exact, \(2\) points pour le total non égal le plus proche, \(1\) point pour les autres totaux justes, pas de points pour des erreurs de calcul ou l’utilisation du même dé deux fois. Il s’agit ainsi de pousser les élèves à atteindre le résultat, quelles que soient les opérations utilisées, et donc de trouver les outils les plus adaptés : faut-il utiliser la multiplication pour se rapprocher vite de la cible puis ajuster avec addition et soustraction, ou au contraire utiliser ces deux dernières avant tout pour « construire » des nombres à multiplier ensuite ?
« Et si on faisait un tournoi ? »
Si au départ le jeu était pratiqué par tables de plus ou moins six élèves, regroupés « par niveau » — chacun travaillant pour ses points personnels —, l’idée germa rapidement dans les esprits : et si on faisait un tournoi ? L’influence des footballeurs fut, comme souvent, capitale, et cette année-là, les footeux étaient aussi de grands mathématiciens. Ils parvinrent donc à convaincre leurs pairs réticents : à défaut d’avoir les résultats escomptés dans la cour de l’école, la promesse d’une revanche sur le terrain des calculs leur parut alléchante. Dans notre école, les élèves ne sont pas notés, et dans toutes les matières, ils travaillent essentiellement en coopération et entraide. L’introduction d’un système de compétition ponctuel s’est révélée pourtant un formidable facteur de motivation. Nous nous sommes assurés qu’il permette à la fois de suivre notre objectif et de valoriser les élèves en difficulté, afin qu’ils ne se sentent pas écrasés par leurs camarades plus compétents.
Nous avons introduit plusieurs mécanismes. D’une part, les élèves sont répartis en îlots de quatre comme à l’accoutumée, chaque tablée disposant d’un set de dé, et faisant ses propres lancers.
Ceci ne résolvait pas pour autant notre problème d’équité durant le tournoi. Nous avons donc utilisé le système de ronde suisse. Lors d’une compétition en ronde suisse, à chaque « tour », chacun se voit attribué un score. Les participants sont reclassés pour le tour suivant selon leurs points, chacun affrontant un adversaire ayant une performance similaire. Un tableur, quatre rondes durant quatre jours d’école, un calcul de points à chaque îlot selon les conditions ci-dessus durant deux parties (\(3\) points pour un total exact, \(2\) points pour le total le plus proche parmi les restants) donnaient un score à chaque élève. Tous les scores sont entrés, chaque jour, dans le tableur, et les élèves sont classés en fonction de leur total et répartis, pour la ronde suivante, dans des tables avec d’autres enfants ayant le même degré de réussite qu’eux. Un système qui a permis ainsi de contenter à la fois les « forts » qui se sont retrouvés à batailler entre eux mais aussi les élèves en difficulté pouvant se retrouver en confiance face à des camarades d’un même niveau de compétence.
La gestion des égalités
Nous nous sommes retrouvés avec de nombreuses égalités assez rapidement, particulièrement entre les élèves capables de trouver à chaque coup un total exact. Nous avons donc décidé de valoriser l’efficacité des calculs en utilisant comme goal average le nombre de dés utilisés pour atteindre la cible : entre deux totaux exacts l’emporte celui qui a utilisé le moins de dés et le moins d’opérations.
Mais les calculs restaient pour autant trop simples, et la distribution des coupes de premier, second et troisième allaient toujours aux mêmes élèves.
Nous avons donc continué à modifier le dispositif. D’une part, nous avons introduit des catégories différentes de calcul. L’achat de mallettes de dés étant devenu indispensable pour alimenter les tablées, nous avons utilisé les dés à dix faces gradués de \(100\) en \(100\), puis de \({1000}\) en \({1000}\).
Nous avons d’abord introduit une catégorie de calculs dont la cible se situait entre \(100\) et \(200\), puis \(200\) et \(300\), puis de \(600\) à \({1000}\), en ajoutant des dés qui permettent d’obtenir des nombres-outils plus importants : \(25\), \(50\), \(75\). Aujourd’hui, nous avons cinq catégories, la dernière étant la cible entre \({4000}\) et \({10000}\).
En fonction de leurs résultats lors des précédents tournois, les élèves sont donc répartis et s’affrontent entre eux durant toute la compétition, chaque catégorie ayant sa propre coupe et donc son champion. De manière à motiver les élèves jusqu’à la fin, le dernier jour, une médaille est donnée (en plus des coupes) à l’élève de chaque îlot qui, ce jour décisif des « finales », obtient le meilleur résultat de sa table.
Podium et motivation
Aujourd’hui, le tournoi est une institution. Il a lieu trois fois par an, regroupe trois classes dont les élèves se mélangent chaque jour de compétition, donne lieu à une remise publique des coupes devant le directeur et d’autres adultes de l’école avec applaudissements, rires et larmes. Il a placé le calcul à l’égal du foot, et l’on voit des élèves s’entraîner, demander des exemples en plus, voire motiver leurs familles. Les parents volontaires, avant la covid, étaient conviés à venir participer aux calculs, ceux-ci étant diffusés en direct sur le site internet de l’école. Durant le premier confinement, des calculs ont été proposés chaque jour sur la chaîne Youtube
de l’école, et on a vu revenir par courriel des calculs impliquant parfois parents et grands-parents. Les élèves récompensés arborent fièrement leurs médailles de carton doré à la sortie de l’école, tandis que d’autres la rejettent. « La médaille, ça n’a pas de valeur. Tu sais, maître, la coupe, un jour, je l’aurai. » On a ainsi pu voir une coupe posée au centre de la table dans l’appartement et faisant l’objet d’une fierté familiale. « Pour moi, ça va être la pluie de cadeaux ! » Surcroît momentané d’émotions qui conduit parfois à une mobilisation générale, lorsqu’une classe ne voit revenir aucune coupe alors qu’une autre rafle tous les titres, et que les élèves déçus, après les premières larmes (pour des maths, tout de même !), se mettent à sortir les dés pour s’entraîner d’ores et déjà pour la revanche.
L’entraînement nécessaire et différencié
Le tournoi, en lui-même, s’est révélé un facteur de motivation considérable, un prisme qui a érigé le calcul mental en compétence, mais qui ne doit pas pour autant effacer l’indispensable travail de préparation de manière à ce que les élèves bénéficient pleinement de cet effet d’entraînement. Travail sur les tables de multiplication évidemment, ou d’addition pour les élèves les plus en difficulté parfois. Entraînement à la soustraction, mais aussi apprentissage de la composition des nombres (comment faire \(100\) avec \(25\), \(300\) avec \(75\)).
Au niveau le plus simple, des calculs sont proposés en classe à partir de tirages de dés communs. Chaque élève y travaille, parfois seul, parfois par deux, puis chacun propose ses résultats, en donnant toujours de la place à ceux qui n’ont pas trouvé de total exact mais qui sont fiers de leurs calculs, et dans toutes les catégories. On y débat, on y discute des stratégies à utiliser. On y découvre la « puissance » de la multiplication qui permet de « monter » très vite. On peste une énième fois contre la retenue qu’on a oubliée dans sa soustraction et qui résulte en un « zéro point » et donne une autre importance à cet oubli que la sempiternelle remarque du maître. On y discute sur la division si difficile à utiliser, mais qui peut parfois se révéler très utile. Ce moment de débat est non seulement un moment de partage de techniques, de recherche collective, mais également de partage du doute. Des élèves en difficulté voient des enfants performants « galérer », le fort en calcul y félicite son camarade qui ne sait utiliser que les additions mais qui pour une fois n’a pas fait d’erreur de calcul et atteint un total proche, fier de montrer son bon calcul au tableau devant tout le monde. Le tournoi n’existe que parce que chacun y trouve sa place, et que si la réussite y est applaudie, la recherche est encouragée, et l’échec présenté comme une marche vers le succès, comme d’habitude, mais au service ici de la compétition.
La force de l’aléatoire
D’autres entraînements plus ciblés permettent de manipuler des nombres pour observer leur « comportement ». Ainsi, on donne une série de quatre nombres, et on demande aux élèves d’utiliser toutes les opérations afin de trouver le plus de résultats possibles différents. On comprend alors que les mêmes nombres peuvent en fonction de la manière dont ils sont combinés donner des résultats bien différents…. ou pas lorsqu’un élève découvre qu’en changeant simplement l’ordre, multiplier tous les nombres ensemble donne toujours le même résultat, découverte imprévue et miraculeuse de la commutativité.
Il a été envisagé un moment de proposer des nombres préparés par les enseignants pour le tournoi. Effectivement, certains tirages peuvent parfois se révéler pauvres lorsque la solution apparaît presque immédiatement sans calculs compliqués, ou impossibles parfois. Pourtant, nous avons décidé de conserver les dés. D’une part, parce que l’aspect ludique du tirage joue énormément dans le plaisir des élèves qui découvrent petit à petit les nombres et exercent une puissance sur eux, notamment en tentant parfois de tricher pour avoir des « bons » nombres. D’autre part, parce que les tirages aléatoires sont très souvent riches et imprévisibles, et on voit souvent des tables d’où jaillissent des « Allez, maintenant il nous faudrait un \(8\). — Pourquoi un 8 ? — Si, si on le multiplie avec le \(9\) ça ferait un \(72\), fois \(10\), \(720\) et ensuite… — Mais lui dis pas ! ! ! ! » Les élèves sont amenés au fur et à mesure à anticiper, comprennent que tous les tirages ne sont pas bons et vont poser des problèmes, que certains nombres sont plus utilisables que d’autres, plus faciles à calculer que d’autres, avec un moindre risque d’erreur. Et ils doivent parfois se débrouiller avec ce qu’ils ont lorsque sur sept dés, cinq ont mystérieusement fait « \(4\) » et qu’il va falloir bidouiller pour s’en sortir. Cette domination sur les nombres est une marche qui permet de commencer à prendre le pouvoir sur les mathématiques.
Pierre Deseuf est professeur des écoles à l’école primaire Jules Verne de Tours (37).
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