Faire parler les nombres ?

\(12+5\) et \(17\) sont-ils des nombres ? Représentent-ils le même nombre ? Ont-ils le même sens ? Entre le concept de nombre et les représentations que l’on s’en donne selon le contexte se cachent une multitude de subtilités qui sont potentiellement autant d’obstacles pour les élèves. Serge Petit nous propose d’y réfléchir.

Serge Petit

© APMEP Septembre 2023

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Les nombres ne parlent pas

Quel drôle de thème pour notre chère revue. Les nombres ne parlent pas. Personne n’a jamais vu de droite, personne n’a jamais vu de point, personne n’a jamais vu de nombre et pourtant, tout le monde fait des maths ou en a fait, plus ou moins.

D’aucuns, restant à la surface, confondent les maths et les expressions qui permettent de les évoquer, de les convoquer, de les travailler, de les savourer. Tentons notre chance et demandons autour de nous combien il y a de nombres dans le cadre ci-dessous.

\(4\)                        \({3,732}\)                  \(48\)

\(17\)                       \(5+12\)                             \(12+5\)                \(e\)

quarante-huit

J’ai posé cette question à des milliers d’enseignants. Les réponses divergent fortement. Les doigts d’une main suffisent à représenter le nombre de bonnes réponses : zéro. Il n’y a en fait aucun nombre dans ce cadre, seulement des écritures (en lettres ou en chiffres) qui représentent des nombres, mais qui ne sont pas ces nombres.

Ainsi, \(17\) n’est pas un nombre, mais une des écritures d’un nombre que l’on appelle aussi « dix-sept » en français, « siebzehn » en allemand, etc. Il est aussi possible de convoquer ce nombre sous une autre forme (\(20-3\) ; \(15+2\) ; \(10+7\), \(3\times5+2\) ; \(12+5\), etc.) à l’occasion d’un calcul ou de la résolution d’un problème ; la représentation chiffrée étant choisie en fonction de la tâche à effectuer.

Les deux désignations de nombres \(5+12\) et \(12+5\) sont égales et sont égales à l’écriture \(17\) (dans le sens de l’égalité définie en [1] et en [2], comme étant une marque indiquant que deux écritures différentes — on convient que toute écriture est égale à elle-même — désignent le même nombre). Et pourtant, elles ne parlent pas à Arina, élève de CM1, de la même manière comme le suggèrent les deux écritures ci-dessous qu’elle a produites.

Arina sait trouver une désignation, que l’on dit canonique, du nombre désigné par \(5+12\) et du nombre (le même) désigné par \(12+5\), soit \(17\). Elle rejette pourtant une de ces deux écritures (\(5+12\)), écritures pourtant égales. Elle a sans doute des raisons de le faire.

« C’est sept pages, dit Cécile. Non, répond Vincent, ce sera plutôt quatre plus un plus un plus un. » (Comité de rédaction d’ Au fil des maths le 18 mars 2023). Deux relecteurs de notre revue montrent clairement que, si deux désignations orales différentes sont égales (\(7=4+1+1+1\)), elles ne leur parlent pas de la même manière. Cécile répond alors à Vincent, en substance, que l’article concerné ne figurera donc pas dans une seule parution d’ Au fil des maths, mais que quatre pages seront publiées dans un premier numéro, puis les trois autres pages égrenées sur les trois numéros suivants, à raison d’une page par numéro, ce qu’a confirmé Vincent.

Ainsi, dans les deux cas, des représentations différentes du même nombre renvoient à une tout autre information. Ce constat interroge les écritures que nous utilisons en mathématiques.

Ils se font signes

Je n’ai pas utilisé précédemment le mot signe, je lui ai volontairement substitué des expressions moins précises comme écriture, désignation. Le mot signe, s’il est couramment utilisé pour désigner « \(+\) », « \(-\) », « \(\times\) », etc. a une portée bien plus générale et une définition relativement précise. Ni \(12\), ni douze ne sont des signes. Le mot douze est le composé de deux unités élémentaires de la langue française (dou- et -ze), le premier élément se dit aussi « deux », le deuxième, « dix ». \(12+5\) est une écriture composée à partir d’unités plus élémentaires que sont les écritures \(1\) ; \(2\) ; \(+\) ; \(5\). Mais douze, tout comme \(12\), ne sont pas des signes, mais un des constituants fondamentaux de ce que l’on appelle signe.

Un signe, si l’on généralise aux écrits mathématiques1 le travail que Saussure2 a effectué à partir de l’oral, est un objet à deux faces. Une face est de nature physique, sa forme (sonore ou écrite : \(5\) par exemple ou « cinq »), on parle alors du « signifiant ». L’autre face est ce que l’on appelle son « signifié » (dans notre cas, le nombre entier naturel qui est le successeur du nombre noté \(4\) qui est lui-même le successeur du nombre noté \(3\), qui […] est l’unique successeur du nombre noté \(0\), comme le suggère la construction axiomatique des entiers selon Péano). Les trois signes \(12+5\) ; \(5+12\) et \(17\) ont le même signifié qui est le nombre canoniquement désigné par \(17\) ou dix-sept.

En mathématiques, à la différence d’autres domaines de la vie, les nombres peuvent se désigner d’une infinité de manières différentes. Une infinité de signifiants ont le même signifié, une infinité de signes peuvent désigner un seul et même nombre. D’où l’importance fondamentale du concept d’égalité et l’importance d’apporter une attention particulière aux signes.

Arina a représenté le nombre canoniquement désigné par \(17\) sous la forme \(5+12\) qu’elle a rejetée pour la transformer en \(12+5\). Qu’est-ce qui a pu la conduire à choisir une écriture plutôt qu’une autre ?

Outre le signifié, qui est le même pour ces trois expressions (et pour une infinité d’autres), Arina s’est vraisemblablement forgé, ce que l’on pourrait appeler, par analogie avec les mots, un sens différent qu’elle a associé à chacune de ces deux écritures. Le signifiant \(5+12\) renvoyant par exemple à un processus qui pourrait traduire une augmentation de température de \(12\) degrés à partir d’une température de \(5\) degrés, l’autre expression renvoyant à une augmentation de température de \(5\) degrés à partir d’une température de \(12\) degrés. Les deux expressions expriment, représentent, des réalités physiques tout à fait différentes qu’il convient donc de bien distinguer. Nous dirons que ces deux expressions n’ont pas le même sens. Tout comme dans le domaine de la langue naturelle où le sens de chaque signifiant se construit en contexte, il est loisible de penser qu’en mathématiques, le sens de chaque désignation dans le registre des écritures symboliques mathématiques, se construit en contexte. Ainsi, le sens pourrait être considéré comme étant le fruit de l’opération intellectuelle qui établit le lien entre une écriture mathématique et une réalité physique.

Deux écritures mathématiques différentes, mais pourtant égales du point de vue des mathématiques, ont le même signifié sans pour autant avoir le même sens.

N’y aurait-il pas là une source de difficultés en mathématiques pour certains élèves ? Attachons nous suffisamment d’attention dans notre enseignement au problème délicat de la dévolution des signes, de la construction de leur(s) sens ?

Revenons à l’activité d’Arina. Quand elle écrit dans un premier temps \(5+12=17\), elle élabore un signe mathématique complexe à partir de six signes mathématiques élémentaires dont les signifiants sont « \(+\) », « \(=\) », \(1\), \(2\), \(5\) et \(7\). La morphologie lexicale du mot signification peut nous permettre de désigner l’activité d’Arina, tout comme celle de Vincent. Le mot signification se décompose de la manière suivante : SIGN-IFIC-ATION. Le radical sign-, est celui du mot signe, l’élément de mot -ific- signifie faire, le suffixe –(at)ion indique soit une action, soit le résultat d’une action. Le mot signification peut ainsi désigner l’action de faire signe, de construire un signe, tout comme le résultat de ce processus. L’élève Arina, tout comme Vincent, ont construit un signe mathématique pour transmettre un sens particulier dans un contexte de production et de communication dans lequel ils étaient plongés au moment de cette production. J’ai envie de dire qu’ils ont fait acte de signification.

Ainsi, en nous restreignant au domaine de la désignation des nombres, on pourrait considérer que

  • certains signes (couples signifiant et signifié) sont élémentaires (\(3\), \(5\), \(+\), \(=\), etc.), le chiffre \(3\) (signifiant) étant associé au signifié élémentaire qu’est le quatrième entier naturel (\(0\), \(1\), \(2\), \(3\)),

  • d’autres sont construits (\(5+12\), \(12+5\), etc.) par exemple,

  • chaque entier naturel, peut être désigné d’une infinité de manières différentes, par exemple \(1+2\), autre signifiant de \(3\) peut véhiculer des sens différents, en fonction du contexte donné,

  • l’élève doit être capable de comprendre le sens d’un signe dans un contexte donné (tout comme il le fait pour les mots) par exemple \(4\times\dfrac{1}{3}\) et \(\dfrac{4}{3}\),

  • l’élève doit être capable de maîtriser des processus de construction de signes, processus que l’on pourrait appeler signification, tout comme on appelle vinification le processus qui consiste à transformer le moût en vin.

Pour donner sens

L’analyse d’ouvrages, les observations de classes montrent que bien souvent, trop souvent, presque toujours (?), l’attention portée par les enseignants à la dévolution des signes est négligée. Parfois aussi, la manière de lire certains signes, en phase d’apprentissage en mathématiques, leur enlève tout leur sens, comme dire treize virgule zéro deux pour \({13,02}\) au lieu par exemple de dire mille-trois-cent-deux centièmes, ou toute autre formulation sans le mot virgule. Il en est de même avec la lecture des écritures fractionnaires : \(\dfrac{28}{9}\) ne devrait jamais se lire vingt-huit sur neuf mais par exemple vingt-huit neuvièmes ou de toute autre manière sans le mot « sur ».

Mais le fait de savoir lire correctement une désignation fractionnaire écrite d’un nombre, d’oraliser correctement le signifiant, ne garantit pas que le lecteur se soit construit une représentation acceptable du signifié, c’est-à-dire du nombre ainsi désigné. Un tel lecteur est-il capable de décoder le sens de l’écriture fractionnaire lue, dans le contexte dans lequel il l’a rencontrée ?

Il me semble donc important de construire un sens d’une écriture fractionnaire au cycle 3. On pourrait considérer que les fractions sont tous les points de la demi-droite graduée construits géométriquement de la manière suivante : pour tout entier naturel \(p\) et tout entier \(q\) non nul, on définit un « nouveau nombre » que l’on note \(\dfrac{p}{q}\) comme étant un nombre qui mesure la longueur d’un segment obtenu par le découpage d’un segment de \(p\) unités partagé en \(q\) segments isométriques. L’insuffisance des entiers pour désigner ces nouveaux nombres ayant été préalablement vécue par les élèves, un processus type « guide-âne » permet de construire géométriquement tous ces segments donc toutes les fractions.

À propos des fractions, un enseignant m’a rapporté l’anecdote suivante. Enseignant de CM1, il demande à ses élèves de graduer une demi-droite dont le segment unité a été partagé en trois segments isométriques, puis de repérer les points obtenus sur la demi-droite. Au premier repère après l’origine, l’élève attache \(\dfrac{1}{3}\), au second \(\dfrac{1}{3}+\dfrac{1}{3}\), au troisième \(\dfrac{1}{3}+\dfrac{1}{3}+\dfrac{1}{3}\cdotp\). « Son » IEN, présente dans la salle intervient alors en disant à tous qu’ « il faut écrire \(\dfrac{3}{3}\) » et pas \(\dfrac{1}{3}+\dfrac{1}{3}+\dfrac{1}{3}\cdotp\) L’enseignant s’est dit stupéfait car il n’avait pas encore construit avec ses élèves d’égalités du type \(4\times\dfrac{1}{3}=\dfrac{4}{3}\), ce qu’il s’apprêtait à faire la semaine suivante. Pourquoi en effet, \(\dfrac{1}{3}+\dfrac{1}{3}+\dfrac{1}{3}\) devrait-il, pourrait-il s’écrire \(\dfrac{3}{3}\), pourquoi \(3\times\dfrac{1}{3}\) serait-il de manière aussi évidente égal à \(\dfrac{3}{3}\) ? Les signifiants sont en effet différents et les processus de construction le sont aussi, les sens sont donc différents. Le processus qui conduit à l’écriture \(4\times\dfrac{1}{3}\) est celui qui consiste à construire un segment dont la mesure est \(\dfrac{1}{3}\) (guide-âne par exemple), puis de s’en servir comme unité pour, répétant quatre fois cette mesure, construire un segment dont la mesure serait \(4\times\dfrac{1}{3}\cdotp\) Le processus qui permet de construire \(\dfrac{4}{3}\) selon l’approche précédente, consiste à prendre un segment unité, à le reporter quatre fois pour construire un segment de longueur \(4\), puis à le découper en trois segments isométriques (en mobilisant le guide-âne par exemple). Les deux processus de construction sont clairement différents, les sens sont différents. Les signifiés désignés par \(4\times\dfrac{1}{3}\) et \(\dfrac{4}{3}\) sont donc a priori différents, tout comme le sont ceux désignés par \(\dfrac{1}{3}+ \dfrac{1}{3}+\dfrac{1}{3}\) et \(\dfrac{3}{3}\cdotp\)

Les attendus des programmes du cycle 3 indiquent que les élèves doivent « Connaître diverses désignations des fractions : orales, écrites et décompositions additives et multiplicatives \(\left(\vphantom{\dfrac{1}{3}}\text{ex :}\right.\) quatre tiers ; \(\dfrac{4}{3}\) ; \(\dfrac{1}{3}+\dfrac{1}{3} +\dfrac{1}{3}+\dfrac{1}{3}\) ; \(1+\dfrac{1}{3}\) ; \(\left.4\times\dfrac{1}{3}\right)\cdotp\) » [3] Il est donc nécessaire d’enseigner que \(\dfrac{4}{3}=4\times\dfrac{1}{3}\) et ne pas le considérer comme une évidence a priori.

Toujours à propos des écritures fract]ionnaires, est-il si évident que \(\dfrac{2}{6}= \dfrac{1}{3}\) ? Non, bien sûr, car ils ne relèvent pas des mêmes processus de construction, comme celui défini ci-avant. Mais, découper un segment en six segments isométriques implique de le découper en trois segments isométriques (fusionner deux segments contigus en commençant par les deux premiers depuis l’origine). On montre alors que le processus qui conduit à construire les points \(\dfrac{2}{6}\) et \(\dfrac{1}{3}\) sont les mêmes. On en déduit donc que \(\dfrac{2}{6}=\dfrac{1}{3}\cdotp\) Les deux signifiés sont identiques, même si, a priori, les sens de ces deux écritures ne sont pas les mêmes.

Conclusion

Ces quelques considérations, qui peuvent s’étendre à bien d’autres domaines des mathématiques hors de celui des nombres, montrent à quel point il est important, notamment en formation des enseignants, d’établir clairement les relations qui existent entre signe, signifiant, signifié, sens et activité de signification.

Si les nombres restent muets, il est important de les faire parler par leurs différentes désignations, y compris verbales, de construire le sens de ces désignations et de permettre aux élèves de pratiquer, en les verbalisant, des activités que l’on pourrait appeler activités de « signification ». Faire signe, donner sens aux signes est une activité profondément mathématique qui pourrait trouver une place centrale explicite dans l’enseignement des mathématiques dès le tout début des apprentissages.

Bibliographie

  1. Ministère de l’Éducation nationale. Le calcul en ligne au cycle 2. Mars 2016.
  2. S. Petit. « Le signe de l’égalité à l’école ». In : Bulletin vert de l’APMEP N° 468 (janvier-février 2007).
  3. Ministère de l’Éducation nationale. Bulletin Officiel de l’Éducation nationale n° 31. 30 juillet 2020.

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Serge Petit, professeur de mathématiques honoraire de l’IUFM d’Alsace (université de Strasbourg), est membre du comité de rédaction d’Au fil des maths.


  1. Comme nous y invite Michel Arrivé dans le Journal français de psychiatrie : « Même si les analyses faites sur le signe sont le plus souvent opérées sur des mots, il faut conserver en mémoire le fait qu’elles peuvent être transposées, mutatis mutandis, sur des unités d’autres dimensions » et nous rajouterons dans toutes les disciplines.

  2. Ferdinand de Saussure, linguiste suisse, 1857–1913, a défini le signe linguistique comme étant un couple (signifiant, signifié). Le signifiant étant, pour Saussure une image acoustique (impact de ce que l’on entend dans le cerveau, le signifié étant le concept que cette image acoustique désigne). Ses étudiants, d’après leurs notes, l’ont écrit ainsi dans le Cours de linguistique générale (p. 98) « Le signe linguistique unit non une chose et un nom, mais un concept et une image acoustique ». Voir référence en note 1.

Pour citer cet article : Petit S., « Faire parler les nombres ? », in APMEP Au fil des maths. N° 549. 25 novembre 2023, https://afdm.apmep.fr/rubriques/opinions/faire-parler-les-nombres/.

Une réflexion sur « Faire parler les nombres ? »

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