Mathématiques et vivre ensemble :
des outils pour la classe
Lors de son année de stagiaire professeure des écoles dans l’académie de Versailles, Violaine Bouly a mis en œuvre des activités mathématiques permettant de travailler sur le vivre ensemble. Pour analyser les effets de ses activités, elle a aussi expérimenté un outil, proposé par son directeur de mémoire Younés Aberkane, pour analyser le climat de sa classe.
Qu’est-ce que signifie apprivoiser ?
C’est une chose trop oubliée dit le renard .
Ça signifie « créer des liens… ».
Le Petit Prince
Antoine de Saint-Exupéry
Younés Aberkane & Violène Bouly
© APMEP Mars 2022
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La Prairie : des fleurs pour des actions positives pour la classe… et pour les décompositions additives
Violène Bouly a lancé le projet Prairie dans sa classe à double niveau Moyenne et Grande sections à l’école Louis Pasteur à Chilly-Mazarin en 2020. Il consiste à créer une prairie affichée dans la classe et constituée de fleurs dont le nombre de pétales varie de 0 à 10. Quand il n’y a aucun pétale, la fleur est dite en bouton.
Chaque fleur est attribuée à un élève dont le nom est écrit au verso et n’est pas visible au recto. Pour obtenir des pétales et faire ainsi fleurir de plus en plus sa fleur, affichée dans la classe, l’élève doit accomplir des actions positives pour lui-même, la classe ou l’école. Celles-ci peuvent être définies par l’élève lui-même quand c’est possible et approuvées par l’enseignante qui va les évaluer, ou encore choisies par l’enseignante qui va les proposer à l’élève comme un défi personnel. Ces actions positives peuvent être : aider un autre camarade, être médiateur, ranger des affaires dans la classe, toujours lever la main pour demander la parole durant la journée – pour un élève qui n’en a pas l’habitude – n’avoir pas été violent verbalement ou physiquement – pour un élève qui a tendance à l’être – etc… Il faut bien noter que ces défis sont personnalisés : ce qui est un défi pour l’un n’en est pas forcément pour un autre.
Par ailleurs, grâce au fait qu’il n’y ait aucun nom d’élève visible sur les fleurs de la prairie, on peut aussi mettre en place un défi commun pour toute la classe : par exemple dans un jeu du silence, garder le silence total pour toute la classe un laps de temps donné. C’est la classe entière dans ce cas qui « gagne » ou « perd », même si un seul élève a rompu le silence, ce qui accroit l’unité du groupe. Nous gagnons tous ensemble … ou pas. Cela permet de créer et renforcer une cohésion de la classe, en décentrant les élèves et de passer du « je » au « nous ».
Cette prairie et ses fleurs peuvent constituer un terreau d’activités mathématiques variées de composition, décomposition sur les nombres dans un champ numérique plus ou moins grand : les différentes couleurs des pétales d’une même fleur permettent de travailler des décompositions additives d’un nombre inscrit sur son pistil. Un autre exemple : des « fleurs numériques » affichant une écriture chiffrée en leur centre et munies de quelques pétales, doivent être complétées pour obtenir le résultat affiché ; ou encore des papillons dessinés et découpés sont utilisés pour réaliser des collections équipotentes (autant de fleurs que de papillons) ou des collections non équipotentes pour travailler les notions « plus que » et « moins que ». Les papillons, ailes déployées, permettent aussi, lorsqu’ils sont coloriés, de sensibiliser les élèves à la notion de symétrie axiale. Mais il reste sans nul doute d’autres potentialités mathématiques à explorer.
Un outil d’analyse : les relations binaires
Ce projet Prairie a pour but d’améliorer les relations entre les élèves de la classe. Pour obtenir des indicateurs sur le vivre ensemble et des pistes pour l’améliorer, les relations binaires peuvent être un outil de mesure, en pointant les liens entre élèves tant du point de vue qualitatif que quantitatif. Un simple graphe permet de visualiser ces liens. Violène Bouly a donc demandé à chacun de ses élèves qui il aimait pour obtenir les données pré-test représentées ci-dessous (l’élève duquel part la flèche a déclaré « bien aimer » l’élève vers lequel pointe la flèche).
On remarquera dans le résultat du pré-test que des groupes de deux enfants sont isolés du reste de la classe tandis qu’un autre (G21) n’a aucun ami ni ne souhaite apparemment en avoir.
Les graphes obtenus par l’utilisation d’un double indice, permettent de visualiser les liens entre filles et garçons et entre les deux niveaux de classe moyenne et grande section.
Et un mois plus tard, après la mise en place du projet Prairie :
Quel bilan en faire ? Laissons la parole à Violène Bouly.
YA : Comment le projet Prairie a-t-il émergé ?
VB : Tout d’abord par la nécessité de faire quelque chose pour améliorer le climat de classe : à mon arrivée, que d’observations négatives qui affectent le vivre ensemble et qui s’amplifient semaine après semaine ! En effet les violences verbales et non verbales parasitent les ateliers : insultes, croche-pieds, humiliations, dévalorisations, peu de respect pour écouter les pairs pendant le regroupement. La classe de 26 élèves est très hétérogène, beaucoup d’enfants habitent dans des hôtels sociaux, il y a trois élèves allophones, un autre élève parfois violent présente des troubles du comportement et est accompagné par un AESH. Cet élève est présent 1h30 par jour dans la classe. Dans ma classe à double niveau, les « moyens » et les « grands » communiquent peu ou pas entre eux de même que les filles et les garçons.
Mon directeur de mémoire, M. Aberkane, m’a alors proposé d’intégrer le groupe travaillant sur « Mathématiques et vivre ensemble » inspiré de la CIEAEM 70 et des 17 ODD des Nations Unies et de mettre en place le projet Prairie, qui permet de rendre visible pour chacun les actions positives créées par les élèves. Le « plus » du projet est qu’il a permis aussi d’intégrer des apprentissages mathématiques concernant le nombre.
YA : Quels sont les éléments significatifs de la mise en œuvre du projet Prairie ?
VB : Le projet a été présenté à la classe, lors d’un débat philosophique en cercle. Après l’acceptation du projet par le groupe classe, il a fallu fabriquer les pétales, les fleurs. Cela a créé une réelle synergie, favorisé le développement d’une intelligence collective. Les enfants ont été très fiers du résultat visible affiché dans la classe et en ont parlé aux autres classes dans la cour de récréation. Bien entendu les parents, informés du projet et de son évolution ont été très heureux du changement opéré dans la classe et l’ont exprimé. Le « nous » a donc intégré aussi les parents !
D’autre part il a fallu que nous définissions ensemble, avec des mots simples, ce qu’était une action positive. Nous nous sommes aidés pour cela du livre du psychologue américain Steigner « Conte chaud et doux des chaudoudoux ». Ce livre, illustré, a donné du sens et une concrétisation de la notion d’action positive renforçant celle du projet Prairie, les actions positives étant parfois traduites en « chaudoudoux », actions bienveillantes gratuites dont on n’attend rien en retour. Les chaudoudoux font du bien à ceux qui les reçoivent mais aussi à ceux qui les donnent.
À l’issue de la discussion, une réflexion sur le nombre est apparue : pour manifester leurs liens d’amitié, les élèves voulaient former de grandes rondes en y incluant le plus grand nombre possible d’amis. Certains me dirent qu’ils voulaient faire une ronde avec 25 amis, la classe comportant 26 élèves.
Enfin une chansonnette-comptine, la « Chanson de la licorne » a permis d’apaiser la classe lorsqu’il y avait trop de bruit ou des tensions. Ce qui est extraordinaire, c’est qu’au bout d’un certain temps, les enfant la chantaient tous ensemble spontanément même en dehors de la classe, par exemple pendant les temps de récréation.
Spontanéité, c’est ce qui me vient à l’esprit quand je pense au projet : les actions positives étaient à la fin réalisées spontanément, les enfant y prenant plaisir.
YA : Quel est le bilan de la situation dans votre classe à l’issue de ce projet ?
Le second graphe montre un accroissement général significatif du nombre de liens en seulement un mois : ainsi de nouveaux liens d’amitié se sont créés dans la classe. Qualitativement, on constate qu’il y a bien plus de liens entre filles et garçons ainsi qu’entre élèves de Grande section et élèves de Moyenne section et que beaucoup des liens sont devenus réciproques : les démonstrations d’amitié, parfois à sens unique au début, ont maintenant été payées de retour.
Le graphe laisse apparaître un certain nombre d’élèves-médiateurs (en lien avec de nombreux élèves), tous issus de la Grande section. Ils ont contribué à établir des liens entre des élèves qui n’en avaient pas et ainsi à l’amélioration du climat de classe.
On remarquera cependant que l’élève ayant des problèmes de comportement n’a toujours pas d’ami, sa présence limitée dans la classe pouvant expliquer en partie cela. Au 22 janvier 2021, deux élèves n’ont toujours pas intégré vraiment le groupe classe. Issus de la communauté des gens du voyage, ils gardent une certaine méfiance vis-à-vis des autres élèves, méfiance qui est partagée à leur égard par la classe. Une bonne nouvelle : cela a heureusement changé en fin d’année.
Enfin les actions positives ont beaucoup augmenté : il suffit pour cela de constater la floraison de la prairie au cours de l’expérimentation. Le projet Prairie a porté ses fruits pacifiques… Une ouverture vers d’autres activités disciplinaires comme les sciences de la vie serait possible pour continuer à exploiter les idées de ce projet.
L’origine du projet : pourquoi lier mathématiques et vivre ensemble ?
Lorsque l’on enseigne les mathématiques à des professeurs des écoles stagiaires, on est souvent interpellé par des questions sur le vivre ensemble, le respect d’autrui dans la classe, et sur comment « faire partager les valeurs de la République ». Or lorsque l’on s’intéresse à l’histoire des mathématiques et plus encore à l’histoire de la philosophie, on ne peut que constater le lien existant entre les mathématiques et le vivre ensemble. Par exemple, pour Platon, dans son dernier dialogue Les Lois, la Cité idéale est notamment basée sur le nombre (Rashed, Auffret ; 2018) et que dire du concept d’Égalité, fondement de la Charte des Nations Unies et partie de la devise de la République ?
Ainsi, En 2018, avec un groupe d’universitaires de plusieurs pays, nous avons choisi le thème « Mathématique et Vivre ensemble : processus social et principe didactique » pour organiser le 70ème Colloque de la CIEAEM, la Commission Internationale pour l’Étude et l’Amélioration de l’Enseignement des Mathématiques. L’objectif était justement d’explorer ces questions et proposer des pistes de réponse aux attentes des enseignants en mathématiques sur le vivre ensemble : 26 pays y étaient représentés par des chercheurs provenant de 29 universités.
Quatre sous-thèmes étaient déclinés : Mathématiques et éducation durable, en lien avec les 17 objectifs de développement durable des Nations unies, déclinés ci-dessous, Mathématiques transfrontières, Mathématiques et dialogue avec les autres disciplines, Repenser l’histoire des Mathématiques. On pourra consulter (CIEAEM70, 2018) et (Aberkane, 2019) pour plus détails et d’autres idées de projets.
Bibliographie
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Aberkane, Y., (2019). Mathématiques et vivre ensemble : processus social et principe didactique. Réalisations et projets 2018-2020 : Espé de Versailles. Braga : Actes CIEAEM 71.
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Bouly, V., (2021). La Prairie: un projet commun pour améliorer le vivre ensemble en paix en maternelle ? TSNR Master 2 MEEF Université de Paris Cergy, Inspé de Versailles.
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CIEAEM 70, (2018). CIEAEM 70 Proceedings “Quaderni di Ricerca in Didattica (Mathematics)”, n. 2,
Supplemento n.3, 2019-G.R.I.M. (Departimento di Matematica e Informatica, University of Palermo, Italy) http://math.unipa.it/%7Egrim/quaderno_2019_numspec_3.htm
Consulté le 11/8/21. -
Rashed,M, Auffret,T.,(2018). L’interprétation mathématique de Platon. Les études philosophiques (181) 3-14.
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Younés Aberkane est formateur en mathématiques à l’INSPE de Versailles à l’université de Cergy.
Violaine Bouly est professeur des écoles dans l’académie de Versailles.
Une réflexion sur « Mathématiques et vivre ensemble : des outils pour la classe »
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