Quand la géométrie se met en « œuvres »…
L’enseignement de la géométrie implique un vocabulaire spécifique, une pratique instrumentée, des savoir-faire… Cristine Géobard nous présente le travail réalisé avec ses élèves de CM1 et CM2 durant l’année scolaire 2020/2021.
Cristine Géobard
© APMEP Juin 2022
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Du questionnement à la genèse du projet
J’ai pu constater que l’entrée en géométrie se faisait, à l’école, très souvent par le domaine du vocabulaire : acquisition puis utilisation d’un vocabulaire spécifique. Cette entrée créait, chez certains élèves, une surcharge cognitive telle qu’ils ne pouvaient plus accéder aux activités proposées par la suite. L’acquisition du vocabulaire spécifique était d’autant plus complexe qu’elle ne faisait pas sens pour eux car elle n’était pas en lien avec leur vécu.
Venait ensuite le moment de la pratique. L’utilisation simultanée des savoirs géométriques et des outils générait de nouveau un conflit que certains ne parvenaient pas à dépasser : l’utilisation simultanée d’une notion et d’un savoir-faire (manipulation des outils de la géométrie).
Enfin, l’exigence implicite de la précision des tracés ne laissait pas la place à l’erreur et au tâtonnement. Bien souvent, les compétences visées par les activités proposées aux élèves (« nommer ; reproduire des figures ; tracer avec l’équerre une droite perpendiculaire ; tracer avec la règle et l’équerre une droite parallèle »[1]) n’autorisent qu’une seule production, précise, sans trace du cheminement. Ces activités ne permettent pas aux élèves d’investir les six compétences majeures des mathématiques (chercher, modéliser, représenter, raisonner, calculer, communiquer)[2][3][4] car elles leur laissent trop peu d’espace pour l’observation et la verbalisation. Trop peu d’activités les invitent soit à réaliser une figure à main levée qui leur permettrait de construire la chronologie des gestes à réaliser et de réfléchir aux outils nécessaires à utiliser, soit à rédiger un programme de construction qui leur permettrait d’anticiper, de planifier les tâches et de gérer les étapes.
J’ai donc cherché à tendre vers une présentation explicite des attendus et des objectifs de la géométrie et envisagé de « désacraliser » ce domaine pour montrer aux élèves qu’il est accessible et qu’il peut être en lien avec leur vécu.
Comment amener les élèves à réinvestir et à consolider les connaissances géométriques ? En ouvrant la géométrie à d’autres domaines : arts, géographie, EPS… en proposant des activités ritualisées.
Les notions de « défi », de « mission » ou encore « d’exposition » des œuvres offrent un cadre propice à l’investissement des élèves. Cela permet aussi de diversifier les modalités de travail et de contribuer à la notion de coopération alors que la géométrie reste, très souvent, une activité individuelle.
L’utilisation du numérique [1] permet d’offrir des parcours enrichis (mais elle ne doit pas se substituer à l’activité de l’élève !).
Les outils numériques peuvent intervenir :
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lors du temps d’analyse et de construction : les logiciels comme GeoGebra ou Mathigon Polypad permettent d’observer la figure de diverses façons, de confronter les différentes propositions de réalisation, d’accompagner les élèves ;
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lors du temps de travail, hors classe, avec les familles : le numérique permet de les outiller en proposant des vidéos, des storyboards pour les constructions complexes ;
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lors du temps de construction en classe : le visualiseur associé à un vidéoprojecteur permet de proposer un tutorat par les pairs ;
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lors du temps de restitution : la vidéo permet de partager le projet.
Enfin, impliquer les parents m’a semblé indispensable pour qu’ils n’associent pas la géométrie uniquement à des définitions à faire apprendre douloureusement.
De la genèse à l’élaboration du projet
L’analyse des pratiques de ma classe et les différents questionnements ont permis la construction du projet. Il s’agissait donc de concevoir une situation d’apprentissage adaptée aux connaissances et aux savoir-faire des élèves tout en respectant leurs centres d’intérêts.
J’ai investi les élèves d’une mission à accomplir chaque semaine pendant une période de sept semaines avec comme fil conducteur « La Galerie d’art géométrique ». Ils devraient élaborer une exposition. Les missions se prolongeraient à la maison et impliqueraient donc les familles.
Le personnage Otto Maths, créé pour l’occasion, renvoie aux appréhensions des élèves : il souhaite faire de la géométrie mais n’y parvient pas alors qu’il possède toutes les connaissances requises.
Le positionnement proposé à l’élève est nouveau : il est d’emblée placé en position de réussite car c’est lui qui va transmettre ses connaissances et son savoir-faire pour réaliser le rêve d’Otto Maths. Pour permettre à tous les élèves de s’engager, plusieurs missions sont proposées afin qu’ils puissent faire un choix. C’est une autre façon d’envisager la différenciation en impliquant l’élève : c’est lui qui va choisir en fonction de ses connaissances, de ses compétences et de ses envies.
Ces missions permettent aussi d’ouvrir la géométrie vers d’autres domaines : ici les arts visuels avec le Op-Art et l’artiste Victor Vasarely. Elles permettent de s’intéresser aux processus qui conduisent aux illusions : ci-dessous le triangle de Kanizsa.
Ces missions permettent aussi de travailler le vocabulaire géométrique en situation, de développer l’observation et l’analyse, de laisser parler la créativité. Certaines situations sont extraites de La géométrie pour le plaisir [5].
Le projet proposé aux élèves est une invitation à sortir la géométrie du domaine exclusivement mathématique pour la faire accéder au domaine de la créativité, de l’art. Ils ont élaboré une exposition géométrique virtuelle avec quatre salles :
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la salle des illusionnistes : découverte du Op-Art, des œuvres de Vasarely et de nombreuses illusions d’optique ;
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la salle des équilibristes : découverte des œuvres de Calder, réalisation d’un mobile composé de solides ;
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la salle des mosaïstes : découverte de la mosaïque et des pavages, réalisation d’un pavage ;
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la salle des Kaléïdocycles.
Le projet est complété par des activités ritualisées : des figures téléphonées1, de la géométrie mentale et les activités « reproductions problèmes » du livre Papier, crayon de l’IREM Paris Nord .
Du projet à sa mise en œuvre
La notion de « mission » associée au personnage Otto Maths a véritablement été un déclencheur. L’ensemble des élèves s’est engagé dans les différentes missions.
La mission débutait toujours par une phase de tâtonnement, de recherche. Les élèves disposaient de feuilles pour pouvoir réaliser des ébauches, des dessins à main levée si nécessaire. Dans cette phase, un étayage de l’enseignant était apporté aux élèves qui en faisaient la demande. Il fallait souvent apporter un appui pour organiser les différentes étapes du programme de construction. C’était l’occasion de pouvoir observer l’utilisation des outils géométriques et d’apporter les ajustements nécessaires.
Très vite, on a pu voir apparaître le tutorat, la coopération, les échanges entre pairs. Ceux-ci étaient riches et le vocabulaire géométrique s’imposait de lui-même et prenait tout son sens. Au fur et à mesure du projet et grâce aux activités ritualisées, on pouvait voir aussi progresser l’observation et l’analyse.
Tous les élèves ont réalisé une production pour chaque salle de l’exposition. Pour certains, malgré la complexité des missions, on a pu constater un plaisir à mener chaque mission à son terme.
Le lien fort existant entre les familles et l’école a permis au projet d’obtenir une adhésion immédiate et une large implication dans sa réalisation. Les familles ont accompagné les enfants pour la réalisation d’illusions d’optique, de solides ou encore d’origamis. Les fiches de missions à réaliser à la maison étaient composées de programmes de constructions, de photos pour les différentes étapes de la réalisation ou de liens vers des vidéos. Les familles ont largement apprécié ce moment et ont fait part du plaisir d’avoir été partie prenante du parcours géométrique des enfants. Le travail personnel devenait moins douloureux et plus enthousiasmant. Les activités scolaires avaient désormais du sens pour les familles aussi.
Pour la restitution du projet, le choix s’est porté vers une visite virtuelle de l’exposition car la crise sanitaire ne permettait pas d’accueillir du public à l’école. L’exposition a été conçue à l’école avec l’ensemble des élèves, puis les œuvres ont été filmées afin que les parents puissent voir les productions de la classe. Il est possible de la visiter ici .
Ce projet a eu la chance d’intégrer le dispositif Regard de géomètre porté par l’association Les maths en scène . Il a été décidé d’approfondir le thème des illusions. Les élèves ont exploré de nouvelles illusions en réinvestissant de nouvelles compétences. Désormais, on constate qu’avant de se lancer dans une tâche, ils vont prendre le temps d’analyser la figure, de vérifier à l’aide d’instruments. La géométrie perceptive laisse peu à peu la place à la géométrie instrumentée. Ils ont eu la chance d’être accompagnés par la scientifique Éléonore Bellot et l’artiste pianiste Maren Gamper de la Compagnie du Coléoptère permettant ainsi de découvrir les mathématiques avec un regard nouveau et d’y prendre du plaisir. Ce dispositif a permis aux élèves de construire une culture scientifique commune et de pouvoir donner un nom à chaque illusion réalisée.
Ils ont créé une nouvelle exposition qui est accessible ici .
Qu’en conclure aujourd’hui ?
Ce projet m’a amenée à porter un nouveau regard sur la géométrie. Il va permettre de m’engager dans de nouvelles pratiques. Désormais, je vais faire de nouvelles propositions aux élèves qui ne cloisonneront pas la géométrie aux exercices des manuels mais, au contraire, qui la laisseront accéder à de nouveaux horizons (architecture, musique, anamorphoses, spirales…). Ces propositions devront inclure la notion de défi, de mission et mettre les élèves en action, avec un objectif de réalisation à la clé : apprendre pour faire…
Ce projet a accordé une place aux familles en leur permettant d’être impliquées dans le parcours géométrique de leur enfant. Cette coéducation, renforcée par la participation aux projets des élèves, donne du sens aux apprentissages et est propice à la réussite. Le travail personnel prend sens : il est dans le prolongement de la classe.
Je constate que les connaissances et les savoir-faire sont plus solides même si des éléments du parcours demandent encore à être consolidés au cours du cycle 3 : l’analyse et la caractérisation précise des figures, le développement d’un raisonnement prenant appui sur une géométrie instrumentée et la précision des tracés. L’objectif est de pouvoir ensuite, au cycle 4, les mener vers l’abstraction en prenant appui sur les propriétés des figures. Les élèves ont pris plaisir à faire de la géométrie.
Au-delà des compétences mathématiques, d’autres compétences sont entrées en jeu : des compétences en lecture, en langue écrite et orale mais aussi des compétences sociales. Les élèves ont construit une culture artistique et scientifique.
Ce projet a permis de travailler les fondamentaux en les inscrivant dans le parcours citoyen.
Références
- [1] Éduscol. Espace et géométrie au cycle 3 ↩
- [2] Ministère de l’Éducation nationale. Bulletin officiel de l’’éducation nationale. Programme d’enseignement du cycle des apprentissages fondamentaux (cycle 2). N° 31. . 30 juillet 2020, p. 55-64↩
- [3] Ministère de l’Éducation nationale. Bulletin officiel de l’éducation nationale. Programme d’enseignement du cycle de consolidation (cycle 3). N° 31. .30 juillet 2020, p. 89-98.↩
- [4]] Ministère de l’Éducation nationale. Bulletin officiel de l’’éducation nationale. Programme d’enseignement du cycle des apprentissages fondamentaux (cycle 4). N° 31. . 30 juillet 2020, p 126-136.↩
- [5] Lysiane Denière et Jocelyne Denière. La géométrie pour le plaisir. Voir également l’article de Marie-Ange Ballereau Le CDI de Marie-Ange dans le n° 542 d’Au fil des maths ↩
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Cristine Géobard est professeure des écoles à Millay (académie de Dijon). Tous les documents utilisés dans ce projet sont disponibles sur un Digipad . Vous pouvez suivre, via le fil Twitter
@école_millay
, l’actualité de l’école Yvonne Moreau.
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Deux vidéos élaborées dans le cadre de la liaison CM2/6e , défis géométriques et défis géométriques téléphonés, sont accessibles ici .↩
Une réflexion sur « Quand la géométrie se met en « œuvres »… »
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