Changement de regard sur
l’enseignement de la géométrie
Penser dès le cycle 2 un enseignement de la géométrie qui se fonde sur des situations problèmes et sur les relations entre les objets géométriques, voici ce que promeut Christine Mangiante. Elle nous en explique l’intérêt pour la formation mathématique des élèves et partage des ressources testées et analysées au sein d’un LéA de l’académie de Lille.
Christine Mangiante-Orsola
© APMEP Juin 2022
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Cet article prend appui sur le travail mené entre 2014 et 2020 par une équipe associant chercheurs, inspecteurs, enseignants maîtres formateurs et conseillers pédagogiques1 dans le cadre du LéA2 «Réseau de Circonscriptions de l’Académie de Lille». La finalité de ce projet était double : produire une ressource pour l’enseignement de la géométrie du CE2 au CM2 (voire jusqu’à la classe de Sixième) et interroger les conditions de diffusion dans l’enseignement ordinaire de situations issues de la recherche.
Lors de la première année de travail, nous avons pensé au sein du groupe une première situation que des enseignants de la circonscription de Valenciennes-Denain, bénéficiant d’heures de formation continue et volontaires pour participer au projet, ont testée dans leur classe. Croisant nos «points de vue» de chercheurs et de formateurs, nous avons analysé ensemble différentes mises en œuvre, interrogé, ajusté la situation pour la proposer ensuite à d’autres enseignants exerçant dans d’autres circonscriptions et bénéficiant d’un accompagnement plus léger afin de la mettre à nouveau à l’épreuve… et ainsi de suite jusqu’à pouvoir optimiser autant que possible notre proposition [1,2].
Parce que nous savons combien il peut être difficile pour des enseignants de s’approprier des situations conçues en prenant appui sur la recherche, nous avons organisé notre ressource autour d’une séquence «pour entrer dans la démarche». L’analyse des possibilités d’implémentation en classe de cette situation nous a permis de dégager des difficultés particulières aussi bien pour l’élève que pour l’enseignant et nous allons en rendre compte dans cet article.
Quelques préalables à propos de la manière dont les élèves appréhendent les figures
Au début des années 2000, des chercheurs et des formateurs de l’IUFM Nord Pas de Calais ont développé une approche de la géométrie qui se caractérise par l’hypothèse de la possibilité d’une progression adaptée au développement cognitif des élèves [3,4,5]. Reprenant l’idée selon laquelle le rapport des élèves aux figures est l’un des points clé de leur entrée dans la géométrie [6], Perrin-Glorian et Godin distinguent trois visions des figures (figure 1) suivant les regards qu’on est capable d’y porter [4].
Vision «surfaces» | Vision «lignes» | Vision «points» |
Lorsque l’on active une vision «surfaces», on voit cette figure comme un assemblage de surfaces qui se juxtaposent ou qui se chevauchent. Des lignes et des points peuvent apparaître mais ce sont des bords de surfaces, des sommets de surfaces ou des intersections de bords de surfaces. Ainsi, dans une vision «surfaces», les lignes et les points sont des objets assujettis à des surfaces.
Lorsque l’on active une vision «lignes», on voit cette figure comme un réseau de lignes qui ont une existence propre. Des points peuvent apparaître mais ce sont des extrémités de lignes ou des intersections de lignes déjà tracées. On peut créer des lignes à partir de contours de surfaces. Ainsi, dans une vision «lignes», les points sont assujettis aux lignes.
Lorsque l’on active une vision «points», on voit cette figure comme une configuration de points qui ont une existence propre. On peut créer des points par intersection de deux lignes qu’on trace à cet effet et les points peuvent définir des lignes. Ainsi, dans une vision «points», les lignes sont assujetties aux points.
Précisons que chaque vision englobe la précédente, de sorte qu’à terme, ce qui est visé, c’est une certaine flexibilité du regard autorisant l’individu à activer l’une ou l’autre de ces visions complémentaires.
Prenant appui sur cette analyse en termes de visions «surfaces», «lignes» et «points», l’approche dont il est question ici fait l’hypothèse selon laquelle certaines situations particulières permettraient d’accompagner les élèves dans un changement de regard sur les figures les amenant à enrichir progressivement leur vision «surfaces» d’une vision «lignes» puis d’une vision «points». Ces situations sont des situations de «restauration de figures».
Figure modèle | Amorce | Gabarits |
Dans ces situations, une figure modèle est donnée (en vraie grandeur ou non) et les élèves disposent d’une partie de la figure à obtenir (amorce) ainsi que d’instruments variés. L’amorce et/ou les instruments à disposition peuvent permettre de reporter des informations de dimension 2 de la figure initiale mais sans donner toute l’information, de sorte que l’élève peut amorcer la restauration avec une vision «surfaces» des figures. La restauration de la figure modèle peut prendre appui sur l’usage de gabarits (figure 2) ou sur l’usage d’une règle non graduée et d’une bande de papier (figure 3).
Selon l’amorce choisie, la procédure à mettre en œuvre pourra nécessiter de repérer au préalable certaines propriétés de la figure. Par exemple, ici, soit il suffira à l’élève de prolonger les côtés en partie tracés des triangles pour terminer la figure, soit il devra au préalable repérer sur la figure modèle le rôle joué par le milieu de l’un des côtés du rectangle. Ainsi, l’amorce et les instruments à disposition des élèves sont des variables didactiques dont le choix des valeurs a un impact conséquent sur les procédures attendues des élèves, ce qui permet à l’enseignant de mieux les accompagner dans ce nécessaire changement de regard sur les figures.
Les observations de mises en œuvre en classe de situations de restauration de figures produites au début des années 2000 en prenant appui sur cette approche, nous ont amenés à constater que ces dernières étaient certes très riches du point de vue des apprentissages potentiels pour les élèves, mais qu’elles étaient souvent éloignées des pratiques usuelles des enseignants [7].
Une situation pour «entrer dans la démarche»
Suite à nos analyses de tentatives d’implémentation en classe de ces situations, nous avons décidé de rassembler une équipe autour d’un projet LéA et nous avons conçu une première situation de restauration de figures visant à aider les enseignants à s’approprier notre approche de l’enseignement de la géométrie. Faisant l’hypothèse qu’en mettant en œuvre cette séquence, ils pourraient se former, nous avons rédigé un document leur proposant de suivre pas à pas le déroulement décrit et d’observer les procédures mises en œuvre par leurs élèves afin de mieux comprendre comment les accompagner dans ce changement de regard sur les figures.
Afin de faciliter la mise en œuvre de cette situation (et par là même l’observation des élèves), nous avons prévu une séquence organisée selon quatre phases successives visant une même tâche : à chaque étape, il s’agit de restaurer la figure modèle (figure 4) donnée à partir des instruments mis à disposition.
Si la consigne est toujours la même, grâce à un jeu sur les variables didactiques (amorce et instruments à disposition) les connaissances à utiliser diffèrent d’une phase à l’autre de sorte (figure 5) que le regard porté par les élèves sur la figure puisse s’enrichir progressivement (figure 6).
Phase 1 | Phase 2 | Phase 3 | Phase 4 | |
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La figure modèle choisie est constituée d’un quadrilatère à l’intérieur duquel on peut voir deux petits triangles (que nous nommerons par la suite \(\mathsf{T}_1\) et \(\mathsf{T}_2\)) ou trois triangles ou encore deux grands triangles qui se chevauchent. Certains côtés des triangles \(\mathsf{T}_1\) et \(\mathsf{T}_2\) sont portés par les diagonales du quadrilatère et il n’y a pas d’angle droit. Restaurer cette figure permet de travailler la notion d’alignement. En effet, les élèves vont être amenés à repérer tout d’abord des alignements de segments (alignement de côtés des triangles \(\mathsf{T}_1\) et \(\mathsf{T}_2\)), puis des alignements de segments et de points (alignement de côtés des triangles \(\mathsf{T}_1\) et \(\mathsf{T}_2\) avec certains sommets du quadrilatère).
Dans la première phase, les élèves restaurent la figure modèle à partir des gabarits des deux grands triangles. Le quadrilatère cadre est donné (c’est l’amorce). Ils disposent également d’une règle non graduée. L’alignement des côtés3 des petits triangles est pris en charge par le matériel (certains côtés des grands triangles sont constitués de l’alignement de deux côtés des triangles \(\mathsf{T}_1\) et \(\mathsf{T}_2\)). Les élèves n’ont pas à repérer cet alignement mais ils sont amenés à l’appréhender au travers des gestes réalisés puisqu’ils vont tracer une partie du contour de chacun des deux gabarits.
Dans la deuxième phase, une autre amorce est donnée : le quadrilatère est complété par le triangle \(\mathsf{T}_1\). Les élèves ont à leur disposition le gabarit du triangle \(\mathsf{T}_2\) en partie grignoté (ainsi que la règle non graduée). Les élèves doivent prolonger les côtés du triangle \(\mathsf{T}_1\) et donc utiliser implicitement l’alignement des segments (côtés des triangles \(\mathsf{T}_1\) et \(\mathsf{T}_2\)) pour ensuite pouvoir placer le gabarit grignoté, prolonger les côtés du triangle \(\mathsf{T}_2\) pour en terminer le contour. Notons qu’il s’agit ici de passer d’une vision «surfaces» à une vision «lignes» puisque l’élève doit prendre appui sur le contour du triangle pour faire apparaître le réseau de droites dans lequel il s’inscrit.
Dans la troisième phase, les élèves disposent seulement de la règle graduée et d’une nouvelle amorce : le quadrilatère en partie effacé (un côté est manquant et deux côtés sont en partie tracés) complété par les triangles \(\mathsf{T}_1\) et \(\mathsf{T}_2\). Le modèle est à une taille réduite afin d’éviter le report de longueurs. Les élèves prolongent les deux côtés du quadrilatère en partie tracés. Ensuite, pour tracer le côté manquant, ils doivent déterminer deux points. Ces deux points, qui sont les sommets manquants du quadrilatère, peuvent être obtenus par l’intersection de deux droites : la droite support d’un côté du quadrilatère et l’une de ses deux diagonales. Une fois ces points obtenus, les élèves tracent le quatrième côté : il passe par ces deux points. Remarquons qu’il s’agit ici d’activer une vision «points» puisque les élèves doivent créer des points par l’intersection de deux droites dans l’intention de déterminer une autre droite.
Dans la quatrième phase, l’amorce donnée est le quadrilatère et les instruments à disposition sont les gabarits grignotés des triangles \(\mathsf{T}_1\) et \(\mathsf{T}_2\) ainsi que la règle non graduée. Les élèves doivent tracer les diagonales du quadrilatère afin de positionner les deux gabarits grignotés. Ils sont ainsi amenés lors de cette dernière phase à réinvestir la connaissance du rôle joué par les diagonales du quadrilatère dans cette figure.
Lors de la première année, nous avons proposé cette séquence à une quinzaine d’enseignants. Mais nous avons pris soin de mettre à leur disposition des «activités préalables». En effet, certains prérequis en termes de connaissances géométriques mais aussi d’habitudes de travail sont apparus nécessaires à la mise en œuvre de la séquence. Ainsi, chaque enseignant a eu la possibilité de mettre en œuvre deux séries d’activités pour ses élèves en fonction de leur niveau et du travail déjà effectué en classe. Dans une première série, les élèves sont amenés à restaurer un triangle en mobilisant une vision «surfaces» (ou plus précisément «contour de surfaces» puisqu’il s’agit de faire le contour d’un gabarit avec le crayon) puis progressivement à activer une vision «lignes» (puisqu’ils doivent prolonger des droites afin d’obtenir un point d’intersection). Les élèves sont également amenés à choisir un gabarit (trouver celui que l’on peut placer dans le contour d’une surface donnée) et à le placer sur l’amorce (en faisant coïncider certains éléments de l’amorce avec les bords du gabarit). Ainsi, il s’agit de les amener à prendre des informations sur la figure modèle, éventuellement à y ajouter de nouveaux tracés, à accepter de prolonger des droites pour obtenir un point d’intersection sans gommer ce qui dépasse, etc. Dans une seconde série d’activités, les élèves sont amenés à réinvestir ces connaissances et ces nouvelles habitudes de travail mais pour restaurer une figure complexe. Précisons enfin que la ressource prévoit différents niveaux de lecture de sorte que chaque lecteur puisse trouver les informations adaptées à ses besoins : le déroulement de la situation est décrit (niveau 0), des conseils pratiques directement en lien avec le déroulement proposé sont donnés (niveau 1), eux-mêmes complétés par des indications plus générales sur la mise en œuvre de situations de restauration de figures (niveau 2).
Quelques éléments d’analyse prenant appui sur des observations de classes
Nous avons observé la mise en œuvre de cette situation dans de nombreuses classes du CE2 au CM2. Nous retenons de nos analyses des éléments particulièrement représentatifs des difficultés des élèves et des choix de mise en œuvre des enseignants.
Du côté des élèves
Bien des élèves n’ont pas l’habitude de prélever des informations sur la figure modèle et ont tendance à effectuer directement des tracés sur l’amorce afin de la compléter au plus vite. Au-delà du contrat à mettre en place («analyser avant de tracer»), force est de constater que la mise en correspondance des éléments présents sur l’amorce avec des éléments de la figure modèle ne va pas de soi (figure 7). La restauration d’une figure est une activité complexe dans la mesure où il convient notamment de distinguer trois catégories d’éléments à mettre en correspondance : ceux qui constituent la figure modèle, ceux présents sur la figure amorce (puis sur la figure amorce en partie restaurée) et les éléments manquants que l’on cherche à tracer. Et il est important de souligner que l’identification des éléments à tracer est un préalable nécessaire à l’élaboration de procédures pour y parvenir.
Ainsi, nous retenons de nos observations que, dès la phase 1, certains élèves ont des difficultés à associer les gabarits à disposition avec l’un des triangles de la figure modèle. De plus, certains ne s’autorisent pas à les faire se chevaucher car l’usage de puzzle (que ce soit en milieu scolaire ou non) instaure des règles de non superposition. En ce qui concerne la réalisation des tracés, nous observons deux types de procédures différentes : suivre le contour de chacun des deux gabarits sans soulever le crayon à papier ; marquer des directions de droites grâce à des petits traits ensuite prolongés à l’aide de la règle non graduée permettant d’obtenir des points d’intersection sommets des triangles devant être tracés.
Dans la phase 2, si certains élèves repèrent les éléments manquants, beaucoup parmi eux ont des difficultés à envisager une procédure pour les obtenir. En effet, ils sont alors confrontés à la nécessité de tracer des éléments pour pouvoir placer le gabarit. Or, généralement, l’usage d’un gabarit suppose de le placer pour ensuite tracer. Ici, une étape supplémentaire est nécessaire puisqu’il faut tracer avant de placer.
Dans la phase 3, le principal obstacle est lié à la nécessité d’identifier deux points pour tracer le côté manquant du quadrilatère. En effet, ces points apparaissent sur la figure modèle comme l’intersection de trois droites concourantes (diagonale et droites, supports de deux côtés du quadrilatère) mais sur l’amorce, ils correspondent à l’intersection de deux droites seulement (support de côtés de triangles et d’un côté du quadrilatère) sauf si l’élève a ajouté des tracés. Nous constatons que bien des élèves ayant obtenu les points par prolongement de droites sur l’amorce n’ont pas conscience qu’ils ont ainsi déterminé les points recherchés et ne savent pas comment continuer. Cet exemple de difficulté souligne une fois de plus la nécessité d’allers-retours entre amorce et figure-modèle pour une mise en correspondance des éléments qui les composent (figure 8).
Enfin dans la phase 4, comme dans la phase 2, certains élèves sont en difficulté parce qu’il est nécessaire de tracer des éléments pour pouvoir placer les gabarits et que deux directions de droites sont nécessaires (une seule ne peut suffire).
Du côté des enseignants
L’observation de la mise en œuvre de cette séquence par un grand nombre d’enseignants nous a permis d’identifier des moments-clés dans le déroulement de la séquence. Nous en présentons quelques-uns ci-après en prenant appui sur le suivi de trois professeurs des écoles d’une même circonscription située en REP+ : Fabien, Valérie et Céline.
L’un des moments importants de cette séquence, au regard du rôle joué par l’enseignant, est celui de la présentation de la figure modèle aux élèves. Dans la ressource, il est suggéré de demander aux élèves d’analyser la figure modèle, de noter au tableau les éléments repérés mais sans pour autant y passer trop de temps afin de ne pas «tuer» le problème. Malgré ces précisions, certains enseignants laissent leurs élèves s’exprimer longuement. C’est le cas de Fabien qui consacre 15 minutes à cette analyse. Celui-ci prend le temps d’écrire au tableau les remarques des élèves, les amène à constater certaines propriétés, met un point d’interrogation à côté de celles qui restent à vérifier. Ainsi encouragés à s’exprimer, les élèves évoquent la présence de différentes figures simples («triangle rectangle», «trapèze», «rectangle»), d’«axes de symétrie», de «triangles qui se superposent» ou encore d’un «centre de la figure» et l’un d’entre eux suggère d’ajouter des segments supplémentaires en expliquant : «on pourrait ajouter des traits pour avoir des triangles supplémentaires». Ce faisant, il mobilise une vision «lignes» puisqu’il trace un réseau de droites à partir de contours de surfaces. Or cette analyse, qui n’est pas attendue à ce moment-là de la séquence, met en difficulté certains de ses camarades cherchant à utiliser les gabarits. En effet, la suggestion d’ajouter des traits les conduit à activer une vision «lignes» alors que l’usage des gabarits nécessite la mobilisation d’une vision «surface». N’ayant pas encore acquis la flexibilité du regard nécessaire pour passer d’une vision à l’autre, ces élèves sont démunis.
Le rôle joué par l’enseignant au moment de la phase de recherche individuelle des élèves retient également notre attention. Si la ressource souligne l’importance de l’observation des procédures et en fournit des exemples, elle ne précise pas pour autant — du moins dans ses premières versions — comment intervenir auprès des élèves. Or, certaines pratiques usuelles semblent faire obstacle à la prise en compte des difficultés des élèves et à la régulation de l’avancée du travail au sein de la classe chez certains des enseignants observés. Dans ce qui suit, nous illustrons ces pratiques grâce aux observations réalisées.
Fabien donne la consigne, laisse un peu chercher les élèves avant de demander à certains d’entre eux d’expliciter leurs procédures mais il n’interagit pas davantage avec eux. Valérie circule de table en table sans prendre le temps d’observer au préalable l’ensemble de la classe. Elle ne s’attarde pas auprès des élèves qui ont réussi à restaurer la figure (se privant ainsi de procédures qui pourraient être intéressantes à exploiter) pour venir en aide à ceux qui sont en train de chercher. Comme elle, bien des enseignants sont focalisés sur la réussite de la tâche de restauration de figure et négligent l’explicitation des apprentissages géométriques réalisés.
Quant à Céline, soucieuse de prendre appui sur les procédures mises en œuvre par ses élèves, elle gère sa classe bien différemment. Certains sont en autonomie sur d’autres activités de géométrie et, pendant ce temps-là, elle prend en charge un petit groupe (avant de faire «tourner» les ateliers). Cette organisation lui permet de prendre des informations sur ce que font ses élèves (les procédures mises en œuvre, les difficultés rencontrées dans l’analyse de la figure et/ou dans l’exécution des tracés, les hésitations, les erreurs…) mais aussi sur ce qu’ils en disent (la manière dont ils se questionnent, décrivent ce qu’ils font, justifient leurs choix…). Elle demande : «Explique-moi comment tu as fait ?», «Remontre-moi comment tu as fait avec ta règle ?», «Comment tu as tracé ?», «Tu en es sûr ?», «Qu’est ce qui t’aide ?», «Sur quoi tu t’es basée ?» Ce faisant elle fait émerger les éléments de la figure à prendre en compte pour effectuer les tracés, les relations entre ces différents éléments et les propriétés de la figure. Lorsque nous lui demandons en entretien, «pourquoi faire expliciter la procédure par chaque élève ?», elle répond «pour deux raisons, pour mieux comprendre et pour l’amener à utiliser le vocabulaire». Son organisation et la manière dont elle intervient auprès des élèves témoignent ainsi de sa volonté de prendre appui sur les gestes réalisés par les élèves pour faire émerger grâce à des échanges langagiers les concepts de géométrie en jeu.
La façon dont chaque enseignant intervient auprès de ses élèves est également révélatrice de l’aide apportée aux élèves. Fabien intervient peu. Valérie dépense beaucoup d’énergie pour être auprès de chacun mais n’amène pas pour autant ses élèves à identifier ce qui leur pose problème.
Par exemple, lors de la phase 4, elle intervient auprès d’un élève qui ne sait pas où placer les deux gabarits grignotés. Elle ne l’interroge pas, se contente de montrer du doigt les diagonales tracées en rouge sur l’affichage réalisé à l’issue de la séance précédente. Parce que les diagonales n’ont pas été amenées comme des réponses à son problème, l’élève ne peut se saisir de la proposition de l’enseignante. Il reproduit les diagonales mais, manifestement insatisfait, les efface en partie de manière à faire apparaître l’un des triangles formés par les diagonales, celui dont l’un des côtés coïncide avec la base du quadrilatère. Parce qu’il n’est pas à ce moment-là de la séquence en mesure d’activer une vision «lignes», cet élève mobilisant une vision «surfaces» cherche à tracer le contour du triangle. Il pose ensuite l’un des deux gabarits, sur l’un des côtés ainsi tracés mais ne peut poursuivre car une direction est toujours manquante (figure 9).
Quant à Céline, la routine de questionnement qu’elle a mise en place lui permet d’apporter à ses élèves une aide plus adaptée. Par exemple, lors de la phase 2, elle intervient auprès d’une élève qui n’a prolongé qu’un seul côté du triangle et ne dispose donc pas des éléments suffisants pour placer le gabarit grignoté. Céline place volontairement le gabarit de manière erronée, le fait glisser le long de la droite tracée afin de montrer qu’on ne peut déterminer sa position avec précision (figure 10). Afin d’aider l’élève à identifier l’élément manquant, elle demande «Où placer le gabarit sur la figure modèle ?» et explique «il te manque quelque chose pour être plus précise !». Elle ajoute même qu’il faut «au minimum deux directions, c’est-à-dire, deux droites pour pouvoir placer le gabarit ! Prolonger un seul côté du triangle ne suffit pas !».
Fabien est, lui aussi, soucieux de valoriser chez ses élèves une attitude de recherche. Lors de la phase 1, il propose à certains, parmi les plus à l’aise en géométrie, des gabarits intrus. Or, l’ajout d’un gabarit intrus constituant une aide (il est expliqué dans la ressource, que cela «oblige à identifier sur le modèle les gabarits correspondant à des triangles de la figure»), il aurait été préférable de réserver ce moyen de différenciation aux élèves en difficulté lors de la restauration de cette figure et, plus précisément, à ceux qui ne veillent pas à prélever des informations sur la figure modèle pour pouvoir la restaurer. La ressource propose aux enseignants quelques modalités de différenciation mais encore faut-il que celles-ci soient utilisées de manière adaptée. L’ajout d’un gabarit intrus dans la phase 1 en est un exemple.
Enfin, nous retenons de nos analyses les difficultés récurrentes des enseignants relatives à l’institutionnalisation de connaissances. Bien des enseignants (même expérimentés) considèrent qu’à partir du moment où les élèves ont réussi à restaurer la figure, il n’est pas utile de prévoir une phase de mise en commun. Fabien ne fait pas partie de ces enseignants-là mais, privilégiant l’expression spontanée des élèves, il reste néanmoins très en retrait lors des échanges et ne choisit pas les élèves qui vont venir exposer leurs procédures au moment de la mise en commun. Comme il explique lui-même, il lui est parfois difficile de gérer certaines «procédures parasites». L’accompagnement mis en place le conduira à sélectionner les procédures à exposer dans la perspective d’une institutionnalisation de connaissances davantage anticipée.
Par ailleurs, même si la ressource clarifie les enjeux de l’enseignement de la géométrie, certains enseignants dont Valérie ont tendance à focaliser leurs exigences sur la précision des tracés et cela a un impact sur les éléments institutionnalisés. Lors de la formation, les principaux éléments justifiant une approche de la géométrie sans recours à la mesure ont été présentés, il a été expliqué aux enseignants qu’il convenait de distinguer «justesse des procédures» et «précision des tracés» et que l’enjeu de l’enseignement de la géométrie était davantage «du côté de la justesse des procédures» même s’il était important d’amener les élèves à effectuer des tracés précis. Dès la première phase, Valérie explique qu’en géométrie, il ne faut pas faire de l’«à peu près», «ne pas se fier à l’œil» et que «les outils vont nous aider à être précis». Elle explique qu’il faut être «propre», «soigné», «ne pas trop appuyer sur le crayon, prolonger, dépasser…», «qu’on a le droit de gommer…». Nous remarquons toutefois une évolution dans la manière dont Valérie analyse les procédures mises en œuvre par les élèves. En effet, lors de la phase 1, Valérie explique qu’il est important de prendre des «repères» pour faire quelque chose qui est «exact». Un «repère» selon Valérie, c’est par exemple, les côtés du triangle déjà tracé dans la phase 2, les sommets du quadrilatère dans la phase 3, les diagonales dans la phase 4… Au fil des séances, nous constatons que l’emploi du mot «repère» l’amène à pointer les éléments de la figure (déjà tracés ou à tracer) pour réussir à restaurer la figure. Ainsi, dans les premières séances mises en œuvre, la finalité graphique est prépondérante pour l’enseignante mais peu à peu, grâce à l’usage du mot «repères», celle-ci est amenée à pointer les objets géométriques et les relations en jeu et ce faisant, prend davantage en compte la finalité géométrique.
Enfin, les traces écrites rédigées dans la classe de Céline témoignent d’une réelle prise en compte des enjeux d’apprentissages et de la volonté d’accompagner les élèves dans un changement de regard à porter sur cette figure. Suite à la phase 1, l’enseignante réalise une affiche collective sur laquelle il est écrit : «je dois analyser une figure complexe avec mes outils de géométrie». Au fil des séances, le texte sera complété. Seront ajoutés non seulement des éléments en lien avec les procédures à mettre en œuvre (par exemple, «placer la règle en faisant en sorte de faire coïncider le bord de la règle avec le trait à prolonger pour garder la direction») mais aussi des connaissances géométriques à retenir (par exemple, «un point peut s’obtenir par l’intersection de deux droites»).
Conclusion
La conception de cette situation «pour entrer dans la démarche» est née de la volonté de mettre à disposition des enseignants une séquence leur permettant de mieux comprendre nos choix grâce à l’observation de leurs élèves. Les analyses que nous avons menées suite à la mise en œuvre dans de nombreuses classes de cette situation nous ont permis d’identifier certaines difficultés chez les élèves et de repérer des moments-clés dans la mise en œuvre en lien avec la complexité des concepts de géométrie en jeu. Suite à ces analyses, nous avons enrichi notre ressource. Nous avons complété les conseils donnés aux enseignants et nous les avons illustrés grâce aux observations réalisées dans les classes. De plus, nous avons produit un parcours Magistère pour aider les formateurs à accompagner des enseignants dans la découverte de cette approche. L’équipe du LéA a aussi envisagé une adaptation de la situation «triangles sur quadrilatères» pour la classe de Sixième qui devrait permettre de mieux assurer l’articulation école/collège.
Du côté de la recherche, nous continuons à interroger les conditions d’appropriation de cette situation par des enseignants. Comme nous l’avons montré dans ce texte, des moments-clés existent. Néanmoins, l’observation de pratiques des professeurs des écoles enseignant les mathématiques nous amène à faire l’hypothèse que, pour être efficace, la formation dispensée via l’accompagnement prévu et via la ressource elle-même, doit répondre à au moins deux conditions : entrer en résonance avec les préoccupations professionnelles immédiates (à court et moyen termes) du formé, être suffisamment holistique et cohérente pour interroger la cohérence des propres pratiques du formé [8].
Références
[1] C. Mangiante-Orsola, M.-J. Perrin-Glorian, Élaboration de ressources pour la classe, interface entre recherche et enseignement ordinaire, Questionner l’espace. Les méthodes de recherche en didactiques. (2016) 79‑94.
[2] C. Mangiante-Orsola, M.-J. Perrin-Glorian, Ingénierie didactique de développement en géométrie au cycle 3 dans le cadre du LéA Valenciennes-Denain, Actes du séminaire national de didactique des mathématiques. (2016).
[3] R. Duval, Les conditions cognitives de l’apprentissage de la géométrie : développement de la visualisation, différenciation des raisonnements et coordination de leurs fonctionnements, Annales de Didactique et de Sciences Cognitives. (2005) 5‑53.
[4] M.-J. Perrin-Glorian, M. Godin, De la reproduction de figures géométriques avec des instruments vers leur caractérisation par des énoncés, Math-école. (2014) 26‑36.
[5] A.-C. Mathé, T. Barrier, M.-J. Perrin-Glorian, Enseigner la géométrie élémentaire. Enjeux, ruptures et continuités, Académia-L’Harmattan, Louvain-La-Neuve, Belgique, 2020.
[6] R. Duval, M. Godin, Les changements de regard nécessaires sur les figures, Grand \(\mathbb{N}\). (2006) 7‑27.
Christine Mangiante-Orsola est maîtresse de conférences à l’INSPÉ de Lille. Ses recherches portent sur les pratiques enseignantes à l’école primaire, sur l’enseignement de la géométrie et sur les conditions de diffusion dans l’enseignement ordinaire de situations prenant appui sur la recherche.