Construire la suite des nombres au cycle 1

Construire le concept de nombre, distinguer ce concept de ses représentations, voici deux enjeux majeurs de l’enseignement des mathématiques en cycle 1. Serge Petit en propose ici une approche par la résolution de problèmes de communication.

Serge Petit

© APMEP Septembre 2023

⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅♦⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅

Introduction et brefs rappels

Toute suite est définie comme une application de l’ensemble des entiers naturels, éventuellement d’une partie de cet ensemble, vers un autre ensemble, qu’il soit numérique ou non. Toute suite repose donc sur l’ensemble des entiers dit naturels. L’adjectif naturel est bien loin de l’être puisque, d’un point de vue mathématique, l’ensemble des propriétés des entiers naturels découlent toutes de l’axiomatique de Peano1 (1889). Daniel Perrin, en fait un exposé très clair [1]. Cette axiomatique repose essentiellement sur le concept de successeur. L’amorce de la suite des entiers ainsi définis peut s’écrire \({0}\), \({0}+{1}\), \(({0}+{1})+{1}\), \((({0}+{1})+1)+{1}\), etc., conventionnellement notée \({0}\), \({1}\), \({2}\), \({3}\), etc. et désignée par les mots zéro, un, deux, trois, etc.

Ainsi, les nombres définis par Peano ne portent pas de noms, mais leurs désignations reposent sur les seuls mot zéro, et, un et/ou sur les seuls signes \({0}\), \(+\), \({1}\).

La théorie des ensembles permet de construire les entiers naturels d’un autre point de vue. Dans ce cas, chaque entier naturel est un ensemble. On présuppose qu’il existe un ensemble vide. On note \({0}\) cet ensemble vide ; on note \({1}\) l’ensemble contenant l’ensemble vide et seulement l’ensemble vide ; \({2}\) l’ensemble ne contenant que l’ensemble vide et l’ensemble précédent, etc. Cette construction théorisée par Von Neumann2 est en lien avec le concept de cardinal. L’amorce de la suite des entiers ainsi construite est \(\emptyset\), \(\{\emptyset\}\), \(\{\emptyset, \{\emptyset\}\}\), \(\{\emptyset, \{\emptyset, \{\emptyset\}\}\}\), \(\{\emptyset, \{\emptyset,
\{\emptyset, \{\emptyset\}\}\}\}\)
; le premier terme de cette suite est conventionnellement appelé zéro, désigné par le chiffre \({0}\), le deuxième un, désigné par le chiffre \({1}\), etc.

Comme le dit Condorcet3, « on a donné des noms aux nombres ». Les nombres entiers naturels sont définis et construits axiomatiquement. Ils sont ensuite seulement désignés à la fois par des écritures chiffrées et par des mots, les noms de nombres. On le constate dans les deux définitions citées ci-dessus.

La construction intuitive des entiers naturels est un des objectifs majeurs de l’école maternelle. On peut penser, d’une part, qu’il est possible de prendre appui sur ce qui précède pour construire la suite des entiers naturels, et ce dès le cycle 1, en s’appuyant d’un côté sur le concept de successeur, de l’autre sur celui de cardinal ; d’autre part, qu’il est aussi possible de construire pas à pas, les désignations des nombres. Oui, mais comment ?

Une pratique couramment observée en cycle 1

Construire le nombre, à tout niveau de l’enseignement, est un problème délicat. Une pierre d’achoppement réside dans la confusion fréquemment entretenue dans l’enseignement entre nombre et désignation de nombre. Bien souvent, l’enseignement du nombre se limite à celui de ses désignations. Il convient, à mon avis, d’enseigner les nombres dès le cycle 1 en ayant conscience de cette difficulté majeure.

Enseigner les premiers nombres entiers en cycle 1 est ainsi une opération particulièrement délicate. Pourtant, une pratique courante consiste à enseigner a priori la comptine des noms de nombres, puis à la faire fonctionner dans des activités variées. Tout le travail porte alors non pas sur les nombres mais sur leurs désignations. Cette pratique, qui ne garantit pas l’accès au sens du nombre, a montré ses limites. Cet article propose une tout autre approche : construire et comprendre la comptine pas à pas pour mieux comprendre et mobiliser le concept de nombre. Ce qui revient à condamner le primat de l’enseignement de la comptine dans les apprentissages numériques à l’école au profit de la mise en œuvre d’un travail plus fondamental (même si cette comptine est connue de bien des élèves par sa fréquentation hors contexte scolaire).

Le nombre, un concept

Faire découvrir le nombre aux élèves de l’école maternelle, c’est les faire entrer dans l’abstraction.

Différentes désignations de nombres.

Une collègue me rapportait récemment avoir vu une professeure dire à un élève de cycle 1 « Ramasse la pomme ! ». L’élève a cherché la pomme et n’a rien ramassé. L’enseignante de cycle 1 souhaitait que l’élève ramasse un petit papier sur lequel figurait le dessin d’une pomme. Si la professeure commettait un abus de langage, l’enfant, lui, ne confondait pas l’objet et une de ses représentations figurées, tout comme il ne confond pas l’étiquette portant le prénom d’un camarade de classe avec ce même camarade de classe en chair et en os. Cette capacité des élèves conduit à réfléchir à la construction du nombre en cycle 1. Il n’échappera pas au lecteur que le mot « pomme », désignant un concept abstrait (les caractéristiques communes à toutes les pommes), a des représentants très concrets, cette pomme que l’on peut déguster… à la différence des nombres, et qu’en situation on pourra appeler le référent. Nombreuses sont les personnes qui ont déjà vu, ou mieux, savouré une pomme. Personne n’a jamais vu de nombre et n’en verra jamais. Il y a là une différence fondamentale inhérente à la nature même des objets à enseigner.

Le concept de nombre, à l’issue de l’école maternelle, doit pourtant faire partie de ces « connaissances et compétences » devant former un « socle solide sur lequel appuyer les apprentissages ultérieurs » [2].

Compter ne suffit pas

L’enseignement des nombres en maternelle consiste généralement, dans un premier temps, à enseigner deux suites, l’une dite des noms de nombres (un, deux, trois, etc.) souvent oralement, puis une autre, celle des désignations chiffrées associées (\({1}\) ; \({2}\) ; \({3}\), etc.) et de leur oralisation. De nombreuses activités consistent à associer ces désignations ou à compter, ce qui revient soit à dire la comptine des noms de nombres hors de toute autre préoccupation, soit à dénombrer une collection en égrainant cette comptine. L’enfant est donc entrainé à dénombrer des collections d’objets en favorisant souvent le « comptage-numérotage ». C’est ainsi que l’on pratique en famille, mais les programmes tout comme les chercheurs en didactique des mathématiques ont clairement montré les limites d’une telle approche (Rémi Brissiaud4 tout particulièrement).

De nombreuses pratiques de classe mettent les élèves en activité. Elles consistent par exemple à associer, sans enjeu, deux signifiants (par exemple : \({5}\), cinq — oralement ou par écrit —, reconnaître la configuration d’un dé et dire « cinq », ou bien encore dénombrer sur demande une collection, bien souvent en mobilisant le « comptage-numérotage », etc.). Ces tâches peuvent être réussies par des élèves qui n’ont cependant pas compris le sens du nombre, notamment une des relations fondamentales des nombres (tout nombre a un suivant qui s’obtient en ajoutant un au précédent). La réussite est alors un leurre pour l’élève, pour ses parents, pour l’enseignant et également pour la société.

On peut souvent observer en classe et dans les ouvrages destinés au cycle 1 une grande variété d’activités que l’on dit être mathématiques et qui reposent essentiellement sur la connaissance par cœur de cette comptine des noms de nombres « un, deux, trois, etc. », pratiques sensées construire chez l’enfant à la fois le sens du nombre et ses désignations. Les programmes précisent pourtant que cette comptine « ne traduit pas une véritable compréhension [2] » des nombres. Il n’est pas rare en effet, de constater en CP que des élèves connaissant la comptine restent incapables de désigner le cardinal de certaines collections d’objets, ne maîtrisent pas, ne mobilisent pas le nombre, pour résoudre certains problèmes et sont incapables de réaliser de manière satisfaisante le test suivant proposé par R. Brissiaud, test destiné à évaluer la maîtrise de la propriété fondamentale.

« Je voudrais cinq marrons » dit l’enseignant à un enfant. L’enfant va chercher cinq marrons et revient les donner à l’enseignant qui lui dit alors : « Excuse-moi, j’en voulais six. » Bien des enfants reprennent alors toute la collection de marrons, vont dénombrer six marrons et les rapportent à l’enseignant. La compréhension de la propriété fondamentale des nombres rappelée ci-dessus voudrait que l’élève réagisse en allant chercher exactement un marron et le donne à l’enseignant. Il en est de même quand on commande trop et qu’il conviendrait d’enlever un objet.

Prenant appui sur les travaux de R. Brissiaud et sur l’essence même des programmes actuels, je propose de donner à la construction du nombre un « caractère structuré et ambitieux » qui doit « être assuré tout au long du cycle » [2].

« Ça a bien marché » entend-on souvent quand on interroge un enseignant sur sa pratique de classe. Quand il s’agit de classes de cycle 1, cela veut souvent dire que les élèves ont bien participé, qu’ils ont effectué les manipulations suggérées avec le matériel proposé, qu’ils ont réussi à répondre « quatre » quand il le fallait, qu’ils connaissent bien une partie de la comptine des noms de nombres, etc. Mais de quelles manières toutes ces pratiques construisent-elles le concept de nombre ? Le construisent-elles d’ailleurs ? Rien n’est moins sûr car bon nombre de pratiques sont fondées sur l’apprentissage par cœur de la comptine des nombres, peut-être au détriment de la construction du sens des nombres. Or, c’est bien ce sens qui est l’objet d’apprentissage visé. Comment y parvenir ?

Je suggère d’abandonner le primat de la comptine (souvent un leurre) et de construire pas à pas le sens des désignations de chacun des nombres au fur et à mesure que ces désignations deviennent nécessaires, et pas a priori, afin de mieux construire le sens du nombre, dans une progression favorisant la différenciation pédagogique, la coopération entre élèves, au profit de tous les élèves.

Une autre approche

L’approche que je suggère repose sur un enseignement des mathématiques en réponse à des problèmes que vont rencontrer les élèves, problèmes de communication notamment, et qui allie travail sur le sens du concept en étroite interaction avec les apprentissages et activités langagiers nécessaires.

La proposition qui suit 5 sépare clairement les mathématiques fréquentées par l’élève à l’école et hors de l’école et celles qui sont construites systématiquement dans un espace-temps réservé aux apprentissages numériques.

Les connaissances acquises par les élèves hors de cet espace-temps ne sont pas ignorées mais valorisées. En revanche, des contraintes imposées à dessein par l’enseignant viseront à développer chez l’élève d’autres stratégies, notamment lors d’activités de dénombrement.

Dans la démarche proposée, une place fondamentale est donnée tout autant aux manipulations qu’à un travail explicite portant sur la langue (lexique, syntaxe). Exposer cette approche par le menu n’est pas l’objet de cet article, nous en brosserons donc un tableau synthétique.

Une première étape consiste à faire classer des objets aux élèves, ce qui impose des apprentissages langagiers précis (désignation d’objets, de propriétés communes à certains objets et pas à d’autres, etc.).

L’étape suivante consiste à faire classer, non plus des objets, mais des collections d’objets, à comparer de fait les collections d’objets par associations terme à terme, donc, sans en avoir conscience, à comparer leurs cardinaux. Il n’est pas question dans cette étape de désigner les collections d’objets par leurs cardinaux, mais simplement de dire qu’une collection A a plus d’objets qu’une collection B, que la collection B a moins d’objets que la collection A. Un travail important sur la langue consiste à reformuler, dans le registre de la langue naturelle (opération de traitement selon R. Duval [3]). Chaque fois qu’un élève verbalise une comparaison en utilisant le mot plus, on demande à un autre de dire la même chose en utilisant le mot moins. Le terme autant est également introduit à ce stade. Il impose également de semblables reformulations.

De même, plus tard, les expressions de plus que, de moins que, qui expriment une distance entre deux collections, seront également utilisées et leur utilisation imposera des reformulations analogues.

Rappelons que le nombre n’est ni la caractéristique d’un objet, ni celle d’une collection d’objets, mais la caractéristique commune à une infinité de collections d’objets (ce qu’omettent de préciser les programmes actuels et qui est pourtant fondamental dans la construction du concept de nombre). C’est pourquoi les élèves ont été invités à classer des collections d’objets — déjà constituées dans des sacs à congélation translucides — selon ce critère (d’équipotence, d’appariement) et à les regrouper dans des cartons. Chaque carton ne comporte alors que des collections pouvant être appariées.

Élève classant des collections.

Dès lors, de nombreuses activités de manipulations, portées par des petites histoires, permettent aux élèves, de manière rituelle, de s’assurer que chaque collection d’objets est bien à sa place (un personnage pourrait déplacer quelques collections pendant la nuit par exemple)6.

On ne voit toujours pas le concept de nombre poindre… mais commander « autant de… que de… » sous la contrainte de choisir une collection d’objets pour ce faire, exécuter les commandes, les vérifier, puis se passer de ces collections en ayant pour contrainte d’exprimer oralement la commande va faire émerger la construction du nombre par la nécessité de désigner ces objets théoriques et mystérieux.

Les élèves connaissent (presque tous) le mot ambigu « un ». On leur demande d’effectuer une commande qui associe un objet (par exemple un pot de yaourt à une cuillère) au goûter. Puis, on reprend la même situation, mais cette fois-ci il s’agit de commander deux pots de yaourts (pour deux cuillères). On laissera bien sûr les élèves connaissant le mot « deux » l’utiliser, en les félicitant. Mais une contrainte nouvelle viendra obliger les élèves qui connaissent ce mot « deux » à ne pas l’utiliser. Cette contrainte peut provenir d’une fiction que l’enseignant raconte aux élèves, dans laquelle les personnages ne connaissent qu’un seul nom de nombre, le mot « un », ou bien encore être simplement formulée aux élèves. Hors cadre fictionnel, elle pourrait apparaître comme étant trop artificielle.
« La fabuleuse histoire des NuméRas » existant pour le cycle 2 [4] illustre le type de fiction possible. Les élèves mobiliseront alors le connecteur « et » ou bien « et encore » ou bien « et puis » pour exprimer leur commande. Ils passeront alors la commande sous la forme « donne-moi un et un pots de yaourt ». Ainsi est désigné un nouveau cardinal par le nom de nombre un et un. Ce principe fonctionnera pour des petites commandes mais rencontrera vite ses limites dès que le nombre d’objets à désigner est trop grand (vers \({5}\) ou \({6}\)).

Les élèves ne parvenant plus à passer commande, l’enseignant instaure un débat scientifique dans la classe. « Pourquoi est-il difficile de passer des commandes ? ». À l’issue de ce débat, l’enseignant, guidé ou non par une fiction, dit alors aux élèves : « Nous allons dire autrement un et un. » Il peut demander aux élèves de dire comment faire. Certains élèves seront heureux d’apporter le nom de nombre « deux », ainsi introduit en réponse à un problème. L’enseignant institutionnalise alors le nom de nombre deux, nouveau mot qui permet de passer la commande sous la forme « donne-moi deux et deux et deux pots de yaourts » par exemple, commande difficile à retenir et à exécuter sous la forme « donne-moi un et un et un et un et un et un pots de yaourts ». Ce mot « deux » permettra de lever l’ambiguïté du mot « un », le faisant passer du potentiel statut d’article indéfini à celui de déterminant numéral, ou de nom de nombre.

Sur les cartons contenant les pochettes de collections d’objets variées et équipotentes étaient inscrites les mentions UN, UN et UN, UN et UN et UN, etc.

Des étiquettes pour commander.

Ces étiquettes restent en place et s’ajoutent des étiquettes du type UN, DEUX, DEUX et UN, DEUX et DEUX, DEUX et DEUX et UN, etc.

Les désignations chiffrées des nombres peuvent prendre place simultanément, sous les formes \({1}\), \({1}\) et \({1}\), \({1}\) et \({1}\) et \({1}\) ; puis \({1}\), \({2}\), \({2}\) et \({1}\), \({2}\) et \({2}\), \({2}\) et \({2}\) et \({1}\), etc.

Le processus de construction des nombres par ajout d’une unité, en réponse à des problèmes de communication, se poursuit ainsi jusqu’au nombre désigné par le mot « neuf » et par l’écriture chiffrée « \({9}\) ».

L’enseignant observe les élèves et, selon ses choix pédagogiques, peut soit attendre qu’un bon nombre d’élèves maîtrisent correctement en le mobilisant spontanément un nom de nombre donné (par exemple « quatre ») pour introduire le nouveau nom de nombre « cinq », soit procéder par ateliers différenciés et, dès qu’un petit groupe d’élèves maîtrise un nom de nombre, introduire le nom de nombre suivant pour ces élèves.

Il n’est pas question en cycle 1 de travailler explicitement l’écriture \({10}\) (c’est-à-dire le rôle du \({1}\) et du \({0}\) dans l’écriture) qui relève, et les programmes insistent clairement sur ce point, de la construction du système de numération de position et donc de l’enseignement du cycle 2. Cette écriture sera soigneusement évitée dans l’enseignement explicite des nombres, même si elle peut apparaître dans d’autres domaines dans et hors de la classe. Il convient en effet de séparer clairement les mathématiques que l’on enseigne, que l’on construit pas à pas, des écritures, certes souvent mathématiques, que l’on rencontre par ailleurs, sans qu’elles aient été construites.

En revanche, les noms de nombres suivants (dix, onze, douze, treize, etc.) peuvent être donnés aux élèves en langue naturelle, mais dix s’écrira par exemple \({9}\) et \({1}\) (dix est le suivant de neuf) ou \({8}\) et \({2}\). Tout comme vingt pourrait s’écrire « \({9}\) et \({9}\) et \({2}\) » ou « \({9}\) et \({1}\) et \({9}\) et \({1}\) ». On pourra favoriser un procédé de désignation des nombres relevant de l’optimisation : écrire des commandes les plus courtes possibles avec les noms de nombre dont on dispose.

Les élèves pourront ainsi désigner de très grands nombres à partir des seules désignations des neuf premiers nombres et de la décomposition additive des nombres. Ils pourront résoudre de très nombreux problèmes (soustractifs, multiplicatifs ou relevant de la division) et prendre goût aux mathématiques, chacun ayant acquis à son rythme le sens des désignations possibles de chacun des premiers nombres, chacun ayant pris conscience que tout nombre s’obtient à partir du précédent par l’ajout de un.

Les programmes ont oublié un nombre essentiel sans lequel bien des problèmes n’ont pas de solution dès le cycle 1 : le nombre portant le nom zéro et désigné par \({0}\). L’enseignant l’introduira comme réponse à des problèmes additifs dans lesquels la totalité des objets sont enlevés. Il conviendra de le distinguer de rien.

Représentations et problèmes de suites en cycle 1

Aux murs des classes de cycle 1 fleurissent souvent des « frises numériques ». Elles constituent des représentations du début de la suite des entiers et peuvent se présenter sous deux formes, la première étant la plus commune.

Première représentation (dont \({0}\) est souvent absent et qui se prolonge fréquemment au-delà de \({9}\)) :

Deuxième représentation (mêmes remarques) :

Ces deux représentations ne sont pas équivalentes. La première laisse penser qu’entre deux nombres entiers, il n’y a rien. La deuxième peut laisser penser qu’il y a une infinité de nombres entre deux entiers. Il me semble que, même si elle n’est pas exigible au cycle 1, la fréquentation des frises de type 2 n’est pas inutile car elle peut contribuer à émousser la représentation courante à cet âge qu’entre deux entiers il n’y a pas de nombre. La représentation de type 1 est parfaitement congruente avec la représentation des jours dans un calendrier (il n’y a aucun espace temporel entre deux jours consécutifs), la seconde s’accorde bien avec des échelles que l’on peut rencontrer sur des thermomètres. Les deux représentations permettent de résoudre les mêmes problèmes au cycle 1, comme le problème donné ci-après. La seconde représentation s’imposera lorsqu’en cycle 2 il s’agira de mesurer des longueurs (c’est en fait une règle graduée).

Voici un exemple de problèmes que l’on peut donner à résoudre et qui met en œuvre des suites obtenues par comptage-dénombrement.

A (alias RaHuit) et B (alias RaNeuf) sont deux personnages qui savent dénombrer : A jusqu’à \({8}\) (et pas au-delà), l’autre, B, jusqu’à \({9}\) et pas au-delà. Ils savent dénombrer de un en un, de deux en deux, de trois en trois, etc.

Problème

A et B dénombrent les pommes du même panier. A dénombre les pommes de deux en deux à partir de un. B dénombre ces mêmes pommes de trois en trois à partir de un. Combien y a-t-il de pommes dans le panier ?

Solution

Je surligne la suite des désignations de nombres utilisée par RaHuit :

Je surligne la suite des désignations de nombres utilisée par RaNeuf :

La solution double apparaît par les valeurs communes potentiellement désignées par les deux personnages : le panier contient une pomme ou il contient sept pommes.

Les représentations de la suite des entiers (frises) peuvent être un outil pertinent que les élèves peuvent utiliser dans bien des problèmes portant sur les suites (dénombrement d’objets, dénombrer des suites sous contraintes par exemple).

Désigner la suite des nombres après \({9}\)

Tous les nombres après le nombre appelé neuf existent d’ores et déjà pour l’élève car chacun d’entre eux s’obtient par itération depuis \({0}\) en ajoutant \({1}\) au nombre qui précède. Mais leurs désignations chiffrées dans le système de numération usuel fait partie intégrante des objectifs de cycle 2.

Bien souvent enseignée trop hâtivement, trop rapidement, elle n’est pas maîtrisée par des élèves de cycle 3 et peut-être bien plus tard encore.

Je ne détaille pas ici ce qu’il me semble raisonnable de faire, mais j’en donne les grandes lignes. Le lecteur qui voudrait se faire une idée précise de la progression proposée peut se reporter à [4] ou [5].

Tout d’abord, prendre le temps nécessaire en début de cycle 2 de consolider les attendus de fin de cycle 1 concernant le nombre, résoudre de très nombreux problèmes de tous types avec des nombres de plus en plus grands. Après avoir introduit les décompositions additives et travaillé explicitement le sens de l’égalité, il s’agit de rendre quasiment inopérante la désignation, même optimisée, des grands nombres par des expressions du type \({9}+{9}+{9}+{9}+{9}+{9}\) ou encore \({9}+{9}+{9}+{9}+{9}+{9}+{3}\). Le système de désignation usuel des nombres sera alors introduit pour désigner des grands nombres (6 dizaines et 7 unités libres s’écrit conventionnellement \({67}\)), puis, enlevant successivement une unité libre à \({52}\), écrire \({51}\), puis, lui enlevant une unité libre, écrire \({50}\). Le sens du \({0}\) ne veut pas dire qu’il n’y a pas d’unité, mais qu’il y en a cinquante. Puis, faire de même à partir de \({12}\), pour parvenir in fine à l’expression \({10}\) pour désigner le nombre aussi appelé dix, le suivant de \({9}\).

Un travail lexical s’impose alors car si les mots un, deux, …, dix, vingt peuvent apparaître comme étant arbitraires, il n’en est pas de même des mots onze, douze, treize, etc. quarante, cinquante, etc.

Conclusion

Une telle construction progressive de la suite des noms de nombres, de la suite des désignations chiffrées des nombres, contribue à la construction du nombre et à donner sens au nombre par la proximité qu’elle entretient avec les constructions axiomatiques des nombres. Accompagnée de la résolution de nombreux problèmes de tous types, elle respecte le rythme de tous les enfants et, par la différenciation qu’elle permet, facilite l’inclusion d’élèves allophones et d’élèves en difficulté. De plus, elle consolide et ancre solidement les connaissances et compétences des élèves les plus habiles par les activités coopératives qu’elle permet.

Un procédé analogue, visant à enseigner le système de numération de position en réponse à un problème se poursuit en début de cycle 2, donnant cohérence à la construction de la suite des entiers naturels, de la suite de leurs désignations chiffrée, de la suite de leurs désignations orales.

Références

  1. D. Perrin. .
  2. Ministère de l’Éducation natinale. In : Bulletin Officiel N° 25 (24 juin 2021).
  3. R. Duval. Sémiosis et pensée humaine. Peter Lang, 1995.
  4. A. Camenisch et S. Petit. Je construis les maths avec les NuméRas. Nathan, 2018-2019.
  5. A. Camenisch et S. Petit.

⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅♦⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅

Serge Petit, professeur de mathématiques honoraire de l’IUFM d’Alsace (université de Strasbourg), est membre du comité de rédaction d’Au fil des maths.

,


  1. Giuseppe Peano, mathématicien italien (Coni 1858, Turin 1932), a notamment écrit une définition axiomatique des nombres entiers naturels.

  2. John von Neumann (Budapest 1903, Washington 1957) est à la fois mathématicien et physicien à large spectre. Il a notamment travaillé sur l’architecture des ordinateurs.

  3. Nicolas de Condorcet (Ribemont 1743, Bourg-la-Reine 1794), mathématicien et philosophe, très engagé dans la vie politique, s’est intéressé à l’éducation et a notamment défendu l’égalité de droit entre les femmes et les hommes. On peut lire son discours sur l’instruction publique à l’adresse .

  4. Rémi Brissiaud (Paris 1949, Paris 2020), maître de conférences en psychologie, s’est fortement investi dans les recherches portant sur l’enseignement des mathématiques, notamment en cycles 1 et 2. Militant, il a écrit de nombreux articles sur le Café pédagogique .

  5. La démarche que je présente a été expérimentée durant une année scolaire entière dans une classe de cycle 1 (PS, MS et GS dans une même classe, à effectifs à peu près équivalents). Elle a également été expérimentée de manière incomplète dans une quinzaine d’autres classes, par strates (PS ou MS ou GS) ou par cycle.

  6. NDLR : on retrouvera ce type d’approche dans Le nombre à l’école maternelle, une approche didactique, de Margolinas et Wozniak (éd. De Boeck, 2012).


Pour citer cet article : Petit S., « Construire la suite des nombres au cycle 1 », in APMEP Au fil des maths. N° 549. 30 septembre 2023, https://afdm.apmep.fr/rubriques/opinions/construire-la-suite-des-nombres-au-cycle-1/.

Une réflexion sur « Construire la suite des nombres au cycle 1 »

Les commentaires sont fermés.