Des pistes pour sortir de la crise
de l’enseignement des sciences
La conférence de clôture des Journées Nationales de l’APMEP à Bordeaux (2018) a été l’occasion pour Gilles Dowek de livrer un plaidoyer pour l’enseignement des sciences de l’école au lycée. Cet article en reprend les idées principales.
Gilles Dowek
© APMEP Septembre 2019
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Une situation favorable
La révolution informatique que nous sommes en train de vivre est l’une des plus grandes révolutions scientifiques et techniques de l’histoire, qui transforme nos métiers, nos institutions, notre manière de communiquer avec nos proches… Elle s’appuie, bien entendu, sur les progrès de l’informatique, qui existe en tant que science structurée depuis les années 1930, mais aussi sur ceux des autres sciences, en particulier de la physique — par exemple de la physique des semi-conducteurs — et des mathématiques — par exemple de la théorie des nombres, sur laquelle repose une grande partie de la cryptologie. En retour, elle transforme toutes les sciences, métamorphosant l’instrumentation : le séquençage du génome humain, la découverte du boson de Higgs ou la démonstration du théorème de Hales étaient impossibles sans ordinateur. Elle transforme aussi les conditions de vérité d’un énoncé et les langages dans lesquels les sciences « dures » comme « humaines » s’écrivent : l’invention des langages de programmation, au XXe siècle, est une rupture aussi radicale que l’invention du langage de l’algèbre, au XVIe siècle.
La situation n’a donc jamais été aussi favorable pour enseigner les sciences et les techniques. Les élèves et les étudiants devraient se précipiter dans les cours de sciences, qui devraient être au centre du projet pédagogique de l’école, du collège et du lycée.
Il est donc paradoxal que l’enseignement des sciences soit aujourd’hui en crise. Pourtant cette crise est réelle et un certain nombre d’indices l’atteste.
Le constat d’une crise
Un premier indice est l’absence de culture scientifique de nos représentants, qui ont pourtant été à l’école avant d’avoir été élus ou fonctionnaires.
Alors que les sciences transforment le monde, ceux qui l’administrent ignorent parfois la différence entre un virus et une bactérie, un losange et un parallélogramme, un programme impératif et un programme fonctionnel.
Plutôt que leur jeter la pierre, nous devrions proposer que les écoles qui les forment — par exemple, à l’heure actuelle, l’École Nationale d’Administration — mettent la formation scientifique de leurs étudiants au centre de leur projet pédagogique.
Un autre indice de cette crise est la difficulté que nous avons à enseigner les sciences à l’école primaire. Ici aussi, une remédiation possible est de mettre la formation scientifique des étudiants au centre du projet pédagogique des écoles du professorat.
Mais le symptôme le plus inquiétant de cette crise est sans doute la place des sciences dans la réforme du lycée qui se met en place en cette rentrée 2019. Si l’idée de proposer aux élèves de choisir leurs cours dans un vaste catalogue et de construire eux-mêmes leur projet d’étude est bonne, ainsi que celle de garantir, par un tronc commun, l’acquisition par toutes et tous de savoirs fondamentaux, cette réforme nous renseigne sur la singulière vision que ses concepteurs ont des savoirs fondamentaux : sur les seize heures de tronc commun du programme de première générale, deux heures sont consacrées au sport, et les quatorze heures qui restent sont réparties en deux heures pour les sciences et douze heures pour les humanités. En fonction du choix des spécialités, la part des humanités varie donc entre 43 % et 86 %, quand la part des sciences varie entre 7 % et 50 %. Comme à l’époque des séries L, ES et S, les élèves ont donc le choix entre un enseignement entièrement consacré aux humanités et un enseignement équilibré entre les humanités et les sciences.
Le projet pédagogique du lycée reste donc fondamentalement le même : celui d’une domination des humanités. Ce projet est totalement anachronique, quand le reste du monde vit une révolution scientifique et technique sans précédent.
Des pistes pour une résolution de la crise
Plusieurs pistes permettent d’entrevoir une solution à cette crise. La première est bien entendu de revendiquer un équilibre des sciences et des humanités dans le tronc commun du lycée. Bien plus que la place des mathématiques, c’est la place des sciences dans leur ensemble qu’il convient de défendre, par exemple, en proposant un tronc commun constitué de sept heures consacrées aux humanités et de sept heures consacrées aux sciences. La part des humanités varierait alors de 25 % à 68 %, et la part des sciences également.
Mais, bien entendu, la solution ne peut venir de la revendication seule, et nous devons aussi nous demander ce que nous pouvons changer nous-mêmes pour résoudre cette crise. Deux pistes sont ici à explorer : la réconciliation des sciences et des techniques et le dialogue des sciences avec les humanités.
L’incroyable difficulté à faire de l’informatique une discipline à part entière avec ses programmes, ses horaires et ses enseignants — un CAPES d’informatique a été créé en 2019, alors que les premières revendications d’un tel CAPES datent des années 1970, soit il y a presque un demi-siècle — a des causes multiples.
L’une d’elles, qui n’est sans doute pas la principale, mais qui n’en reste pas moins paradoxale, a été l’inertie opposée par les enseignants des autres sciences, notamment de mathématiques, qui ont perçu en l’apparition d’une nouvelle discipline un risque de voir leur horaire amputé. Il est regrettable que ces enseignants n’aient pas perçu que l’extraordinaire opportunité que constitue un enseignement de l’informatique pour amener des élèves vers les sciences, et donc les mathématiques, compensait, de beaucoup, ce risque d’une diminution des horaires consacrés aux mathématiques. En particulier, un grand nombre de notions mathématiques sont utilisées en informatique : par exemple, la notion de coordonnée cartésienne en traitement d’image et, plus spécifiquement, la notion de projection pour la représentation en perspective des objets tridimensionnels. Se saisir de cette opportunité pour enseigner ces notions ne consiste pas à évoquer brièvement, dans des activités d’approche, l’utilité de la notion de coordonnée en traitement d’image, avant d’aborder le vif du sujet, mais à transformer entièrement l’enseignement de la notion de coordonnée, dans un projet multidisciplinaire, proposé conjointement par des enseignants de mathématiques et d’informatique. Par delà ces notions déjà enseignées, l’enseignement de l’informatique permet de renouveler l’enseignement des mathématiques en introduisant de nouvelles notions, en logique, en combinatoire, en théorie des nombres, en théorie des graphes…
La réconciliation des sciences et des techniques est également essentielle, car la première perception que les jeunes élèves ont des questions scientifiques est médiatisée par des objets techniques — ils conçoivent la notion de voiture avant celle de combustion des alcanes. Si les enseignants de mathématiques, et plus généralement les mathématiciens, ont heureusement, pour la plupart, abandonné l’idée selon laquelle la beauté des mathématiques réside dans leur inutilité, l’enseignement des sciences reste trop coupé de celui des techniques. Il est certes possible, sur le plan philosophique, de distinguer un résultat scientifique — l’établissement de la vérité d’un énoncé — d’un résultat technique — la production d’un objet, tels un avion ou un programme. Il est en revanche impossible, sur le plan historique, de séparer le développement des sciences de celui des techniques. L’enseignement de la physique, par exemple, peut nous laisser croire que le développement de la thermodynamique a été indépendant ou a précédé celui de la machine à vapeur, mais c’est oublier que le second principe de la thermodynamique a été énoncé par Sadi Carnot dans un texte intitulé Réflexions sur la puissance motrice du feu et sur les machines propres à développer cette puissance. En particulier, il est urgent d’abandonner l’idée que les sciences sont du domaine de l’abstrait / du cerveau, quand les techniques relèvent du concret / de la main. Il n’y a rien de plus abstrait qu’un programme, qui reste cependant un objet technique.
Renouer le dialogue avec les humanités est aussi essentiel, car la révolution scientifique et technique que nous vivons est aussi celle des sciences humaines. L’hostilité des enseignants de français, de philosophie, de langues et d’histoire-géographie serait moindre si nous dialoguions davantage avec eux et s’ils comprenaient, eux aussi, l’importance pour leurs élèves d’avoir une formation scientifique. Deux pistes méritent d’être explorées dans ce dialogue : la transformation de la méthode des sciences humaines qui disposent désormais de données massives et d’outils de modélisation. Par exemple, un professeur d’anglais, au lieu de donner à ses élèves les listes des adjectifs dont le comparatif se construit avec le suffixe « -er » et avec l’adverbe « more », peut leur donner un corpus formé d’un assez grand nombre de textes et les laisser construire ces listes eux-mêmes, dans un projet interdisciplinaire. Une autre piste à explorer est l’incorporation de l’histoire des sciences et des techniques dans les programmes d’histoire — la révolution galiléenne et la place que les mathématiques et l’expérimentation ont prise dans la science au XVIIe siècle pourraient constituer un chapitre entier d’un cours d’histoire moderne. La même chose pourrait être dite de l’éthique, dont les questions ont été complètement renouvelées par la révolution scientifique et technique que nous vivons. Peut-on / doit-on chiffrer ses courriers ? Voilà une question qui pourrait mobiliser non seulement les enseignants d’informatique et de mathématiques, mais aussi de philosophie.
Plus profondément, même en admettant que le but de l’École soit d’apprendre aux élèves « à lire et à écrire », nous pourrions nous entendre sur le fait que lire et écrire ne consiste pas uniquement à lire et écrire des textes exprimés dans des « langues », mais aussi des textes exprimés dans des « langages », tels les équations, les programmes, les formules développées des molécules, les figures géométriques, les partitions…
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Gilles Dowek est chercheur et enseignant en informatique à l’INRIA et à l’ENS de Paris-Saclay. Il a milité activement pour l’introduction de l’algorithmique et plus généralement de l’informatique dans les programmes scolaires et pour la création du CAPES d’informatique. Dernier livre paru : Ce dont on ne peut parler il faut l’écrire — Langues et langages (Le Pommier, 2019).