« Je comprends mais je sais pas le dire. »
Le cas des élèves allophones

Au lendemain d’une crise sanitaire sans précédent et dans un contexte de guerre et d’exil, nous sommes nombreux à avoir accueilli des élèves allophones dans nos classes, en nous interrogeant sur les façons d’adapter notre enseignement. Cet article s’intéresse aux difficultés qu’ils rencontrent durant le cours de mathématiques, mais aussi aux pratiques qui peuvent faciliter leurs apprentissages dans cette discipline.

Catherine Mendonça Dias, Karine Millon-Fauré & Fiona Smythe

© APMEP Septembre 2022

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Introduction

Chaque année, plus de 60 000 élèves1 arrivent d’autres pays et poursuivent leur scolarité en France, dans une langue nouvelle pour nombre d’entre eux. Dans ces cas-là, la langue est un élément-clé de la réussite scolaire et, en tant que telle, constitue clairement un défi accru pour ces élèves allophones nouvellement arrivés (EANA) et leurs enseignants [1] . Dès leur accueil dans le système scolaire français, ces élèves sont très sollicités dans l’apprentissage de leur langue seconde2, que ce soit pour des enjeux communicatifs ou pour apprendre les notions des disciplines scolaires. Le rythme d’apprentissage linguistique pour une discipline dépend de nombreux facteurs : la disponibilité cognitive des élèves (sont-ils disponibles pour étudier, en fonction de leur projet et situation migratoires, de leurs rapports psycholinguistiques au français ?), les aménagements pédagogiques proposés, leur connaissance préalable des notions (savaient-ils le faire dans leur langue première ?), etc.

Au niveau du collège, la situation est particulièrement préoccupante pour les adolescents arrivés plus tardivement et qui sont placés dans un contexte d’urgence. Ils doivent en effet développer rapidement des compétences suffisantes en français pour pouvoir profiter des enseignements dispensés dans cette langue et atteindre ainsi le niveau approprié de connaissances disciplinaires nécessaires à leur formation et leur orientation. La rencontre des élèves allophones avec la discipline des mathématiques met en évidence combien le langage joue un rôle prépondérant dans cet apprentissage [2] .

Pour les enseignants, toute la question est de savoir comment accompagner efficacement ces élèves dont certains débutent leur apprentissage du français, devenu langue seconde et de scolarisation. Le présent article analyse différentes dimensions de cette problématique et, pour ce faire, nous nous appuierons sur une étude de cas particulier, celle de Philomène, enseignante de mathématiques qui accueille dans l’une de ses classes des élèves allophones [3].

Une étude de cas

Pour illustrer notre propos, nous faisons appel à l’une de nos recherches. Un suivi de cohorte, mené en 2017-2019 dans un collège en éducation prioritaire, a en effet permis d’étudier l’accès aux connaissances par les élèves en cours d’apprentissage du français comme seconde langue [3] , grâce à l’observation d’un échantillon constitué de 27 adolescents allophones. Ce travail a mis en évidence tous les obstacles auxquels ils devaient faire face, et a révélé que les enseignements proposés dans les diverses disciplines ne leur avaient pas réellement permis de les surmonter.

Cependant, une étude de cas en mathématiques a montré comment, même dans un contexte scolaire monolingue, certaines pratiques d’une enseignante, Philomène, ont pu réduire les difficultés propres à l’usage d’une nouvelle langue de scolarisation et améliorer ainsi considérablement l’apprentissage. Lors de cette étude, nous avons observé Philomène dans une classe de Quatrième ordinaire qui comprenait vingt-huit élèves. Parmi eux, se trouvaient deux élèves allophones d’UPE2A (Unité Pédagogique pour Élèves Allophones Arrivant). Nous allons donc décrire ici quelques techniques utilisées par cette enseignante pour faciliter la compréhension des élèves et favoriser leur implication, dans une même séance portant sur la notion de proportionnalité. Nous compléterons au fur et à mesure l’analyse de cet exemple par certains prolongements découlant de recherches antérieures, notre objectif étant d’apporter des pistes de réflexion et des propositions pédagogiques pour les enseignants qui se trouvent dans la même situation.

Rendre son discours plus accessible

Dans cette séance, nous constatons en premier lieu que l’enseignante privilégie des énoncés courts, articulés lentement, lorsqu’elle parle à la classe de leurs travaux de mathématiques :

 P. Qui a mis « vrai » ? [Les élèves lèvent la main]

 P. Pourquoi vous avez mis « vrai » ?

Philomène pose des questions simples pour que tous les élèves participent, à travers une action non-verbale (lever la main) ou verbale (expliquer sa réponse). Elle prend également le temps de répéter les propositions des élèves, de les reformuler en les simplifiant ou en les expliquant, de manière à les rendre accessibles à tous.

Lorsqu’un enseignant s’adresse à un élève allophone, toutes ces précautions facilitent grandement la compréhension, notamment le fait de ralentir son débit de parole et de prendre garde à utiliser un lexique et des constructions syntaxiques aussi simples que possible. En outre, lorsqu’il interagit avec un élève allophone, l’enseignant peut veiller à se placer face à lui et à s’assurer de son attention avant de commencer à donner des explications importantes : ceci permet à l’élève d’utiliser certaines informations transmises par la communication non verbale (expressions de visage, gestes…) en complément du discours de l’enseignant. Il est d’ailleurs intéressant de repérer au préalable les difficultés contenues dans les textes qui vont être travaillés en classe ou dans certaines formulations qui vont être utilisées durant le cours, afin de réfléchir à celles qui peuvent être simplifiées et celles qui doivent être conservées en l’état. Dans ce dernier cas, on peut alors anticiper un accompagnement particulier des élèves allophones au moment où ces expressions seront rencontrées afin de s’assurer de leur compréhension.

Un point de vigilance toutefois : même s’il est souvent nécessaire d’envisager une certaine simplification des énoncés proposés en classe (à l’oral comme à l’écrit), l’objectif reste d’aller progressivement, par étape et reformulation avec l’élève, vers un discours complexe, en travaillant sur les différents niveaux de formulation ([4, p.153]), à savoir le registre quotidien, le registre scolaire et in fine, le registre technique. Il convient également de se méfier des phénomènes de « refoulement didactique » [5] : si l’enseignant évite certains termes ou expressions qu’il juge inaccessibles à ses élèves, il risque de se priver des outils nécessaires pour expliquer les notions mathématiques ciblées, ce qui peut compromettre la compréhension et les apprentissages des élèves.

Encourager les formulations des élèves

Durant la séance observée dans la classe de Philomène, nous avons pu repérer un deuxième geste professionnel intéressant : au lieu de rectifier elle-même les propositions erronées ou maladroites des élèves, l’enseignante pousse ces derniers à améliorer leurs propositions en leur posant une succession de questions jusqu’à obtenir une proposition correcte tant sur le fond que sur la forme. En partant des erreurs de formulation des élèves, l’enseignante en fait un levier pour l’apprentissage.

Signalons par ailleurs qu’il est intéressant de dissocier pour ces élèves l’évaluation du contenu et de la forme du discours : si la réponse proposée par l’élève est correcte sur le plan mathématique, il importe de la valoriser. Sur le plan linguistique, les propos de l’élève pourront éventuellement être reformulés par l’enseignant ou les élèves sans pour autant donner lieu à une correction systématique des formulations afin de ne pas décourager les élèves.

Il est en effet important que l’atmosphère de classe permette de sécuriser les initiatives de prise de parole, ce qui s’avère délicat à obtenir : il a pu être observé que les élèves allophones prenaient rarement la parole en classe ordinaire et que ces interventions n’étaient quasiment jamais spontanées. Ces élèves ont du mal à s’exprimer devant des camarades qui, eux, parlent couramment le français. L’insécurité linguistique et la peur de « perdre la face » (au sens du sociologue Goffman) les conduisent généralement à préférer le silence et à ne pas intervenir, même lorsqu’ils connaissent la réponse à la question posée ou auraient besoin d’explications supplémentaires 3. Le défi est effectivement difficile à relever : pour prendre la parole, l’élève doit avoir compris la situation de communication, puis conçu mentalement la teneur de son message, anticipé la structure linguistique de sa réponse (soit en passant préalablement par sa langue, soit directement en langue seconde, en convoquant ses connaissances linguistiques) et enfin, surmonté ses émotions.

On comprend alors l’obstacle que cela peut représenter et c’est à l’enseignant d’accompagner ses élèves pour qu’ils parviennent à le franchir. Après avoir posé une question à la classe, l’enseignant peut par exemple attendre un laps de temps avant d’interroger quelqu’un afin que tout le monde ait le temps de réfléchir au contenu de sa réponse mais aussi à sa formulation. Cette pratique, bien qu’assez contraignante pour l’enseignant, peut s’avérer profitable pour d’autres élèves : en effet, habituellement, seuls les plus rapides sont interrogés et certains élèves finissent par renoncer à chercher, sachant qu’ils ne trouveront pas la réponse dans les temps. Le fait de savoir qu’en cours de mathématiques, davantage de temps leur est accordé peut motiver tous les élèves à essayer de participer.

En outre, il est aussi possible d’avertir l’élève allophone qu’il va être interrogé (habituellement sur un exercice qu’il a réussi à faire sur son cahier) et éventuellement de réfléchir avec lui à la formulation qu’il pourra proposer afin de l’aider à prendre confiance en lui. Une alternative qui a été identifiée par Faupin [6]; est d’organiser la classe en îlots pour favoriser le travail de groupe : il est plus facile de s’exprimer de façon moins formelle, moins normée et moins contrôlée, devant quelques camarades bienveillants, que devant toute une classe. Cette étape constitue un tremplin vers une restitution de la parole en collectif, quand le travail de groupe est terminé et que les élèves ont eu le temps de préparer oralement leurs réponses.

S’appuyer sur d’autres systèmes sémiotiques

Une autre technique observée dans la classe de Philomène porte sur l’alternance du travail à l’oral et à l’écrit. L’enseignante demande tantôt aux élèves de donner leur réponse à l’oral, tantôt à l’écrit au tableau. La médiation à l’aide du tableau permet d’établir une correspondance entre ces deux modes de communication : l’appui sur l’écrit permet ainsi d’attirer l’attention sur certains points non perceptibles à l’oral. Par exemple, dans cette séance, l’enseignante corrige l’orthographe de l’élève : celui-ci a écrit « proportionnelle » au féminin et l’enseignante explique qu’il faut l’accorder au masculin parce que cet adjectif se rapporte au nom « poids ». La phrase correcte est alors écrite au tableau pour que toute la classe la recopie ( « Faux, le poids n’est pas proportionnel à l’âge ») et l’enseignante laisse aux élèves le temps de recopier la bonne réponse sur leur cahier.

Il est important d’utiliser cette complémentarité entre l’oral et l’écrit car suivant les cas, les termes se révéleront plus faciles à appréhender et à distinguer sous l’une ou l’autre de ces formes : le « e » final étant muet, la différence entre les mots « aire » et « air » se perçoit mieux à l’écrit alors que celle entre « somme » et « sommet » s’entend bien à l’oral. C’est la raison pour laquelle l’enseignant peut écrire au tableau les termes les plus importants puis les montrer à chaque fois qu’il les utilise à l’oral afin de faciliter leur compréhension et de permettre aux élèves de mémoriser la correspondance entre ces deux formes. D’autres systèmes sémiotiques peuvent également être utilisés comme appui : certains gestes ou schémas peuvent permettre, notamment en géométrie, de mieux comprendre la notion énoncée. Ainsi, le fait de placer ses deux mains face à face ou de dessiner deux traits de même direction peut faciliter la compréhension du mot « parallèle », qu’il soit utilisé à l’oral ou à l’écrit.

S’appuyer sur d’autres langues

Par ailleurs, pour soutenir le développement des compétences langagières pour dire, lire, écrire, écouter, interagir dans l’activité mathématique, le recours aux langues premières est une démarche auxiliaire bénéfique. En effet, on n’apprend une langue qu’en relation avec ses autres langues, présentes dans son répertoire linguistique4, qu’elles soient premières (familiales) ou acquises au fil de son existence. Cette relation entre les langues — soubassement de l’apprentissage d’une langue nouvelle — est ce que Cummins [7] désigne comme linguistic interdependence, autrement dit l’interdépendance des langues. De ce fait, quelle que soit la discipline, les langues connues sont un formidable catalyseur pour s’approprier une nouvelle langue. L’appui sur le répertoire linguistique permet notamment aux élèves qui ont suivi une bonne scolarité dans leur pays d’origine de transférer plus facilement leurs connaissances antérieures dans une nouvelle langue.

Pourtant, dans les classes observées, les élèves masquent souvent leurs compétences plurilingues, et pour qu’ils se sentent autorisés à y recourir, il est nécessaire de déployer des médiations, à travers le dictionnaire (comportant sous son format numérique le support audio), en les laissant annoter leur cahier avec, par exemple, les traductions de certains termes dans leur langue première, en recourant à des supports bilingues ou plurilingues… Dans cette optique, la plateforme The Escape projects   , conçue lors d’un projet international pour enseigner les sciences aux élèves plurilingues, propose une section qui concerne spécifiquement l’activité mathématique : il s’agit de Binogi , un site qui regroupe des leçons et des quizz de mathématiques, sous forme de clips de dessins animés, dont on peut choisir la langue [8].

À propos du recours au plurilinguisme en classe de mathématiques, nous pouvons également rapporter une expérimentation que nous avons initiée récemment avec un enseignant d’UPE2A d’école primaire : les élèves devaient produire des capsules vidéo5, comportant des explications à la fois en français et dans leur langue première, sur une notion mathématique de leur choix [9].

La mise en correspondance des énoncés mathématiques dans ces deux langues, à l’oral mais également parfois à l’écrit, devait aider les élèves concernés à transférer leurs connaissances afin de progresser dans la langue cible, tout en développant d’autres compétences sur le plan des savoir-être et l’acquisition de techniques mathématiques. Certes, dans ce type d’expérimentation l’enseignant se trouve quelque peu en insécurité vis-à-vis de ces langues qu’il ne maîtrise pas, mais le fait de placer l’élève en position d’expert [8] contribue si ce n’est à renforcer l’estime de soi du  moins accroître la motivation. Et l’enseignant peut contrôler la production en français qui correspond in fine à ses attentes.

Faciliter l’appropriation linguistique des discours mathématiques

Dans la classe observée, nous avons pu constater que l’enseignante accordait une importance particulière à la compréhension et à l’apprentissage des termes spécifiques aux mathématiques. Ainsi Philomène prend le temps de s’assurer que tout le monde comprend bien le terme « proportionnalité », même s’il a déjà été théoriquement rencontré à maintes reprises dans les classes précédentes. Elle demande à la classe : « C’est quoi la proportionnalité ? » puis reprend deux réponses proposées par les élèves, les analyse avec la classe avant d’aboutir à une définition correcte de cette notion. Elle répète également à plusieurs reprises les termes-clés (diviseur, multiplicateur) à la fois à l’oral et à l’écrit, pour faciliter la mémorisation. Si l’expression de l’enseignante permet d’expliciter les notions, l’objectif est que la prise de parole soit aussi et davantage du côté des élèves pour qu’ils soient acteurs, actifs et enclenchent un processus de mémorisation en construisant des énoncés par eux-mêmes, avec le support de l’enseignante.

Cette vigilance se révèle essentielle car même en ce qui concerne les termes les plus élémentaires, l’acquisition du lexique spécifique aux mathématiques nécessite du temps. Pour s’en convaincre, il n’y a qu’à observer ces quatre productions proposées par des collégiens allophones après plusieurs mois de scolarisation en France (les trois premières productions répondent à la consigne  « Tracer une droite perpendiculaire à \(d\) » ; la dernière, à la consigne « Tracer une droite perpendiculaire à \(d\) passant par \(\mathsf{E}\) ») :

Ces quatre élèves n’ont pas compris la signification du terme « perpendiculaire ». Pour les deux derniers, même le terme « droite » n’est pas correctement interprété. Finalement, sur les vingt-six élèves allophones de cycles 3 et 4 que nous avons interrogés, seuls cinq sont parvenus à effectuer correctement cette tâche [10] . Dans ces conditions, il risque d’être difficile pour ces élèves de comprendre les énoncés mathématiques habituellement proposés au collège ou de produire les réponses attendues.

En fait, il faudrait en moyenne sept ans pour être à l’aise dans les compétences langagières académiques des disciplines [7]. Le simple fait d’assister aux cours de mathématiques ordinaires en français ne suffit pas toujours pour s’approprier les « pratiques langagières des mathématiciens » (pour reprendre l’expression développée par Hache [11]) et ce, quel que soit le niveau atteint dans la maîtrise du français usuel. Certes, certains élèves parviennent rapidement à soutenir avec aisance des conversations courantes en français mais ils rencontrent souvent des difficultés pour comprendre ou produire des énoncés mathématiques. Cette « illusion de l’oral » peut alors faire croire, à tort, que l’élève comprend les énoncés proposés et que ses difficultés sont uniquement d’ordre disciplinaire, ce qui n’est pas forcément le cas.

C’est la raison pour laquelle un soutien langagier est souvent nécessaire et nous pouvons l’illustrer avec l’exemple d’une réponse pédagogique. Il concerne la création, en 2008, d’un dispositif appelé MathFle, implanté dans un collège marseillais [12] : il s’agissait de regrouper, une heure par semaine, tous les élèves allophones de l’établissement afin de leur faire acquérir le plus rapidement possible les compétences langagières nécessaires pour pouvoir suivre les cours de mathématiques de leur classe. L’objectif des exercices proposés n’était pas de leur permettre de rencontrer de nouveaux savoirs mais de les amener à manipuler et acquérir plus rapidement le lexique spécifique à cette discipline.

Prendre en compte la dimension plurilingue et pluriculturelle

À travers leurs langues et leurs expériences de vie dans le ou les pays traversé(s) avant leur arrivée en France, les collégiens allophones ont acquis une culture générale et scolaire qui se diversifie au contact des environnements sociaux. Cette singularité culturelle peut parfois les conduire à appréhender moins aisément des contextualisations d’exercices, des pratiques, des savoirs, tandis que, inversement, des acquis développés dans leur(s) pays d’origine ne sont plus mobilisés dans les activités mathématiques proposées dans le pays d’accueil6.

 À ce propos, regardons cet exemple où la contextualisation peut rendre difficile la résolution du problème.

 Quelle est l’aire de la surface de réparation d’un terrain de foot ?

L’objectif de cet habillage du problème était de faciliter l’enrôlement des élèves en se référant à un sport généralement apprécié. Cependant, pour les élèves allophones, deux problèmes surviennent : le premier est d’ordre linguistique (que veut dire « surface de réparation » ?) et le second d’ordre culturel (à quoi correspond exactement une surface de réparation ? Quelle forme a-t-elle exactement ?). Notons que ce second obstacle peut également être rencontré par des élèves qui ne sont pas allophones : le football peut être méconnu par certains jeunes qui seront alors incapables de réaliser le travail attendu. Ici, la contextualisation entrave la résolution du problème alors qu’elle vise au contraire à donner du sens à l’objectif d’apprentissage en le ramenant à des situations familières. Finalement, les élèves allophones nous invitent à nous interroger sur nos choix de contextualisations, sur nos évidences culturelles, à nous décentrer et à envisager d’autres univers de références, tels que ceux des jeunes du groupe classe.

Des séquences d’enseignement [13] ont ainsi pu être conçues en intégrant des contextualisations internationales. Par exemple, un enseignant a proposé à sa classe de convertir différentes devises7. Un autre s’est intéressé au temps mis par un avion pour faire le tour du monde en s’arrêtant dans diverses capitales. Pour travailler la proportionnalité, au lieu de la traditionnelle recette de gâteau au chocolat, des enseignants ont demandé à leurs élèves d’amener la recette de leur dessert préféré, en proposant de choisir des plats provenant d’autres pays. Ce type d’initiative se prête d’ailleurs à un travail en interdisciplinarité avec d’autres enseignants.

Notons toutefois que l’enseignant doit ici agir avec tact et prudence, sans faire explicitement référence à un élève, car certains risquent de vivre ces allusions comme une intrusion dans leur intimité culturelle, ou de se sentir stigmatisés en voyant leurs particularités ainsi mises en exergue. Il convient également de s’assurer que ces contextes internationaux demeurent accessibles à tous, quelles que soient leurs références culturelles.

S’intéresser aux connaissances antérieures des élèves

Pour revenir à Philomène, celle-ci explique qu’elle demande toujours à un élève d’UPE2A de faire le lien entre ce qu’il apprend maintenant en mathématiques et ce qu’il a appris dans son pays d’origine. Cette démarche conduit l’élève à des stratégies d’apprentissage autonomes, pour découvrir ou transposer ses connaissances existantes.

Au-delà de la compréhension des contextes des problèmes, l’origine culturelle des élèves peut avoir d’autres impacts sur leurs apprentissages. En effet, un jeune qui arrive d’un autre pays a suivi un curriculum scolaire plus ou moins proche de celui de ses camarades nés en France. Les méthodes d’enseignement, telles que l’importance accordée à l’oral et à l’écrit, peuvent varier d’un pays à l’autre, et certains peuvent alors avoir du mal à percevoir les attentes de leurs enseignants dans le pays d’accueil (Que faut-il faire pour réviser un cours de mathématiques ? Faut-il apprendre la leçon par cœur ? Etc.)

Par ailleurs, un élève migrant ne dispose pas forcément de tous les prérequis mathématiques attendus pour la classe dans laquelle il est scolarisé. Ainsi, lors d’une enquête menée auprès de 177 élèves allophones de cycles 2, 3 et 4, nous avons pu observer qu’un peu plus de la moitié d’entre eux ne maîtrisaient pas les savoirs mathématiques nécessaires pour suivre dans leurs classe [10]. Ce phénomène peut avoir plusieurs causes. Tout d’abord, la scolarité suivie avant d’arriver en France se révèle pour certains discontinue, voire quasiment inexistante, pour les élèves désignés comme Non ou peu Scolarisés Antérieurement (NSA). En outre, les programmes scolaires diffèrent d’un pays à l’autre et les notions abordées dans chaque niveau de classe peuvent varier : par exemple, le travail concernant l’utilisation des instruments de géométrie est généralement moins approfondi dans d’autres pays, si bien que certains élèves migrants arrivent en cycle 3 sans savoir véritablement utiliser une règle graduée ou un compas. Enfin, même lorsque l’élève a rencontré dans son pays d’origine les mêmes types de tâches que celles travaillées en France, les techniques de résolution peuvent se révéler différentes. Le livre de Girodet [14]; regorge d’exemples d’algorithmes opératoires enseignés dans certains pays et qui ne correspondent pas à ceux utilisés en France. Évoquons à ce propos cette technique proposée par un élève allophone lors d’un projet vidéo où il devait expliquer comment effectuer la soustraction \(911-90\) [9].

Plutôt que de poser la soustraction attendue, l’élève effectue une succession d’additions (en partant de \(90\), pour aller à \(911\)) qui lui permettent finalement de trouver, par une autre méthode, le résultat souhaité.

Pour l’élève, la correspondance entre les techniques apprises dans son pays d’origine et celles utilisées en France peut s’avérer difficile à établir et il est donc important pour l’enseignant de se montrer, d’une part, réceptif face à ces procédures qui, sans être celles traditionnellement utilisées, peuvent se révéler tout à fait correctes et, d’autre part, d’accompagner ce transfert. La comparaison de ces différentes pratiques peut d’ailleurs se révéler particulièrement intéressante pour l’ensemble de la classe en mettant en évidence certaines propriétés mathématiques (ici, par exemple, le fait que l’addition et la soustraction sont des opérations inverses l’une de l’autre).

Quelques idées de dispositifs

Pour apporter quelques idées d’activités orales pour soutenir l’apprentissage des mathématiques, nous souhaiterions partager trois démarches pédagogiques.

  •  Les murs pédagogiques   [15] consistent à organiser des îlots dans la classe, chacun étant en vis-à-vis d’un tableau blanc. Sur celui-ci, chaque groupe, constitué de cinq ou six élèves, reporte les réponses des membres du groupe à un problème attribué. Le tableau sert à noter les informations et la résolution à l’issue du débat en groupe. Après cette phase, les groupes vont circuler en laissant un représentant par groupe dans chaque îlot pour qu’il puisse soumettre la résolution du problème et en discuter avec le groupe « visiteur ». À la fin, chaque groupe désigne un représentant pour une restitution devant la classe. À travers l’échange oral et les différentes étapes de reformulation, le travail de résolution avance et engage progressivement l’élève allophone dans la verbalisation de l’activité.

  •  Une autre médiation, orale, visuelle et référentielle notamment, a été imaginée par les concepteurs de M@ths en-vie   , Carole Cortay et Christophe Gilger   [16]. L’activité mathématique est présentée ancrée dans le quotidien des élèves et la contextualisation, plus immédiate. En identifiant et présentant des situations à travers des supports photographiques, les élèves peuvent s’exercer sur des situations concrètes telles que calculer la distance entre deux monuments à partir d’un panneau de ville comportant les kilométrages. Pour les élèves allophones, « partir de supports visuels permet de contourner un grand nombre de difficultés langagières en réduisant l’énoncé au strict minimum » [16] . Comme dans les murs pédagogiques, l’interaction entre pairs est importante et ménage un travail transitoire à la prise de parole collective. Sur ce principe, des élèves allophones ont aussi imaginé des problèmes qu’ils ont soumis à d’autres classes (ibid.).

  •  Le dernier exemple que nous souhaitons partager est celui de l’exploitation des vidéos de classe [17]. Il s’agit d’utiliser des vidéos où l’on a filmé un cours de mathématiques et, à partir de ce support, de mettre en place des activités langagières (identifier les consignes, travailler sur la polysémie…) en faisant verbaliser les élèves allophones sur l’activité mathématique. Tous ces dispositifs offrent ainsi des espaces et des temps favorisant un travail progressif sur le langage, en lien étroit avec la pratique mathématique.

Conclusion

Dans cet article, nous avons cherché à présenter certains gestes pédagogiques que l’enseignant peut mettre en place pour aider les élèves allophones à surmonter ses difficultés. D’après nos observations, réduire la « barrière » de la langue grâce à l’utilisation cohérente des stratégies décrites permet de rendre les concepts et les activités plus accessibles. Ces approches s’avèrent d’autant plus intéressantes qu’elles ne nécessitent pas de changement majeur dans l’organisation de la classe, ni dans les systèmes éducatifs.

Par ailleurs, dans cette même étude, les élèves allophones ont également été interrogés sur la manière dont ils ont vécu leur intégration et leurs apprentissages dans les classes ordinaires. Leurs réponses ont montré que le plus difficile pour eux était le vocabulaire et le langage de spécialité, de sorte qu’ils trouvent utile qu’un enseignant simplifie la langue de scolarisation, à la fois verbalement et sur des fiches de travail. En réponse à la question « Que font les enseignants pour t’aider à apprendre ? », les élèves ont répondu par écrit :

  •   « Écrire sur le tableau » / « Écrire les mots » ;

  •   « Les profs parlent avec moi » / « Ils me donnent plus attention » ;

  •   « Ils m’expliquent les mots » / « Charte pour les verbes8 » ;

  •   « Ils me donnent des fiches plus facile à comprendre » ;

  •   « Mme donne le travail pour demain » ;

  •   « On me explique le travaille à faire ».

Finalement, ces réponses concordent avec les points que nous avions précédemment relevés. Remarquons toutefois les deux dernières propositions, qui montrent que l’action éducative peut également se jouer lors du temps extra-scolaire : certains enseignants donnent en effet des devoirs qui amènent les élèves à se préparer à la leçon suivante, ce qui leur permet de gagner en autonomie et de participer davantage en cours.

Nous espérons par ces réflexions apporter certaines pistes pédagogiques dans l’intérêt non seulement des élèves allophones accueillis dans la classe, mais également de leurs camarades : nous pensons en effet que ces gestes professionnels peuvent faciliter la compréhension des discours et l’enrôlement dans les activités pour tous ceux qui rencontrent des difficultés en mathématiques. C’est la raison pour laquelle nous poursuivons nos recherches concernant la prise en compte des spécificités culturelles et langagières des élèves dans l’activité mathématique, au sein d’un groupe appelé Plurimaths   en gardant toujours le même objectif : enrichir les pratiques enseignantes pour permettre l’inclusion de tous les élèves.

Références

[1] C. Mendonça Dias, B. Azaoui et F. Chnane-Davin (coord.) Allophonie. Inclusion et langues des enfants migrants à l’école. Éditions Lucas, 2020.

[2] K. Millon-Fauré. L’enseignement des mathématiques aux élèves allophones. Paris, France : Éditions Connaissances et savoirs, 2017.

[3] F. Smythe. « Immigrant teenagers in schools — lan guages and learning during the newly-arrived phase. A comparative study of educational environments, language diversity and plurilingualism in France and Aotearoa New Zealand ». Thèse de doct. Laboratoire Culture-Éducation-Sociétés, Université de Bordeaux, 2021.

[4] G. Vigner. Le français langue seconde, comment apprendre aux élèves nouvellement arrivés. Hachette Éducation, 2009.

[5] K. Millon-Fauré. « Décalages entre une activité mathé matique demandée aux élèves et les outils langagiers disponibles et/ou introduits par l’enseignant. Refou lement didactique de l’enseignant ». In : Cahiers du LDAR n° 12 (2014). Laboratoire de Didactique André Revuz, p. 52-86.

[6] É. Faupin. « Prendre la parole en classe, une gageure pour les élèves allophones arrivants : le cas des cours de français, mathématiques et histoire-géographie ». Thèse de doct. 2014. 

[7] J. Cummins. « Linguistic interdependence and the Edu cational Development of Bilingual Children ». In : Bilingual Education Paper Series vol. 3.N° 2 (1979).  

[8] N. Auger et E. Le Pichon-Vortsmann. Défis et richesses des classes multilingues, Construire des ponts entre  les cultures. ESF Sciences humaines, 2021.

[9] J. Maugez, C. Mendonça Dias (coord.) et K. Millon Fauré. « Concevoir des vidéos plurilingues pour les ap prentissages des mathématiques ». In : Plurilinguisme et enseignement des mathématiques. À paraître. Éditions Lambert Lucas, 2022.

[10] K. Millon-Fauré. « Analyse quantitative et qualitative des difficultés rencontrées par les élèves allophones dans leurs apprentissages mathématiques ». In : C . Mendonça Dias, B. Azaoui et F. Chnane-Davin (coord.) Allophonie. Inclusion et langues des enfants migrants à l’école. Éditions Lambert Lucas, 2020.

[11] C. Hache. « Questions langagières dans l’enseignement et l’apprentissage des mathématiques ». Habilitation à diriger des recherches. Thèse de doct. Université de Paris, 2019.

[12] K. Millon-Fauré. « Étape du processus de la négociation didactique et mesure du niveau des élèves : des fonctions concurrentes de l’évaluation ». In : Carrefour de l’éducation n° 36 (2013), p. 149-166.

[13] C. Mendonça Dias. « FLSorbonne ou les “séquences offertes” pour travailler les discours mathématiques avec les élèves plurilingues arrivants ». In : N. Changkakoti, G. Mottet et G. Magni (dir.) L’école au pluriel : résistances et défis. Espaces interculturels. L’Harmattan, 2022.

[14] M.-A. Girodet. « L’influence des cultures sur les pratiques quotidiennes de calcul ». In : Essais. Paris : Didier, 1996.

[15] L. Agostino. « Favoriser la prise de parole en cours de mathématiques : le dispositif des “murs pédagogiques” ». In : C. Hache et C. Mendonça Dias. Enseigner en classe de mathématiques en contexte multilingue. À paraître. IREM de Paris et ADEB, 2022.

[16] L. Corny, A. Fischer et C. Gilger. « Faire entrer les élèves allophones dans la résolution de problèmes arithmétiques par la photographie ». In : C. Hache et C. Mendonça Dias. Enseigner en classe de mathématiques en contexte multilingue. À paraître. IREM de Paris et ADEB, 2022.  

[17] C. Beaugrand. « L’exploitation de séances filmées dans des classes de mathématiques : quelles perspectives
pour les élèves allophones ? » In : C. Hache et C. Mendonça Dias (coord.) Plurilinguisme et mathématiques. À paraître. Éditions Lambert Lucas, 2022.

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Catherine Mendonça Dias est enseignante et chercheuse en didactique des langues au laboratoire DILTEC de l’université Sorbonne Nouvelle.
Karine Millon-Fauré est enseignante et chercheuse en didactique des mathématiques au laboratoire ADEF de l’université Aix-Marseille Université.
Fiona Smythe est chercheuse en sciences de l’éducation au Laboratoire Cultures-Éducation-Sociétés (LACES) de l’université de Bordeaux.

 

 

 


  1.  Brun, Laurence (2020). 67 909 élèves allophones nouvellement arrivés en 2018-2019. Note d’information 20.39, novembre 2020, Ministère de l’Éducation nationale et de la jeunesse, DEPP.  .

  2.  Une langue seconde est une langue additionnelle qui s’acquiert après une langue première familiale et qui joue un rôle social important dans le quotidien (en particulier sur la réussite scolaire ou les perspectives professionnelles) et l’environnement immédiat où cette langue est présente, même si ce n’est peut-être pas la langue à la maison. Pour un jeune, c’est à l’école qu’il est principalement exposé à cette langue seconde et les discours mobilisés relèvent du domaine scolaire : on parle alors de français langue de scolarisation. Pour un enfant ou un adolescent migrant, le français présent à l’école est alors désigné français langue « seconde » (du fait de son statut) et de « scolarisation » (du fait de sa fonction).

  3.  Voir par exemple le court-métrage anglais : .

  4.  Le répertoire linguistique regroupe l’ensemble des langues qu’un individu acquiert à différents niveaux et suivant différentes compétences, langues dans lesquelles il va puiser.

  5.  Un grand nombre de vidéos peut être visionné ici .

  6.  Nous évoquons à ce propos des « compétences dormantes » (Mendonça Dias, 2020).

  7.  On peut se reporter à une séquence analogue, intitulée « Numismatica » conçue par un étudiant de master en didactique des langues, disponible en ligne

  8.  Il s’agit d’une fiche présentant des exemples de conjugaison de certains verbes.

Pour citer cet article : Mendonça Dias C., Millon-Fauré K. et Smythe F., « « Je comprends mais je sais pas le dire. » Le cas des élèves allophones », in APMEP Au fil des maths. N° 545. 15 janvier 2023, https://afdm.apmep.fr/rubriques/opinions/je-comprends-mais-je-sais-pas-le-dire-le-cas-des-eleves-allophones/.

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