La dyscalculie existe-t-elle ?
Suite à la lecture de l’article de Marie-Line Gardes « Difficultés d’apprentissage en mathématiques ou dyscalculie ? », paru dans le no 546 d’Au fil des maths, Serge Petit partage certaines de ses réflexions personnelles sur l’enseignement des mathématiques.
Serge Petit
© APMEP Mars 2023
⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅♦⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅
Certes, Marie-Line Gardes n’oublie pas, dans son analyse, que la manière d’enseigner peut contribuer à la genèse de certaines habitudes erronées et durables : « la perspective didactique sur les troubles des apprentissages en mathématiques suggère de renforcer les connaissances et compétences mathématiques et didactiques de l’enseignant et de proposer des outils pour qu’ils puissent concevoir des situations d’enseignement pertinentes, analyser finement les erreurs des élèves, identifier leurs difficultés et élaborer des interventions de remédiation liées aux difficultés repérées ». Son propos porte donc essentiellement sur des « pistes de remédiation », mais elle n’explicite pas les causes qui pourraient provenir de l’enseignement initial de telle ou telle compétence ou connaissance mathématiques, de stratégies de calcul, etc.
La citation extraite de son article introduit un doute qui remet de fait en cause l’analyse de la dyscalculie comme un trouble profond, puisque ce trouble pourrait ne pas trouver son origine dans la physiologie, dans le système neuronal de l’enfant, mais, du moins en partie, dans l’acte d’enseigner lui-même. Ce doute est conforté par le postulat d’éducabilité sans lequel enseigner pour tous, ou presque, relèverait de l’illusion et par la plasticité cérébrale qui permet des renforcements de certaines zones du cerveau lors des apprentissages, en fonction de la nature même de ces apprentissages.
Interroger a posteriori ce qui est dénommé « troubles des apprentissages » ne doit pas un questionnement sur les origines potentielles de certains de ces « troubles » et peut-être serait-il préférable d’anticiper en choisissant des modalités d’enseignement différentes, plutôt que d’entrer dans des processus de remédiation.
Voici donc quelques commentaires à propos des difficultés listées dans l’article. Il n’est pas question ici d’étudier tous les points évoqués, mais de mettre le doigt sur certaines questions ou pratiques.
« Des difficultés avec la quantité et la cardinalité »
Dans l’article, il est question de difficultés pour maitriser la comptine orale. Son enseignement se réalise à la fois dans le milieu familial et en classe où l’on enseigne aux élèves une suite sonore, appelée comptine (des noms de nombres). Les élèves (ou les enfants) doivent la connaître par coeur et sa restitution correcte par l’enfant laisse croire, en famille ou à l’école, qu’il connait des mathématiques. Mais cette comptine est généralement enseignée indépendamment du sens de chacun de ses termes et des liens qui relient les référents de chacun de ses termes (par exemple : « trois c’est deux et un »). Pourquoi cette suite devrait-elle être un commencement, un primat de l’enseignement du nombre ? Pourquoi ne serait-elle pas le fruit d’une construction méthodique, progressive, répondant à un problème, à une suite de problèmes, qui se résoudraient par l’apport d’un nouveau nom de nombre ? Une telle approche ne conduirait-elle pas à la construction du sens de chacun des noms de nombre, en lien avec les cardinaux des collections à dénombrer visant à la construction du concept de nombre ?
Il convient donc d’interroger la manière dont est enseignée la cardinalité et la nature même des activités qui sont proposées en classes. Ces activités consistent-elles pour l’essentiel à associer deux signifiants (cinq et \({5}\) par exemple), à appliquer la comptine dans des procédures de dénombrement fondées sur le « comptage-numérotage », dont on sait l’insuffisance et que les programmes de cycle 1 invitent à éviter [1] ? L’élève est-il invité à mobiliser spontanément des désignations de nombres ou y est-il contraint de manière automatique en répondant à des questions du type « Combien de… ? ».
Il y aurait bien davantage à dire à propos de cet enseignement premier, si fondamental. Je restreins mon propos en terminant par une question.
Existe-t-il des études qui interrogent les corrélations possibles entre différentes manières d’enseigner les premiers nombres et la dyscalculie ? Il semble que le primat de la comptine soit une règle générale et que de telles études ne peuvent donc exister.
Et s’il était possible de procéder autrement ?
« Des difficultés avec la mémorisation des faits numériques et la maîtrise des opérations »
Les élèves dyscalculiques pourraient « avoir des difficultés pour mémoriser les faits numériques ». Les tests réalisés consistent à produire en un temps limité un certain nombre de résultats : « un test de fluence en calcul ». Tout comme en lecture, on peut se questionner sur la pertinence des tests de fluence : il est en effet possible de lire rapidement une suite de mots et être incapable de comprendre un texte simple. Est-on dyscalculique parce que lent ? Quelle est l’incidence du chronomètre sur l’anxiété des élèves ? Il est vrai que l’élève cité semble avoir des difficultés importantes avec des calculs soustractifs. Mais quel est son parcours ? Quelle a été la place donnée à la soustraction dans son enseignement ? A-t-il eu à apprendre des tables de soustraction ? A-t-il été habitué à analyser les nombres donnés afin d’adapter sa stratégie de calcul ?
L’auteure relève des « difficultés dans les opérations dont un opérande est \({0}\) ». Ce constat est à rapprocher du constat que bien des méthodes mathématiques de l’école n’enseignent pas explicitement le nombre appelé zéro. Il est pourtant fondamental et son enseignement ne saurait être écarté sciemment. Il est à noter par ailleurs que ce nombre ne figure pas au programme du cycle 1 au prétexte, parait-il1, qu’il est apparu tard dans l’histoire et qu’il peut dès lors apparaître tard dans l’enseignement.
Ici encore, l’interrogation didactique demeure légitime quant à l’origine des erreurs de l’élève. Classer un tel élève comme étant dyscalculique m’interroge.
« Des difficultés dans la compréhension du système de numération décimal »
Lorsque je demande, lors de conférences, à des enseignants de cycle 3 « Quelle est la plus grande difficulté de vos élèves ? », la réponse est massivement la mauvaise connaissance du système de numération de position. Là encore des questions portant sur l’enseignement de ce concept fondamental peuvent se poser. Comment a-t-il été enseigné ? En réponse à un problème (de communication par exemple) ? À quel moment ? Tôt au CP, comme l’imposent les contraintes des évaluations de janvier, faisant marcher à un pas cadencé des élèves qui devraient pourtant faire leur entrée en mathématique à leur rythme, découvrir le plaisir de résoudre des problèmes variés avec des petits nombres, s’approprier le langage mathématique en lien avec ces premiers apprentissages ? Certaines méthodes s’affranchissent de cette contrainte ministérielle, décidée au sommet de la pyramide et introduisent le système de numération de position plus tard dans l’année, à un moment où les élèves ont acquis une maturité mathématique suffisante au bénéfice de tous les élèves.
Comment est-il parlé des grands nombres ? Comment sont-ils lus ? De combien de manières différentes ? En quoi les fameux tableaux « c, d, u » (colonne souvent dite « des unités », « des dizaines », etc.) constituent-ils un artefact susceptible de véhiculer des représentations erronées, alors que l’on sait que le nombre d’unités est géré par toutes les colonnes ? Ainsi le \({2}\) de l’écriture \({1234}\) indique qu’en plus des quatre unités que l’on pourrait dire « libres », qu’en plus des trente autres unités que l’on pourrait dire « groupées en dizaines », il y a deux-cents unités groupées en centaines, etc. Une pratique courante consiste à interroger les élèves sur la recherche du « chiffre des unités » avec le risque de confusion avec le nombre d’unités.
Comment les décimaux ont-ils été introduits ? L’enseignement des décimaux a-t-il permis à l’élève de savoir que tout entier est un décimal et que \({5}\) s’écrit aussi \({5.00}\) ? Les ordres de grandeurs, les encadrements des résultats sont-ils une habitude des enseignants de cet élève qui écrit que le résultat de \({3,25}+ {2,50}+ {5}\) est \({5,80}\) ? A-t-il appris à vérifier, par encadrement ou par ordre de grandeur la plausibilité du résultat d’une opération ? Cet élève a-t-il été habitué à ne pas confondre nombre et désignations de nombre ? Si ce distinguo fondamental n’a pas été enseigné, pour lui, \({5}\) et \({5.00}\) sont deux nombres différents.
Bref, ces exemples sont symptomatiques et montrent combien les méthodes d’enseignement, les manuels, les pratiques des enseignants, etc. peuvent forger des élèves que l’on catégorisera par la suite comme étant dyscalculiques.
« Des difficultés avec les procédures de calcul et les algorithmes »
Là encore, il convient d’interroger l’enseignement du système de numération de position et les différentes manières de dire les nombres. Je n’y reviens pas. Mais il y aurait encore beaucoup à dire.
« Des difficultés dans la compréhension des nombres rationnels »
Des pratiques très courantes concernant l’enseignement des fractions à l’école consistent à découper en parts des gâteaux, des pizzas, etc. alors que les programmes indiquent que ces « nouveaux nombres » doivent être enseignés à partir de la mesure et de l’insuffisance des entiers. Quand je demande, lors de conférences à un public d’enseignants de cycle 3 ce qu’est une fraction, la majorité des réponses est « des parts de gâteaux », « des parts de pizza ». Je n’ai eu qu’une seule fois, sur plusieurs centaines d’enseignants ayant répondu, la réponse « c’est un nombre » et une seule fois « c’est un concept ». Ce sont les deux seules réponses justes, quoique insuffisantes que j’ai vues. Toutes les autres réponses étaient ancrées dans l’artefact des gâteaux ou des pizzas, fréquemment utilisé dans les manuels.
Mais enseigner les fractions avec cet artefact culinaire peut interroger très sérieusement, tout comme d’ailleurs l’introduction des fractions à partir des expressions usuelles \({7}/ {7}\) ou \({24}/ {24}\). Les élèves décryptent souvent ces écritures sans problème : elles désignent des ouvertures au public ou des possibilités d’avoir usage de quelque chose et s’interprètent comme étant par exemple « ouvert sept jours sur sept » ou « ouvert vingt-quatre heures sur vingt-quatre ». Ne risque-t-on pas, ce faisant, de construire une représentation erronée des fractions ? Une telle pratique me semble en effet relever d’une erreur au moins : une erreur sémiotique (les signes utilisés \({24}/ {24}\) et \({7}/ {7}\) ne sont pas des écritures de fractions. La « barre » n’est pas, comme on le dit souvent « horizontale » mais « oblique ». Ces écritures ne désignent pas des nombres. Il ne s’agit que d’une traduction par des écritures qui deviennent des signes (signifiants : 24/24 ou « vingt-quatre heures sur vingt-quatre ; 7/7 ou « sept jours sur sept » », dont les signifiés respectifs sont : « le magasin est ouvert toute la journée (journée étendue à une durée continue de vingt-quatre heures et, respectivement, tous les jours de la semaine ». Qu’apporteraient d’ailleurs comme informations les écritures 15/24 ou 3/7 apposées à la vitrine d’un magasin ? Ces écritures ne peuvent pas se lire vingt-quatre vingt-quatrièmes ou sept septièmes et ne vérifient pas la propriété essentielle des écritures fractionnaires à savoir \(7\times\dfrac{\mathstrut7}{7}=7\) ou \(24\times\dfrac{24}{24}=24\).
Introduire de telles expressions en cours de mathématiques en prétendant faciliter l’introduction des fractions est un leurre, pour ne pas dire une grossière erreur didactique. Par ailleurs, appuyer sur le mot « sur » laisse présager que la fraction \(\dfrac{\mathstrut13}{\mathstrut24}\) sera ou pourra être lue « treize sur vingt-quatre ». Ce qui constituerait alors une erreur didactique par la séparation artificielle introduite par une telle lecture laissant entendre (comme pour les décimaux d’ailleurs), qu’une fraction est la donnée de deux nombres entiers séparés. Une telle lecture contribue à faire disparaître le caractère essentiel de l’écriture fractionnaire qui est de désigner un nombre.
Revenons sur l’introduction des fractions par des parts de pizza. Ne conduit-elle pas les élèves sur la voie de l’erreur, par exemple, celle qui consiste, pour additionner des rationnels écrits sous formes fractionnaires, à ajouter les numérateurs et les dénominateurs ?
D’évidence oui. En effet, imaginons que j’ai deux gâteaux devant moi : l’un au citron, coupé en huit parts supposées égales (sic !), l’autre en sept parts supposées égales (un comble !). Je déguste une part de chaque gâteau. J’ai donc mangé deux parts. Combien y avait-il de parts en tout, avant dégustation ? Quinze. J’ai donc bien dégusté deux parts sur quinze parts. Le résultat de \(\dfrac{1}{7}+\dfrac{1}{8}\) est donc bien \(\dfrac{2}{15}\) dans cette logique gastronomique2.
Cet artefact des parts de gâteau ou de pizza conduit à ce type d’erreur et l’adulte qui a appris de la sorte, n’ayant pas construit le sens des écritures fractionnaires, le sens des rationnels, enfermé qu’il est dans les désignations « p sur q »3, pourra calculer toute sa vie de la sorte, faisant référence à un modèle solide et appétissant. Est-il pour autant dyscalculique ? N’est-il pas davantage le fruit d’un système d’enseignement perverti par certains manuels scolaires, par certaines pratiques pédagogiques et didactiques ?
Il conviendrait de mener des recherches étudiant les liens entre certains types d’erreurs et certaines pratiques d’enseignement. Il serait intéressant de demander aux adultes cités comment ils ont appris les fractions, sur quelle représentation ils fondent leurs techniques opératoires et qu’est-ce qu’ils se disent dans leur tête quand ils calculent des sommes de fractions.
Là aussi, il y aurait beaucoup à dire et j’invite le lecteur à prendre connaissance des chapitres portant sur l’introduction des fractions dans des ouvrages de cycle 3 et d’en faire une analyse.
Conclusion
Il me semble raisonnable d’éviter de parler de « dyscalculie », sauf dans des cas bien particuliers, qui relèveraient prioritairement du domaine médical et qui sont donc indétectables par l’enseignant.
Ne pourrions-nous pas parler de « dysdidactie », néologisme formé par analogie avec le mot dyscalculie, pour désigner l’aversion profonde des responsables du système éducatif français pour la didactique des mathématiques et la carence organisée par les pouvoirs publics d’une réelle formation des enseignants de mathématiques et des professeurs – des écoles entre autres -, prenant en compte les aspects didactiques de l’enseignement des mathématiques, comme le souligne aussi Marie-Line Gardes ? La France souffre de « dysdidactie » et, comme le dirait Vincent Beck4, de « dysformatie ».
Parions qu’une réelle formation, qui contraindrait les ouvrages scolaires à se renouveler, les pratiques enseignantes à se modifier, conduirait à faire chuter de manière notable le taux d’élèves étiquetés comme « dyscalculiques ».
Références
- Rémi Brissiaud. La construction du nombre au cycle 1 (conférence). Centre Alain Savary. École Normale Supérieure. Lyon.
⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅♦⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅
Serge Petit, professeur de mathématiques honoraire de l’IUFM d’Alsace (Université de Strasbourg) est membre du comité de rédaction d’Au fil des maths.
-
Je tiens cette information d’un membre de la commission de rédaction des actuels programmes de Cycle 1. Que le lecteur veuille bien m’excuser, mais je m’abstiendrai de citer son nom.
-
Au fait, qui n’a jamais vu sur une copie des écritures bien rouges du type : \(3/ 5+ 2/ 4+ 4/ 4+ 5/ 7= 14/ 20\) ?
-
Cette manière de dire facilitera la communication par la suite, dès que les écritures seront algébriques, pour un public averti. Mais, dénuée de sens, elle devrait être totalement évitée au début des apprentissages, malgré une pratique malheureuse et prégnante.
-
Vincent Beck, membre du comité de rédaction d’<em>Au fil des maths</em> est maître de conférences à l’INSPÉ de Tours.
Une réflexion sur « La dyscalculie existe-t-elle ? »
Les commentaires sont fermés.