Changement de regard sur le cercle
Caroline Bulf et Valentina Celi nous présentent un problème original portant sur la reproduction d’un cercle à l’aide d’un gabarit de demi-disque et d’un compas, problème conçu dans le but de favoriser un changement de regard sur cette figure géométrique, d’articuler certaines conceptions qui lui sont associées et de matérialiser ses éléments caractéristiques.
Caroline Bulf & Valentina Celi
© APMEP Décembre 2018
⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅♦⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅
À partir de différents ouvrages de l’école élémentaire, nos analyses sur les problèmes de reproduction de figures géométriques planes [4] nous ont conduites à repérer un bon nombre d’exercices mettant en jeu le compas et le cercle. Ces exercices ne semblent toutefois pas prendre en compte la dialectique qui pourrait se créer entre les différentes conceptions possibles de cette figure géométrique [1], ni les changements de regard possibles sur celle-ci [6] [7]. En outre, à l’égard du compas, l’articulation de ses différents usages n’est jamais suffisamment mise en valeur.
Ces constats nous ont alors encouragées à dresser les grandes lignes d’une progression visant le passage du « rond » au cercle et du gabarit de disque au compas, du cycle 1 au cycle 3 [3]. Inclus dans cette progression, nous nous focalisons ici sur un problème original — dit le problème-clé par la suite — que nous avons conçu dans le but de favoriser le passage du disque au cercle ainsi que la matérialisation du rayon, du diamètre et du centre d’un cercle. La mise à l’épreuve dans diverses classes de cycle 3 nous conduit à nous interroger sur la complexité de cet objet géométrique aussi bien pour l’élève que pour l’enseignant et c’est cette complexité que, dans cet article, nous souhaitons mettre au jour.
Au préalable différentes conceptions du cercle en contexte scolaire
Un terme du langage courant, « rond », est souvent utilisé pour désigner un objet dont le bord est courbe, cette courbure étant constante. C’est d’ailleurs ainsi que, dans leurs jeux d’emboîtements, les enfants nomment cet objet aux bords arrondis qui demeure invariant par rotation.
Dans le langage mathématique, contrairement aux termes attribués à d’autres figures géométriques élémentaires (triangle, carré, rectangle, …), le terme « disque » désigne une surface alors que le terme « cercle » en désigne son contour, la ligne qui délimite cette surface. Ainsi, dans une conception ponctuelle de ces objets géométriques, les points qui sont à l’intérieur de la surface délimitée par le cercle, y compris son centre, n’appartiennent pas à ce dernier.
Outre le centre, le rayon et le diamètre sont les éléments caractéristiques du cercle et, selon le contexte, ces termes désignent soit un segment, soit une longueur. Comme Artigue & Robinet [1] l’ont bien mis en évidence, les différentes façons de définir le cercle renvoient à des conceptions différentes de celui-ci (ponctuelle ou globale, statique ou dynamique) :
« Ces définitions sont toutes logiquement équivalentes et définissent donc le même objet géométrique. Mais elles correspondent à des façons différentes de percevoir le cercle, d’utiliser ses propriétés et elles mettent l’accent sur des éléments géométriques, des relations entre ces éléments, différents. C’est pourquoi nous leur associons des conceptions distinctes du cercle ».[1]
La prise en compte des différentes conceptions du cercle fait écho à la nécessité du changement de regard sur les figures géométriques [6] [7] pour donner du sens aux apprentissages géométriques.
Notre postulat de départ est en effet le suivant : dans la transition d’une géométrie physique vers une géométrie théorique [11], il est nécessaire de dépasser une vision première d’une figure en termes de surface (2D) pour y percevoir les différentes unités figurales de dimensions inférieures (lignes : 1D et points : 0D), qui la construisent à travers leurs mises en relation [6].
Pour le passage du disque au cercle, il s’agit alors du processus illustré en figure 1.
Le regard des élèves sur l’objet disque ou cercle peut évoluer et passer d’une vision en terme de surface (2D) à une vision en terme de ligne (1D) comme contour d’une surface ou ligne de courbure constante ou encore comme une ligne à équidistance d’un point fixé, le centre, jusqu’à l’appréhension de points (0D) appartenant à cette ligne et situés à équidistance du centre.
Il est aussi important de prendre en compte les liens entre les manières de voir les objets géométriques et d’agir sur ceux-ci : autrement dit, la façon qu’on a de voir les figures géométriques (en termes de surfaces, lignes, points) et les relations entre ces unités figurales dépendent des instruments mis à disposition et réciproquement.
Ce qui nous amène à penser que les différentes conceptions du cercle se forgent aussi selon les outils que l’on met dans les mains de l’élève. Par exemple, le recours à un gabarit de disque pour tracer un cercle mobilise une vision en termes de contour de surface ou encore de courbure constante, pour lesquelles le centre et le rayon sont absents tandis que le compas mobilise plutôt une vision dynamique d’une ligne autour d’un point fixe ou une vision comme un ensemble de points à égale distance d’un point donné. Nuançons toutefois notre propos : le recours à un instrument ne garantit pas une seule et unique façon de penser1.
Nous défendons ici plus globalement l’idée que l’apprentissage de la géométrie peut être vu comme l’évolution et la transformation des manières d’agir, de penser (ou voir) et de parler d’un concept géométrique en situation de résolution de problème, ces trois dimensions étant constitutives de notre méthodologie d’analyse. Autrement dit, pour nous, apprendre en géométrie résulte d’une co-construction médiée par le discours et les activités relevant de la résolution d’un problème [5]. Cet article a aussi pour objectif d’étayer ce point de vue sur l’apprentissage.
Dans les textes officiels des programmes scolaires
À la lecture des textes officiels des programmes scolaires pour l’école primaire, au cours de ces trente dernières années, nous avons identifié trois grands moments institutionnels.
Un premier moment où l’élève manipule une forme, le « rond », et qui semble être liée à l’usage de gabarits de disque permettant de tracer leur bord ; ici, le cercle est implicitement conçu comme un objet à courbure constante, invariant par rotation, admettant une infinité d’axes de symétrie.
Un deuxième moment où l’élève apprend à se servir du compas comme outil permettant de tracer des cercles et où le centre et le rayon sont progressivement introduits comme éléments nécessaires pour les construire ; le cercle est encore conçu comme un objet à courbure constante, invariant par rotation ou comme une ligne à égale distance d’un point donné.
Un troisième moment où le cercle apparaît dans sa conception ponctuelle et est ainsi introduit explicitement comme lieu géométrique de points à égale distance d’un point donné et où les définitions de ses éléments caractéristiques se précisent (centre, rayon, diamètre). Aussi, cette étude montre que, outre les diverses conceptions, les manières de voir le cercle, d’en parler et d’agir sur celui-ci évoluent aussi dans ce continuum que nous venons de décrire.
Dans des ouvrages scolaires
Le cercle et le compas sont communément introduits dans les ouvrages pédagogiques de CE2. L’analyse de nombreux de ces ouvrages, jusqu’aux derniers changements de programmes, montre que le choix le plus fréquemment adopté par les auteurs porte à introduire le cercle comme lieu géométrique de points à égale distance d’un point donné, les situations récurrentes étant les suivantes :
-
des points étant déjà placés tous à égale distance d’un point donné, il faut en placer d’autres à la même distance ;
-
un nuage de points étant donné, il faut identifier les points qui se situent à égale distance d’un point donné.
C’est ainsi qu’un malentendu semble se produire : l’objectif affiché au départ porte souvent sur l’introduction du compas comme traceur de cercles alors que le problème proposé conduit à l’exploiter tout d’abord comme outil permettant de reporter et de comparer des longueurs.
C’est le cas dans l’extrait présenté en figure 2.
Dans ces situations, les différents rôles du compas s’articulent alors de façon complexe : d’abord comme outil pour reporter ou comparer des longueurs pour ensuite servir comme outil pour tracer un cercle, comme si ce passage allait de soi. Sans compter les difficultés lors d’actions instrumentées, notamment dans leur composante manipulatoire (au sens de Petitfour [12]), les auteurs de bon nombre de manuels semblent négliger deux obstacles majeurs : voir une courbe comme étant constituée d’un ensemble infini de points et le fait qu’avec le compas le rayon ne soit pas matérialisé [8]. De surcroît, généralement, l’introduction des éléments caractéristiques du cercle se fait de façon ostensive.
L’étude d’ouvrages scolaires nous amène alors à conclure que les différentes manières de voir le cercle ne sont pas articulées de façon idoine avec les différentes manières d’agir sur ce dernier.
Un problème-clé articulation entre disque et cercle, entre gabarit et compas
Ces analyses nous ont encouragées à concevoir un problème-clé qui mette simultanément en jeu un compas et un gabarit de demi-disque et qui ait donc pour ambition de créer les conditions qui favorisent le passage du disque au cercle ainsi que la matérialisation du rayon, du diamètre et du centre d’un cercle. Par la présence du gabarit, ce problème garde encore un lien avec la conception du cercle comme figure à courbure constante et invariante par rotation mais, par la présence du compas, il ouvre la voie vers la conception nouvelle du cercle défini par le centre et un rayon ; par le centre et un point ; par un diamètre.
Présentation et analyse du problème-clé
Dans une première phase, il s’agit de mettre à la disposition de chaque élève un gabarit de demi- disque opaque, un compas et une feuille de travail sur laquelle un cercle — dit cercle-modèle par la suite — est préalablement tracé (figure 3). Le gabarit fourni a les mêmes dimensions que le cercle tracé sur la feuille.
Les valeurs retenues des variables didactiques favorisent a priori le changement de regard porté sur le cercle. Notamment, le recours à un demi-disque opaque et rigide cherche à mobiliser des manières d’agir, de penser et de parler du cercle en termes de surface (2D), contour de surface (1D/2D), courbure constante (1D) en lien avec des modes d’agir, de penser, de parler du diamètre en termes de bord droit (1D/2D), d’axe de symétrie (1D), d’intersection de lignes (1D et 0D). Le choix d’un gabarit de demi-disque est aussi important pour que le centre ne soit pas matérialisé directement2. Cela permet par ailleurs de mobiliser des conceptions liées à « la moitié »3 : sur la figure-modèle, si l’on trace un diamètre à l’aide du bord droit du gabarit, on partage en deux la figure. Le gabarit sert en outre à la validation de la figure reproduite.
Les contraintes portées sur les instruments (utiliser le gabarit seulement sur la figure-modèle et le compas seulement pour la reproduction) cherchent à forcer l’usage du compas. En outre, le compas est porteur de différentes manières d’agir, de penser et de parler du cercle, du diamètre et du centre : ligne courbe fermée (1D), vision dynamique en rotation (1D voire 0D), ligne (1D) ou ensemble de points à égale distance (1D et 0D) ; le rayon est donné par l’intersection des lignes obtenues par le contour droit du gabarit de demi-disque, l’écartement du compas n’étant pas suffisant car le rayon est ainsi représenté par un espacement vide. Le cercle-modèle est suffisamment grand pour que les reproductions à l’œil soient difficilement validées.
Pour résoudre ce problème, on pourra, sur le cercle-modèle, tracer un diamètre avec le gabarit de demi-disque, puis, en le tournant suivant la trajectoire du bord courbe (par invariance du disque par rotation), on pourra en tracer un second qui permettra ainsi de mettre en évidence (figure4) :
-
le centre d’un cercle comme intersection de deux diamètres ;
-
un rayon comme segment joignant le centre du cercle avec l’un de ses points ;
-
le diamètre comme segment joignant deux points du cercle et passant par son centre ;
-
sur le cercle, deux points comme intersections de chaque diamètre avec le cercle : in fine, le cercle comme ensemble de points4.
Positionner le gabarit dans le cercle-modèle et tracer un premier diamètre |
Tourner le gabarit dans le cercle-modèle et tracer un second diamètre |
Ouvrir le compas pour matérialiser le rayon et le centre |
En gardant l’ouverture du compas, tracer un cercle |
Figure 4. Description étape par étape de la résolution du problème-clé.
Grâce à ce problème, les éléments caractéristiques du cercle vont ainsi se « matérialiser » : le centre apparaît comme intersection de segments (bords rectilignes du demi-disque) ; le rayon est tracé et permet de contrôler l’écartement du compas pour reproduire le cercle.
Une fois que les élèves ont résolu individuellement la reproduction du cercle, la mise en commun peut mettre au jour la nécessité d’un vocabulaire spécifique pour désigner les nouveaux objets géométriques tracés (rayon, centre, diamètre), leurs définitions faisant ainsi l’objet d’une institutionnalisation. Le compas servira à la fois pour : reporter des longueurs (le rayon du cercle pour le tracer) ; tracer le cercle ; comparer des longueurs (pour vérifier les caractéristiques du diamètre).
Dans des classes
Nous avons expérimenté le problème-clé dans plusieurs classes de cycles 2 et 3. Nous retenons ici trois contextes particulièrement significatifs :
-
la classe d’Alice (Rome, Italie) avec des élèves de 9 ans, d’un niveau équivalent à celui du CM1 en France ;
-
la classe d’Émilie (Bordeaux, France), avec des élèves de CE2, où c’est l’une des chercheuses qui prend en charge la classe pour la séance ;
-
la classe de Stella (Pau, France) avec des élèves de Sixième.
Comme dans toute analyse comparative, nous avons pu identifier des différences mais aussi des éléments communs et cela malgré les différents passés et les diverses cultures caractérisant chacun des trois contextes : cela aussi bien dans l’activité des élèves que dans les conduites et les choix des enseignantes ou dans leurs interactions avec les élèves.
Du côté des élèves
Quel que soit le contexte, et en enfreignant parfois les consignes, de nombreux élèves ont tendance à résoudre le problème en positionnant à l’œil le compas sur le bord droit du gabarit du demi-disque ou sur un premier tracé de diamètre obtenu en faisant le contour de ce bord droit sur le cercle-modèle (figure 5).
Figure 5. |
Figure 6. |
Des productions d’élèves.
Presque la totalité de ceux qui réussissent, tout contexte confondu, tracent deux diamètres horizontaux et verticaux (figure 6). Pas nécessairement de façon consciente, tout se passe comme si les élèves convoquent le diamètre comme étant un axe de symétrie du cercle ; le point obtenu devient alors pour eux le repère permettant de positionner la pointe sèche du compas, puis l’écartement du compas obtenu assure que la courbure soit la même partout :
Kelya (élève de CE2, Bordeaux) : « une marque pour me repérer (…) oui parce que là j’ai fait un morceau // après j’ai vu que là c’était exactement les mêmes /// là j’ai refait là parce que // et après // comme il était exactement pareil je l’ai retracé là »
Paolo (élève de CM1, Rome) : « Et puis nous devons voir si ces quatre formes sont égales //J’ai tracé la moitié du disque / et puis aussi de cet autre côté / et il y a ainsi quatre angles »
Maxime (élève de 6e, Pau) : « Du coup on a coupé en quatre quarts maintenant »
Dans les tracés de ces élèves, la prégnance des axes horizontal et vertical est forte. Comme Artigue & Robinet [1] le disaient déjà (page 19), «le cercle y apparaît comme une figure géométrique ayant même dimension dans deux directions privilégiées : l’horizontale et la verticale. Il a une longueur et une largeur, voire une largeur et une hauteur et elles ont même mesure. Pour tracer cette longueur et cette largeur, l’enfant ne cherche pas, semble-t-il, à réaliser un maximum de longueur de cordes horizontales ou verticales, mais plutôt à partager le cercle en deux parties égales. Le milieu du cercle est justement le point de croisement de la longueur et de la largeur. De ce fait, longueur et largeur semblent être considérées comme des axes de symétrie plutôt que comme des diamètres ensemblistes.»
Du côté des enseignantes
Tout au long de la séance, Alice et la chercheuse expérimentatrice (nous sommes à l’école élémentaire) restent proches du contexte de la manipulation et du registre graphique. Par exemple :
Alice (Rome) : « comme ça et comme ça les autres ne voient pas ce que tu fais sur la feuille et donc comme ça et comme ça c’est quoi ? »
E2 (Rome) : « j’ai tracé la moitié du disque [le gabarit est posé “verticalement” sur le modèle de façon à ce que son bord courbe coïncide avec une partie du cercle-modèle] et puis aussi de cet autre côté [le gabarit est posé “horizontalement”]. »
Mais Alice n’utilise jamais le mot diamètre ou « bord droit » alors que la chercheuse expérimentatrice, dans la classe d’Émilie, parle explicitement de « contour droit » :
Chercheuse (chez Émilie, Bordeaux) : « Qu’est-ce que vous en pensez de son tracé ? (…) vous avez fait ça vous aussi ? (…) il a fait le contour droit / ça avait partagé en deux le cercle ».
Seule Stella, en classe de 6e, désigne rapidement par diamètre le tracé obtenu mais, dans l’usage du problème en question, son objectif est différent car pour elle il s’agit de réactiver chez les élèves des connaissances sur le cercle et le compas :
Stella (6e, Pau) : « oui on trace un segment qui a un nom / Noé // un rayon pour Noé /// un diamètre // pour Lisie // ».
Aucune des enseignantes observées ne fera référence au diamètre en tant qu’axe de symétrie, connaissance pourtant disponible chez tous les élèves de ces trois contextes et qui, comme nous l’avons évoqué, est à l’origine de certaines procédures d’élèves (de façon consciente ou non et compte tenu du choix du gabarit).
Dans les classes de Stella et d’Alice, très rapidement, on déplace l’objet de discours vers le centre alors que la reconnaissance et le statut particulier de ce point ne seront reconnus que beaucoup plus tard dans la classe d’Émilie (par la chercheuse expérimentatrice). Tout au long de la séance, quelle que soit la classe, le «bord droit» du gabarit de demi-disque servira de point d’appui pour conduire les élèves vers des significations mathématiques, ce passage se déroulant de façon bien différente dans les trois contextes.
Dans le discours d’Alice, on reconnaît des allers-retours permanents rendant compte de manières différentes de concevoir le diamètre et d’en parler :
Alice (Rome) : « de cette de cette ligne et de celle-ci elles se coupent, n’est-ce pas ? et si je fais comme ça ? et comme ça ? [elle fait semblant de tracer des diamètres sur le modèle] … elles se coupent ? elles se coupent toutes ? … et où se coupent-elles ? [Le “bord droit” du gabarit permet de tracer des lignes qui se coupent en un point] »
Alice (Rome) : « … si j’avais un gabarit assez grand je pourrais trouver la la / la moi … »
Plusieurs élèves (Rome) : « la moitié [le gabarit permet de déterminer la “moitié” du disque] »
Alice (Rome) : « si maintenant je trace d’ici [elle trace un troisième diamètre] fais-je toujours la moitié ? d’ici fais-je encore la moitié [un autre diamètre] encore la moitié [encore un autre diamètre] / toutes ces lignes d’après vous sont-elles égales ? [ces lignes ont la même longueur] »
Ces fluctuations entre les différentes visions des objets en jeu traduit souvent une certaine instabilité dans les objectifs visés par Alice : ici, elle cherche à déplacer les objets de discours vers la relation entre diamètre et rayon mais les élèves restent sur la vision du centre du cercle comme point de repère, origine ; contrairement à ses intentions, sa tentative de se servir du compas conforte les élèves dans la vision du centre comme point fixe, repère. Dans la difficulté de conduire les élèves vers la vision du centre comme point à égale distance de tous les points qui constituent le cercle, Alice se sert alors d’une ficelle, qui «matérialise» pour elle le rayon. Tout se passe comme si, pour Alice, la seule façon de penser le cercle (vision en termes de ligne ou d’ensemble de points à égale distance) était celle qu’elle souhaite valider, alors que celle-ci ne correspond pas à celle qu’ils sont en train de construire dans cette situation.
Dans la classe de Stella, le cercle étant rapidement caractérisé par ses éléments (diamètre, centre, rayon), l’enseignante ne reviendra pas sur l’aspect matériel du gabarit (« bord droit » ou moitié de disque). En revanche, la désignation du diamètre oscille souvent entre segment ou longueur ou segment qui relie deux points du cercle passant par le centre. La trace écrite renverra pourtant à une définition en termes de lieu géométrique, ignorant les manières de voir et de parler du cercle qui ont pu être convoquées, voire confrontées, lors du déroulement effectif de la situation.
Dans la classe d’Émilie, les premiers échanges collectifs conduisent rapidement à reformuler le problème par «où placer la pointe sèche sur la ligne tracée ? ». C’est dans le langage qu’évolue la désignation de ce « repère » vers une interprétation en tant qu’intersection de lignes que l’on nommera « centre ». Consciente des différentes désignations possibles de tous ces éléments, la chercheuse expérimentatrice a à cœur de mettre en lien ou d’expliciter les différentes désignations possibles :
Chercheuse (Bordeaux) : « Hein voilà ça c’est un diamètre // Un diamètre c’est donc le bord droit du demi-disque qui a un début et une fin dès lors qu’il rencontre le cercle et vous avez appelé ces intersections entre le bord du demi-disque et le cercle // vous les avez appelés vous avez reconnu que ça faisait des points ».
La volonté d’expliciter et de mettre en lien toutes ces désignations laisse toutefois peu de place aux propres reformulations et tissages de la part des élèves.
Aussi la mise à l’épreuve de notre problème-clé, dans ces différents contextes scolaires, révèle des mises en œuvre très différentes bien que les procédures des élèves observées soient finalement assez proches. Il convient de rappeler alors qu’effectivement la résolution par les élèves de ce problème ne garantit pas que ces derniers soient en train de construire ou aient construit la conception du cercle, visée par ce problème, caractérisée par son centre et son rayon ; il se joue ici des choses dans le langage bien au-delà de son aspect communicationnel ou subalterne à la situation.
En effet, comme évoqué au début de cet article, le langage est aussi considéré comme lieu de négociations et construction de signification [10], il est moteur et partie prenante de l’activité géométrique [5].
Conclusions
La conception de ce problème original naît de la volonté de mettre à disposition de l’enseignant et de l’élève une situation permettant de favoriser un changement de regard sur cet objet géométrique, d’articuler certaines conceptions qui lui sont associées et de matérialiser ses éléments caractéristiques.
La mise en œuvre du problème-clé dans trois contextes différents met néanmoins en évidence toute la complexité qui réside dans les notions implicitement en jeu. Quel que soit le contexte, les articulations entre les différentes manières de voir le cercle et ses éléments ainsi que d’en parler ne sont pas toujours cohérentes. Le rôle des instruments et les façons de parler des notions en jeu n’étant pas univoques, l’orchestration collective des échanges langagiers est complexe. En effet, soit ces multiples désignations sont assumées et ouvrent la voie à de nombreux malentendus, soit l’enseignant suit unilatéralement sa manière de concevoir les objets en question sans tenir compte des nombreuses voies possibles. Toutefois, ce problème nous paraît toujours fécond du point de vue de l’activité géométrique qu’il peut potentiellement susciter en raison des différentes manières d’agir, penser et parler le cercle qu’elle peut convoquer. Le point de vigilance sur lequel nous souhaitons revenir en conclusion concerne donc la négociation et la transformation des énoncés de savoir vers des formes stabilisées en fonction de l’activité effective des élèves ; nous en profitons pour souligner encore le rôle consubstantiel du langage dans le processus d’apprentissage.
Dans le problème-clé en question, le diamètre recouvre différents statuts, par exemple : bord droit du gabarit de demi-disque, repère désignant la moitié du disque ou du cercle, axe de symétrie, etc. Ces différentes façons de penser le diamètre entraînent à son tour différentes façons de penser le rayon (moitié d’un diamètre, distance d’un point du cercle au centre, écartement du compas, etc.) ou le centre (milieu du diamètre, repère pour poser le compas, intersection de diamètres, etc.) et réciproquement. Il ne s’agit pas néanmoins pour nous de dire qu’il faut expliciter toutes ces façons de penser possibles (ainsi que les différentes façons d’en parler ou d’agir) lors de la mise en œuvre de ce problème-clé, compte tenu des écueils évoqués précédemment.
Nous préférons, en guise de conclusion, insister sur le fait qu’il nous paraît important que l’enseignant ait en tête que le cercle peut être caractérisé de façon complexe dans le contexte de ce problème mais aussi quelle que soit la situation convoquant cette figure géométrique.
Cette complexité, à la fois épistémologique et didactique, relève pour nous de façons de parler ou d’agir spécifiques [2]. Ces résultats enrichissent actuellement nos réflexions et nos travaux de recherche et nous semblent toucher du doigt des questions cruciales liées à la formation des enseignants ainsi qu’à la diffusion de ressources.
Références
-
M. Artigue et J. Robinet. « Conceptions du cercle chez les enfants de l’école élémentaire ». In : Recherche en didactique des mathématiques no3.1 (1982), p. 5-64. ↩
-
C. Bulf et V. Celi. Conceptualisation en classe de géométrie : mise à l’épreuve d’une situation et d’un cadrage théorique en termes de circulation. Actes de l’École d’été de didactique des mathématiques, Paris 20-26 août 2017 (CD Rom). À paraître. Grenoble : La Pensée Sauvage. ↩
-
C. Bulf et V. Celi. « Essai d’une progression sur le cercle pour l’école primaire — une articulation clé : gabaritcompas. » In : Grand \(\mathbb{N}\) no 97 (2016), p. 21-58. ↩
-
C. Bulf et V. Celi. « Une étude diachronique de problèmes de reproduction de figures géométriques au cycle 3 ». In : Grand \(\mathbb{N}\) no 96 (2015). p. 5-33. ↩
-
C. Bulf, A.-C. Mathé et J. Mithalal. « Apprendre en géométrie, entre adaptation et acculturation ». In : Spirale, revue de recherches en éducation no 54 (2014). p. 151-174. ↩
-
R. Duval. « Les conditions cognitives de l’apprentissage de la géométrie : développement de la visualisation, différenciation des raisonnements et coordination de leurs fonctionnements ». In : Annales de Didactique et de Sciences Cognitives no 10 (2005). p. 5-53. ↩
-
R. Duval et M. Godin. « Les changements de regard nécessaires sur les figures ». In : Grand \(\mathbb{N}\) no 76 (2005). p. 7-27. ↩
-
Ermel. Apprentissages géométriques et résolution de problèmes. Hatier, 2006. ↩
-
Ermel. Apprentissages numériques et résolution de problèmes. Hatier. 2005. ↩
-
M. Jaubert et M. Rebiere. « Communautés discursives disciplinaires scolaires et construction de savoirs : l’hypothèse énonciative ». In : Plate-forme internet sur la littéracie : http://forumlecture.ch (2012). . ↩
-
M.-J. Perrin-Glorian et M. Godin. Géométrie plane : pour une approche cohérente du début de l’école à la fin du collège. 2018. ↩
-
E. Petitfour. « Enseignement de la géométrie en fin de cycle 3. Proposition pour un dispositif de travail en dyade ». In : Petit x no 103 (2017), p. 5-31. ↩
⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅♦⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅
Caroline Bulf et Valentina Celi sont maîtres de conférences à l’ÉSPÉ d’Aquitaine (Université de Bordeaux). Elles font partie du laboratoire de recherche pluridisciplinaire, le Lab-E3D, Épistémologie et Didactique des Disciplines.
Du côté de la recherche, elles s’intéressent particulièrement à l’apprentissage et l’enseignement de la géométrie dans un contexte scolaire.
Du côté de l’enseignement, elles sont impliquées dans la formation des enseignants du premier degré mais aussi dans la formation de formateurs et dans la formation à la recherche
-
Notre objectif ici n’est pas d’être exhaustives quant aux différentes manières de penser, d’agir et de parler du cercle ; nous renvoyons le lecteur à la publication [2] pour une analyse plus exhaustive en ces termes, toujours en lien avec le problème analysé dans cet article.↩
-
Cela aurait été le cas si nous avions choisi, par exemple, un quart de disque.↩
-
On voit ici un lien possible avec « les bandes » pour l’introduction de fractions simples [9].↩
-
La conception du cercle comme lieu géométrique de tous les points situés à une distance \(r\) (le rayon) d’un point donné \(O\) (le centre) empêche de faire le lien avec la trace graphique du rayon vu comme bord de surface ou encore celle du centre vu comme intersection de lignes (également bords de surface). Dans cette conception, il ne s’agit pas d’opérer une déconstruction dimensionnelle mais bien une reconstruction dimensionnelle, du point vers la ligne : la vision qu’on a de la figure se situe en effet d’abord au niveau du point (0D) pour ensuite «remonter» vers la vision du cercle comme un ensemble de points représenté par une ligne continue (1D). À notre avis, ce passage est non trivial et la matérialité du rayon et du centre demeure essentielle pour penser cette transition.↩
Une réflexion sur « Changement de regard sur le cercle »
Les commentaires sont fermés.