La chute d’un tableau : une allégorie de la vie

Dans cet article, Pierre Gallais nous fait partager sa fantaisie de plasticien en mêlant mathématique, physique et métaphore.

Pierre Gallais

© APMEP Septembre 2020

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En préambule, pour bien saisir ma démarche et le lien que l’on peut trouver entre mathématique et art dans mes réalisations, il faut retenir que je me place dans une situation poétique. Une situation qui n’ignore pas la rigueur mathématique mais qui ne doit pas s’en tenir là.

En quête d’inspiration, bien souvent, c’est vers la résolution d’un petit problème d’origine mathématique que je me tourne. Puis ma sensibilité artistique me fait rebondir, par interprétation, sur une situation humaine et des illustrations plastiques.

Pourquoi avais-je songé à étudier la chute d’un cadre ? Je ne me souviens plus. Parce que j’avais un cadre posé là dans un équilibre fragile et qu’il chuta ? Sans doute. En tout cas, j’eus l’envie d’étudier le problème dynamique de sa chute. Je me souviens qu’à cette époque et même avant, j’avais eu des réflexions sur le temps, le potentiel. Par exemple, un tableau peut être accroché pendant des années et rien ne se passe. Il est dans un état potentiel de chute mais si la ficelle qui le soutient ne lâche pas, rien ne se produira. Le temps n’existera pas pour lui. Puis un beau jour vous entendez du bruit et vous avez la désagréable surprise de le découvrir brisé au sol. L’état potentiel a délivré en quelques instants toute l’énergie qu’il contenait. Désagréable surprise mais cela fait tout de même rêver. On pourrait dire qu’il s’est exprimé, dans ce court laps de temps qui le sépare entre cet état stable de verticalité et cet état stable d’horizontalité. Vous pouvez imaginer comment je songeai à interpréter ceci. La vie est ce passage entre deux états stables : le néant d’avant la naissance et le néant après la mort. Le temps pour nous n’existant qu’entre les deux.

Je me donnai des conditions initiales : dimensions du tableau, position, coefficients de frottement du tableau sur le mur et sur le sol. Je pris la configuration de départ suivante : le tableau reposant sur deux sommets opposés d’une de ses diagonales, l’un sur le sol, l’autre sur le mur de manière que la diagonale soit dans le plan vertical faisant un angle de 75° avec le mur.

Puis je me lançai dans des calculs. D’abord le moment d’inertie du tableau par rapport à l’axe horizontal autour duquel il pivoterait en considérant que la diagonale demeurerait dans le plan vertical d’origine. Bien entendu c’est une vue de l’esprit simplificatrice car cela écarte certaines inconnues comme l’inhomogénéité du mur ou du sol qui peuvent entraîner des oscillations.

Dans un premier temps le sommet haut glisse en restant collé au mur et le sommet bas glisse sur le sol. La diagonale du tableau parcourt alors l’enveloppe d’une branche d’astroïde. Ensuite, le coefficient de frottement sur le sol étant inférieur à celui sur le mur, le sommet sur le sol glisse plus vite que celui sur le mur. En tenant compte également du moment d’inertie, le tableau va se décoller du mur et le frottement sur le mur n’interviendra plus. N’entrent plus en jeu que le glissement sur le sol et le moment d’inertie.

Je dus alors résoudre un système de trois équations différentielles du second ordre caractéristiques de la dynamique. Pour intégrer ces équations j’écrivis deux petits programmes de calcul en langage Basic. La procédure peut sembler archaïque mais à cette époque (année 1993) je ne connaissais pas de logiciels accessibles — d’autant que je n’ai pas une activité qui en justifie l’acquisition ni le temps d’apprentissage nécessaire. Le premier programme traitait la situation tant que le cadre demeure en contact avec le mur, le second traitait celle où il a décollé du mur, en vérifiant qu’à chaque « pas », le cadre dans son basculement ne revenait pas en contact avec le mur. J’obtins ainsi des résultats numériques. Ces résultats sont-ils corrects ?

Je l’espère mais aujourd’hui je pense qu’il peut y avoir matière à discussion. Il y a des simplifications qui me font penser que mon modèle est loin de la réalité. Mais il faut noter que ce travail, ou cet exercice, n’avait pas pour objectif de simuler précisément le phénomène mais qu’il est la charpente qui me conduit à l’objectif de réaliser un objet de nature plastique, artistique en un sens.

Avec les données que je m’étais fixées (coefficients de frottement, dimensions du cadre et son poids, son inclinaison par rapport au mur à l’origine) je remarquai d’abord que dans sa position originelle — bien que fragile, oscillant autour de sa diagonale — le cadre aurait pu y demeurer si aucun accident, aucune perturbation ou aucune manifestation extérieure n’était intervenue. Ensuite le premier programme m’indiqua qu’il se décollait du mur à 64 centièmes de secondes, le second me montra qu’à \(72\) centièmes — alors que jusqu’à cet instant le cadre ne glissait plus que sur un sommet — un des côtés venait en contact avec le sol ce qui allait encore modifier considérablement les équations. Je ne pense pas avoir sérieusement réglé ce cas mais en poursuivant comme si de rien n’était mon second programme m’indiquait que le tableau se serait retrouvé horizontal sur le sol à \(81\) centièmes de seconde.

C’est alors que me vint l’interprétation qui devait déboucher sur la réalisation plastique et son évocation en termes de potentiel de vie et potentiel de mort. Considérant le mur comme plan de vie — on se tient debout — le sol comme plan de mort et l’ombre portée du tableau sur ces deux plans — depuis un point d’éclairage situé dans l’espace — comme énergie vitale, je pouvais regarder l’ombre sur le plan vertical du mur comme le potentiel de vie et l’ombre sur le plan horizontal du sol comme le potentiel de mort. C’est à cet endroit que se situe le saut dans le poétique sans quoi ce travail préliminaire n’aurait pas d’intérêt… artistique.

À l’origine il y a un fort potentiel de vie et un faible potentiel de mort. En chutant, le potentiel de vie diminue tandis que s’accroît le potentiel de mort. En interprétant le centième de seconde comme une année, on constate qu’à 64 ans, nous décollons du plan de vie — âge correspondant à la retraite où on se retire de l’activité en un sens, alors que le potentiel de vie demeure toujours. À \(72\) ans, il y a un choc avec la mort qui perturbe et complique cette chute et finalement à \(81\) ans nous avons rejoint le plan de la mort. Même si quelques soubresauts se produisent encore avant de s’amortir, le potentiel de vie (l’ombre portée sur le mur) n’existe plus, la vitre du cadre se brise et un état stable s’établit… la mort. En passant je remarquai qu’avec le point que j’avais choisi pour la source d’éclairage l’ombre portée sur le plan de vie augmentait légèrement — pendant une certaine durée tant que le cadre demeurait en contact avec le mur — avant de décroître irrémédiablement. Ceci pouvait se comprendre comme la conséquence du fait que certaines expériences durant notre jeunesse ou période active nous enrichissent et procurent une énergie.

C’est ainsi que, de la rencontre fortuite entre les valeurs produites par le calcul et des valeurs correspondantes dans la vie, l’imagination s’éclairait. Au final, lors d’une exposition qui m’était consacrée en 1994, sur l’un des murs et sur le sol je peignis les ombres portées ; l’intersection entre le mur et le sol tenant lieu d’axe du temps. Cette intervention étant éphémère, je gardai les traces photographiques et composai quatre planches de dessin, gouache et photos qui reprenaient les calculs et l’histoire.

Cette démarche relève d’une recherche personnelle au travers de laquelle j’essaie de m’arrêter sur ce qui me semble mystérieux. Ce mystère, qui est aussi un émerveillement, est que la réalité sensible et le monde abstrait que représentent les mathématiques puissent dialoguer. C’est étrange d’une certaine manière lorsqu’on y songe, puisque le mathématicien peut mener ses investigations comme un jeu avec les règles qu’il se donne tandis que la réalité existe indifférente à l’investigation humaine. Naïveté de ma part ? Certes pas. Émerveillement, assurément… Hasard et nécessité !

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Pierre Gallais est artiste plasticien, son travail se base souvent sur les mathématiques : vous pouvez découvrir son travail sur son site .

Pour citer cet article : Gallais P., « La chute d’un tableau », in APMEP Au fil des maths. N° 537. 15 novembre 2020, https://afdm.apmep.fr/rubriques/ouvertures/la-chute-dun-tableau/.

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