Des décimaux avant les décimaux ?

Les nombres décimaux ont été l’objet de bien des tâtonnements dans l’histoire des mathématiques. Michel Sarrouy nous expose, sans ordre chronologique, des démarches historiques utilisées au cours des tout débuts des décimaux.

Michel Sarrouy

© APMEP

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L’organisation du texte qui suit peut surprendre voire choquer puisqu’il s’agit d’une petite étude historique qui ne respecte pas l’ordre chronologique.

Al-Uqlīdisī, une introduction ?

Au milieu du Xe siècle, Al-Uqlīdisī a écrit un livre d’arithmétique [1] clair et bien détaillé. En s’appuyant sur des propriétés opératoires de la numération sexagésimale, il débouche naturellement sur des propriétés analogues en numération décimale qui atteignent ce que nous appelons maintenant les nombres décimaux. Nous nous attacherons ici à deux aspects particuliers de cette démarche : la question de la médiation et quelques opérations.

Médiation en trois étapes

L’opération de médiation, qui avait une grande importance dans les travaux mathématiques du monde musulman du Moyen Âge, est tout simplement la division par \(2\).

Après avoir doublé \(1\) treize fois et obtenu 8192, Al-Uqlīdisī passe à la médiation du résultat. Suivons l’exposé d’Ahmad Salim Saidan : la médiation commence par le début du nombre, lequel est le chiffre \(2\).

8 192 La moitié de deux est un on remplace le \(2\) des unités par \(1\) 8 191
8 191 La moitié de neuf est quatre et demi \(4\) remplace \(9\) et le demi qui est \(5\) est ajouté au \(1\) du rang des unités parce qu’un demi à n’importe quel rang est cinq au rang précédent 8 146
8 146 La moitié de \(1\) est un demi on remplace ce \(1\) par \(0\) et on ajoute \(5\) au \(4\) pour la même raison 8 096
8 096 La moitié de huit est quatre d’où le résultat : 4 096. 4 096

Pour notre propos, l’élément important se trouve dans le passage de un demi à cinq au rang précédent. La justification l’accompagne, s’appuyant sur le fait que ce \(1\) représente \(10\) par rapport au rang précédent. Comme le raisonnement est tenu de façon abstraite, pour un rang quelconque, il s’applique à n’importe quel rang. Il révèle une excellente maîtrise du système décimal de numération de position.

Plus loin, dans le livre II, la reprise de la médiation touche aussi des nombres impairs. Il est cette fois-ci indiqué que la médiation peut être commencée par le dernier rang, c’est-à-dire par le rang le plus élevé.

Ainsi, pour 1111111, en désignant chaque rang par l’exposant de \(10\) qui lui correspond, la médiation du \(1\) du sixième rang donne \(5\) au cinquième rang, la médiation du \(1\) du cinquième rang donne \(5\) au quatrième… jusqu’à la médiation du \(1\) du rang \(0\) qui donne un demi. Le résultat, 555555 et demi, est écrit \(\begin{array}[t]{r}555555\\1\\2\end{array}\).

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L’opération de médiation est reprise dans le livre IV pour aller plus loin : selon le même principe, la moitié de \(13\) est \(\begin{array}[t]{r}6\\1\\2\end{array}\), qui, en poursuivant la médiation, donne \(\begin{array}[t]{r}3\\1\\4\end{array}\) puisque, est-il indiqué, il faut aussi doubler le \(2\).

La suite des médiations de \(13\) donne \(\begin{array}[t]{ccccc}1&0&0&0&0\\5&13&13&13&13\\8&16&32&64&128\end{array}\).

.

La disposition et la forme des résultats changent à l’étape suivante :

\[\begin{array}{@{}ccc@{~}cc@{~}c@{~}cc@{~}c@{~}c@{}}6 &3 &1 & &0 & & &0 & &\\
1 &1 &1 &1 &1 &1 &1 &1 &1 &1\\
2 &4 &8 &2 &16 &4 &2 &32 &8 &4
\end{array}.\]

Pour ce même exemple numérique de médiations successives de \(13\), le passage à la numération sexagésimale qui suit conduit aux deux formes des résultats :

  • \(13\) \(\begin{array}[t]{@{}c@{}}
    6\\
    30
    \end{array}\) puis \(\begin{array}[t]{@{}c@{}}
    6\\
    30
    \end{array}\begin{array}[t]{@{}c@{}}
    3\\
    15
    \end{array}\) et \(\begin{array}[t]{@{}c@{}}
    1\\
    37\\
    30
    \end{array}\), cette dernière réponse est obtenue en divisant \(3\) par \(2\) ce qui donne le \(1\) du haut et \(30\) à la ligne intermédiaire puis, en divisant \(15\) par \(2\) ce qui conduit à \(7\), à ajouter aux \(30\) de la ligne du milieu, et aux \(30\) de la ligne du bas. Elle correspond à l’égalité \(\dfrac{3+\dfrac{\mathstrut15}{60}}{2}=1+\dfrac{37}{60}+\dfrac{30}{60^2}\) soit aussi \(\dfrac{3° 15′}{2}=1° 37’\ 30’\,\!’\).

  • \(\begin{array}[t]{@{}*{8}{c}@{}}
    13 &6 &3 &1 &0 &0 &0 &0\\
    &30 &15 &37 &48 &24 &12 &6\\
    & & &30 &45 &22 &11 &5\\
    & & & & &30 &15 &37\\
    & & & & & & &30
    \end{array}\).

Au retour au système décimal, une nouvelle méthode nous ramène à notre propos.

La suite de médiations de \(13\) donne : \(\begin{array}[t]{@{}*{6}{c}@{}}
1 &3\\
&6 &5\\
&3 &2 &5\\
&1 &6 &2 &5\\
&0 &8 &1 &2 &5
\end{array}.\)

Nous y lisons la suite \(13\) ; \(6{,}5\) ; \(3{,}25\) ; \(1{,}625\) ; \(0{,}8\ 125\).

Cette suite est accompagnée d’explications et d’un complément. Il est en effet prescrit de « mettre un signe au-dessus de trois1 », en quelque sorte, l’équivalent de notre virgule de délimitation de la partie entière. Ce signe n’apparaît pas dans le texte à cet endroit, un manque qu’Ahmad Salim Saidan attribue au copiste dans la mesure où le signe apparaît parfois. Il marque le rang des unités. Ensuite, la médiation de \(13\) se décompose en celle de \(12\) qui donne les \(6\) et la division de \(1\) par \(2\) qui, elle, donne le « cinq avant le six ». Le fait rencontré plus haut qu’« un demi à n’importe quel rang est cinq au rang précédent » est ici appliqué au rang des unités du nombre et le cinq se trouve donc à celui des dixièmes. Et ce travail est poursuivi aux trois médiations suivantes, toujours avec la même justification.

Nous assistons ainsi à l’introduction de véritables nombres décimaux.

Quelques calculs

Une autre question est de savoir s’ils servent à quelque chose d’autre. Sont-ils utilisés ? Une première réponse vient immédiatement puisqu’une suite de duplications prolonge cette suite de médiations. Le doublement de « \(08125\) » doit être commencé au rang le plus bas : « \(5\) et \(5\), \(10\) à ajouter au double de deux » qui doit être interprété en précisant que seul le \(1\) de \(10\) est à ajouter au double de deux. Précision que l’auteur n’a pas jugé indispensable sans doute parce que, au fond, que l’on soit au rang des cent millièmes ou ailleurs, rien ne change, cette propriété de la numération décimale de position vaut certes pour les entiers mais aussi pour les nombres décimaux.

Dans cet ordre d’idées, dès le livre II, il avait été proposé d’ajouter son dixième à un nombre entier. Pour se faire, il convient de commencer par écrire le nombre normalement puis d’en placer une copie en dessous en la décalant d’un rang parce que, alors, on « sait que c’est son dixième ». Pour recommencer avec le dixième du résultat, on procède de la même manière. Ici déjà, il était recommandé de mettre un signe au rang des unités. L’exemple traité, accroître \(135\) de son dixième, est sans surprise.

Le retrait d’un dixième est abordé quelques pages plus loin : pour soustraire son dixième de \(13\), on multiplie \(13\) par \(10\), on écrit le résultat, \(130\), et on place \(13\) en dessous, et cette fois-ci sans décalage puisque le décalage est acquis grâce à la multiplication par \(10\) ; \(117\), le résultat, représente autant de parties de \(10\), nos dixièmes.

Bien que peu nombreux, ces calculs montrent que, au-delà de leur introduction, les décimaux sont opératoires.

Fibonacci, des nombres presque
décimaux

Au début du XIIIe siècle, Leonardo Pisano, plus connu sous le nom de Fibonacci, a écrit un gros ouvrage d’arithmétique et d’algèbre, le Liber abbaci [2, p. 85], publié en 1202 et réédité en 1228. Le système sexagésimal a laissé place au décimal dont il vante les mérites dès l’introduction.

Utilisation sans introduction

Au travers d’un grand nombre de situations variées, il arrive que des divisions par des puissances simples de \(10\) conduisent à des fractions décimales.

Au cours du chapitre 8 [2], le problème

Un cantar est vendu \(13\) livres, combien valent \(27\) rotoles ?

sachant qu’un cantar fait \(100\) rotoles, conduit à la division de \(13\times27\), soit \(351\), par \(100\). Sa réponse est2 \(\dfrac{1\hphantom{00}5}{10\hphantom{0}10}3\) sur lesquels on lit nos \({3,51}\) et qui représentent parfaitement \(3\) unités, \(5\) dixièmes et \(1\) centième. La notation \(\dfrac{1\hphantom{00}5}{10\hphantom{0}10}3\) qu’il a introduite et beaucoup utilisée signifie en effet \(3+\dfrac{5}{10}+\dfrac{1}{10\times10}\cdotp\)

Dans le cours du chapitre 12 [2, p. 313], le problème

Une personne [qui] avait \(100\) besants est passée par XII villes et il devait donner le dixième des besants qu’il avait avec lui dans chaque ville. Tu voulais connaître ce qu’il donne ou ce qui lui sera resté de ville en ville.

voit se répéter l’opération3 \(a-a\div10\) pour un nombre \(a\) que nous dirions décimal et qui est ici un nombre, c’est-à-dire un entier, accompagné d’une fraction. La procédure consiste à diviser \(a\) par \(10\) puis à retrancher le résultat de \(a\). Première ville, il s’agit de calculer \(100-100\div10\), rien à dire. Deuxième ville, de même avec \(90-90\div10\). Troisième ville, la procédure est identique mais avec \(81-81\div10\) qui est évalué en deux temps : \(81\div10\) fait \(8\) et un dixième, ce qu’il écrit \(\dfrac{1}{10}8\) dans lequel on reconnaît nos \({8,1}\) ; ceci est suivi de son retrait de \(81\) qui donne \(\dfrac{9}{10}72\). Quatrième ville, en deux temps, le dixième de \(\dfrac{9}{10}72\) est \(\dfrac{9\hphantom{00}2}{10\hphantom{0}10}7\) dans lequel on reconnaît \({7,29}\) puis son retrait de \(\dfrac{9}{10}72\). Pour ce faire,

La méthode […] consiste à multiplier \(7\) par sa fraction4, ce seront \(729\) centièmes, à multiplier ensuite \(72\) par sa fraction, ce seront \(729\) dixièmes, qui, multipliés par \(10\) pour avoir des centièmes comme le sont ceux que tu devras soustraire après, font \(7290\) centièmes. Retranches-en \(729\) centièmes, il reste \(6561\) centièmes. Divise-les par \(100\) […] il viendra \(\dfrac{1\hphantom{00}6}{10\hphantom{0}10}65\) pour ce reste

expression que nous lisons \({65,61}\). Fibonacci détaille aussi l’étape suivante, ce n’est pas indispensable ici.

Ces deux exemples montrent que des nombres que nous qualifierions de décimaux sont bien présents et participent à des calculs arithmétiques avec des notations proches des nôtres.

Non utilisation

Le recours à ces nombres non catégorisés dans l’ouvrage n’est toutefois pas systématique. Aux côtés d’autres préoccupations, le chapitre 14 traite du calcul de racines carrées et, en particulier, de la recherche de valeurs approchées de racines carrées de nombres non carrés. Comme bien d’autres avant lui depuis longtemps, Fibonacci augmente la précision de la réponse en multipliant le nombre dont il cherche la racine carrée par le carré d’un entier simple. La formule \(\sqrt{N}=\sqrt{N\times k^2}\div k\) donne une bonne image de la procédure suivie. Le calcul de \(\sqrt{{7\,234}}\) [2, p. 355] est par exemple remplacé par celui de \(\sqrt{{72\,340\,000}}\) qu’il faudra diviser ensuite par \(100\). Il trouve que \(\sqrt{{72\,340\,000}}\) est à peu près \(\dfrac{{4\,975}}{{17\,010}}{8\,505}\).

Pour terminer la procédure, divise \(4\,975\) par \(17\,010\), ce qui vient est proche d’un quart. Pour la racine de \(72\,340\,000\), tu as donc \(\dfrac{1}{4}8\,505\). Divise-les par \(100\), il viendra \(\dfrac{1}{400}\dfrac{1}{20}85\) pour la racine de \(7\,234\).

Autant le premier résultat aurait facilement pu conduire à une expression décimale de la valeur cherchée, autant la fin de la procédure prend une autre direction.

Al-Kashi

Un chercheur allemand, Paul Luckey, a étudié les travaux d’Al-Kashi et les a comparés avec ceux de certains de ses prédécesseurs et de quelques successeurs. Ce qui suit est basé sur son ouvrage [3] Die Rechenkunst bei Ğamšīd B. Mas’ūd al-Kāšī5 qui repose lui-même largement sur la Clé de l’arithmétique (Miftāh al-hisāb) écrite en 1427 et dont une grande partie est consacrée au système sexagésimal. À aucun moment Al-Kashi ne présente ce qu’il expose comme ses propres résultats.

Depuis son introduction, plusieurs millénaires auparavant, ce système n’a cessé de se perfectionner. Au passage du XIIIe au XIVe siècle, il était encore couramment utilisé pour les calculs et plus particulièrement en astronomie.

Al-Kashi utilise le mot grade, 360e partie de la circonférence d’un cercle, pour son unité. Ce mot lui sert toutefois aussi à désigner l’unité pour des nombres « ordinaires », établissant ainsi un lien avec les entiers. Depuis longtemps, toutes sortes d’opérations étaient faites dans le système sexagésimal, additions, soustractions, certaines multiplications et certaines divisions dans le cadre d’arcs de cercle ou d’angles, et les multiplications, divisions et extractions de racines lorsqu’il s’agissait de nombres. Al-Kashi souligne que le système sexagésimal peut conduire à la mise en place de deux suites :

  • la suite descendante illimitée constituée des fractions, les minutes, secondes, tierces…

  • la suite ascendante illimitée formée des grades augmentés une fois, deux fois, trois fois…

Mis à part pour l’addition et la soustraction, les procédures de calcul recouraient très souvent à la conversion des nombres en jeu du système sexagésimal au système décimal puis la conversion du résultat obtenu dans le système sexagésimal. Une rupture déjà présente avant lui, venue petit à petit depuis l’introduction du système décimal indien de numération, est marquée par Al-Kashi dans la mesure où il mène des calculs intégralement dans le système sexagésimal. Le calcul du produit de 24 15 40 38 tierces par 13 9 51 20 minutes requiert l’utilisation d’une vaste table de multiplication (de 2 à 59) ; il présente le calcul entre autre sous la forme plus tard appelée per gelosia

Les produits partiels sont lus sur la table qui donne par exemple \(51\times24=20~24\) (table) parce que \(51\times24={1\,224}=20\times60+24\) (calcul fait pour élaborer la table). Les autres exemples, multiplications, divisions et extractions de racines, ne sont ni plus difficiles ni immédiats pour nous qui calculons peu en base \(60\).

Les multiplications et les divisions amènent à des considérations sur les rangs, c’est-à-dire sur les exposants de \(60\). Elles ne s’attachent pas qu’aux exposants positifs malgré la difficulté supplémentaire de la non-reconnaissance de nombres négatifs et, donc, de l’impossibilité d’en parler autrement qu’avec les noms des rangs, minutes, secondes, etc. et conduisent à des tableaux à double entrée pour en résumer les principaux éléments. On peut les réduire aux formules \(a^n\times a^p=a^{n+p}\) et \(\dfrac{a^n}{a^p}=a^{n-p}\) pour tous nombres relatifs \(n\) et \(p\) et pour tout entier naturel non nul \(a\). De ce fait, des calculs sont effectués en deux temps : d’abord un calcul sur les nombres sans trace d’unité puis la détermination des rangs du résultat.

Comparaison avec le système décimal

Comme lors d’un calcul avec les chiffres indiens dans lequel le passage d’un rang au suivant vers la gauche correspond à une élévation de \(10\), le passage d’un rang au suivant vers la droite correspond ici à une élévation de \(60\) […] et tandis que, dans le premier, la suite des positions est unique, elle est ici constituée de deux suites, l’une du côté des augmentations et l’autre de celui des diminutions, dont les grades occupent la place centrale entre les deux.

Les fractions décimales

De celle-là, nous faisons aussi deux.

Tournant crucial où, selon Al-Kashi, pour faire le pendant des propriétés de la numération sexagésimale, il convient de compléter la suite ascendante des puissances de \(10\) du système décimal par une suite descendante. De façon analogue à ce qui se pratique dans le calcul des astronomes, il introduit donc une suite de fractions dont les dénominateurs commencent à \(10\) et se suivent en multipliant le précédent par \(10\). Ce sont nos dixièmes, centièmes, millièmes… ici appelés dixièmes, deuxièmes de dixième, troisièmes de dixième, etc. Les dixièmes sont obtenus en partageant l’unité en \(10\) et on poursuit de la même manière avec le passage des dixièmes aux centièmes… Les dixièmes sont à écrire à droite des entiers, les deuxièmes de dixième à droite des dixièmes et ainsi de suite.

Les calculs se font ensuite exactement de la même façon que dans le système sexagésimal à ceci près qu’au lieu de puissances de \(60\), il ne se trouve ici que des puissances de \(10\).

Exemples de calcul avec les fractions décimales
  • Pour le calcul de l’aire d’un hexagone régulier dont le côté mesure \(20\) aunes et demie, ce qui est écrit \(\begin{array}{|c|c|}\hline \mathsf{entiers}&\mathsf{fractions}\\\hline 20&5\\\hline\end{array}\), le carré du côté est \(\begin{array}{|c|c|}\hline \mathsf{entiers}&\mathsf{fractions}\\\hline 420&25\\\hline\end{array}\).
  • Il faudrait le multiplier par \(\dfrac{3\sqrt{3}}{2}\) qu’Al-Kashi remplace par la valeur approchée \(\begin{array}{|c|c|}\hline \mathsf{entiers}&\mathsf{fractions}\\\hline 2&598\,076\\\hline\end{array}\). L’aire cherchée est donc \(\begin{array}{|c|c|}\hline \mathsf{entiers}&\mathsf{fractions}\\\hline 1\,091&841\,439\\\hline\end{array}\).

    Ce résultat est lu \(1\,091\) et \(841\,439\) sixièmes de dixième dans la lignée de \(4\) et \(861\) secondes, lecture de \(4°\,14’\,21’\,\!’\).

  • Autre exemple, \(14\) \(\dfrac{3}{10}\times25\) \(\dfrac{7}{\mathstrut100}=358\) \(\dfrac{501}{1\,000}\) qui utilise la méthode per gelosia6, le résultat est noté \(\begin{array}{c}358\\501\\1\,000\end{array}\) :

Quelques données concernant la Chine ancienne

Les contextes

Les contextes numérique et métrique sont très favorables à l’émergence de décimaux. Le système de numération et les unités de mesure de longueur sont en effet décimaux depuis longtemps. Dans ce dernier domaine, au IIIe siècle, on a :

1 zhang (toise) = 10 chi (pieds)
1 chi = 10 cun (pouces)
 1 cun = 10 fen (parts)
1 fen = 10 bau
1 bau = 10 hao
1 hao = 10 miao
1 miao = 10 hu
Tableau 1.

Il n’est pas question d’exposer ici tous les détails du système décimal de numération chinois, aussi le tableau 2 se limitera-t-il aux myriades et il ne sera pas question du zéro ni a fortiori de son rôle. Nettement plus ancien que les données concernant les unités de mesure de longueurs (tableau 1), sous sa forme classique, le système de numération utilise neuf idéogrammes pour les nombres à un chiffre, \(0\) exclu, et d’autres idéogrammes pour les premières puissances de \(10\) :

\(1\) \(2\) \(3\) \(4\) \(5\) \(6\) \(7\) \(8\) \(9\)
\(10\) \(100\) \(1\,000\) \(10\,000\)
Tableau 2.
Leur utilisation

Au contraire de ce que nous faisons dans notre système de numération, il ne suffit pas d’écrire une suite ordonnée de chiffres pour exprimer un nombre. Ainsi, le nombre \(24\,397\) s’écrit-il 二万四千三百九十七 soit (deux) (dix mille) (quatre) (mille) (trois) (cent) (neuf ) (dix) (sept). C’est dire que, à l’exception de celui des unités, le rang de chaque chiffre suit ce chiffre. La forme (deux) (dizaines de milliers) (quatre) (milliers) (trois) (centaines) (neuf ) (dizaines) (sept) le rend plus compréhensible à notre oreille sans trahir sa nature.

L’expression des mesures de longueur ne fait pas exception puisque les Neuf chapitres [4, p.365] (IIIe siècle), au problème 9.21

Supposons qu’on ait un arbre à une distance inconnue d’une personne, et qu’elle érige quatre gnomons respectivement distants l’un de l’autre de 1 zhang. Supposons que les deux gnomons de gauche et ce qu’elle vise soient tous trois alignés. Si elle le (l’arbre) vise à partir du gnomon arrière droit, il pénètre (l’espace entre les deux gnomons avant) à 3 cun du gnomon avant droit. On demande combien vaut la distance de l’arbre à la personne.

donnent la mesure 33 zhang 3 chi 3 cun et un tiers de cun comme nous pourrions dire 2 mètres 3 décimètres 5 centimètres pour 2,35 m, et comme nous le faisons couramment pour les durées. Les mesures d’autres grandeurs sont exprimées de façon analogue.

Et les décimaux ?

Ce qui précède montre que si le système décimal de numération et le caractère décimal des mesures de longueur semblaient a priori présenter un avantage pour arriver simplement à des nombres décimaux, ce n’est pas le cas. Peut-être le fait d’intercaler un mot entre chaque chiffre en numération ou entre chaque nombre pour les mesures de longueur a-t-il limité le caractère favorable de ces systèmes et retardé l’introduction de nombres décimaux.

J.-C. Martzloff [5] signale l’utilisation de sous-unités de mesures de longueur pour des montants monétaires exprimés en sapèques comme \(5\,889{,}216\) sapèques sous la forme 五貫八百八十九文二分一釐六毫 dans le Classique arithmétique de Xiahou Yang (vers le Ve siècle). Dans cette expression, qui se décompose en (cinq) (ligatures, pour \(1\,000\) sapèques) (huit) (centaines) (huit) (dizaines) (neuf ) (sapèques) (deux) (parts) (un) (li) (six) (hao), c’est le mot sapèque (文) qui tient le rôle de virgule séparatrice de la partie entière \(5\,889\) des chiffres significatifs \(2\), \(1\), \(6\) de la partie décimale. Cette manière d’exprimer des nombres décimaux se retrouve également dans d’autres domaines et conduit parfois à introduire d’autres sous-multiples lorsque la partie décimale est plus longue.

L’extraction de racines carrées conduit au moins dès le IIIe siècle à une avancée en direction d’une partie décimale. Le commentateur des Neuf chapitres Liu Hui mentionne en effet ([4, p. 365]) :

Si on ne « nomme pas (le nombre-produit) avec côté », on ajoute au diviseur déterminé comme avant, pour chercher sa partie décimale (weishu). Dans la partie décimale (weishu), les (chiffres) qui n’ont pas de nom, on les prend comme numérateur : si on rétrograde une fois, on prend \(10\) comme dénominateur, si on rétrograde deux fois, on prend \(100\). Plus on rétrograde vers les place inférieures, plus ces parts sont fines…

La première phrase évoque le cas où l’extraction de la racine carrée (le côté) d’un nombre, le nombre-produit, ne donne pas un entier, qu’il y a un reste et que l’extraction, rattachée à la division dans les Neuf chapitres, peut être poursuivie. Les chiffres qui n’ont pas de nom sont ceux de la partie décimale, ils n’ont pas de nom comme ceux de la partie entière dénommés dizaines, centaines, etc. La suite est plus facile à suivre : si l’extraction est poursuivie avec l’introduction d’un seul chiffre, ce chiffre sera mis au numérateur d’une fraction de dénominateur \(10\), ce qui peut par exemple conduire à \(1\,\dfrac{4}{10}\) comme valeur approchée de \(\sqrt{2}\) ; si on continue avec un chiffre de plus, il en sera de même avec \(100\) pour dénominateur et ainsi de suite.

À nos yeux, les nombres ainsi obtenus sont bien des décimaux, mais est-ce à dire qu’ils ont le statut particulier que nous leur attribuons et ne sont pas simplement des fraction particulières, comme si l’on prenait \(3+\dfrac{5}{16}\) pour valeur approchée de \(\sqrt{11}\) ? Rien ne le prouve.

Plus tard, en 1247, Qin Jiushao donne le résultat pour \(0{,}966\,44\) cun. Le zéro est marqué et c’est à nouveau l’unité, le cun écrit au-dessus, qui indique la fin de la partie entière du nombre. À noter que les chiffres sont ici tirés alternativement de l’une et de l’autre des deux séries .

En 1262, Yang Hui incite à transformer les données chiffrées des unités de masse en nombres décimaux. Non décimales, deux de ces unités sont liées par l’égalité jin (livre) = 16 liang (onces) ce qui conduit par exemple à « 1 liang 6 lihao et demi » ainsi que « 2 liang 1 fen 2 li et demi » [5]. Chacune de ces deux expressions est une égalité. La première signifie que 1 liang vaut 0.0625 jin et la seconde que 2 liang valent 0.125 jin ce qui ne fait aucun doute puisque 1 liang \(=\frac{1}{16}\)jin et 2 liang \(=\frac{1}{8}\)jin. On aura remarqué qu’ici encore les sous-unités utilisées sont celles des mesures de longueur.

Juschkewitsch [6, p. 22] indique que Yang Hui effectue ensuite les calculs avec les nombres transformés.

Un manuscrit d’Immanuel ben Jacob Bonfils (vers 1350)

De cet astronome et mathématicien de Tarascon et de ses environs, seuls quelques tables astronomiques et un court manuscrit dans lequel il introduit les fractions décimales nous sont parvenus. Il commence par celles-ci [7] :

Sache que l’unité est partagée en dix parties [égales] qu’on appelle premiers et que chaque premier est partagé en dix parties [égales] qui sont appelées deuxièmes et ainsi de suite à l’infini.

Sans le moindre exemple, on ne saurait être à la fois plus clair et plus concis. Il enchaîne directement avec les entiers, attirant l’attention du lecteur sur le fait qu’il nomme premiers entiers ceux des dizaines (à partir de \(10\)), deuxièmes entiers ceux de centaines et ainsi de suite à l’infini. À ce stade, la classification en deux catégories de degrés exclut les entiers de la première dizaine, les entiers à un chiffre, dont on ne sait s’ils comprennent \(0\). Pour les adjoindre, il précise qu’il nomme ces derniers « unités ». Dernière précision : pour les fractions, l’ordre des degrés est croissant, ce qui signifie par exemple que le degré des troisièmes est supérieur à celui des deuxièmes.

Tout ceci revient donc à travailler avec la valeur absolue des exposants de \(10\) en excluant l’exposant nul.

L’exposé se poursuit avec l’énoncé de règles générales d’addition ou de soustraction des degrés lors de la multiplication ou de la division des entiers et des fractions décimales établissant un lien manifeste de type logarithmique entre ces opérations. L’absence de nombres négatifs l’oblige bien évidemment à préciser le sens dans lequel une soustraction doit être faite lors d’une multiplication ou d’une division. Toutes ces propriétés peuvent ici aussi être réduites aux formules \(10^n\times10^p=10^{n+p}\) et \(\dfrac{10^n}{10^p}=10^{n-p}\) pour tous relatifs non nuls \(n\) et \(p\) tels que \(n+p\neq0\) et \(n-p\neq0\) respectivement. Ces deux derniers cas où l’on « tombe sur des unités » sont traités à part.

Aucun exemple, ni sur des puissances de \(10\), ni avec des opérations entre entiers ou entre entiers et fractions décimales, ne vient illustrer ces énoncés généraux.

Sans connaissance d’autres écrits d’Immanuel Bonfils dans ce domaine, force est de constater qu’il n’y a là qu’une ébauche d’un travail sur les nombres décimaux.

En guise de conclusion

Évidemment volontaire, le parti pris de ne pas suivre l’ordre chronologique voulait contrecarrer l’idée selon laquelle les idées et la pensée aient pu suivre ce cheminement de l’un à l’autre des mathématiciens choisis et établir ainsi une progression dans l’histoire des nombres décimaux. Il est en effet bien peu probable que ces textes aient donné lieu à des tirages importants et aient suffisamment circulé pour être connus d’un grand nombre de mathématiciens postérieurs. La présente étude vise donc essentiellement à laisser entrevoir que des préoccupations mathématiques se rejoignent et à montrer une constance dans la réflexion à leur sujet. Ceci amène tout naturellement à la question de l’air du temps. Notion bien difficile à cerner, il s’agit ici des questions qui traversent l’esprit de mathématiciens du Moyen Âge qu’ils s’en préoccupent ensuite ou non, qu’ils fassent des recherches directes ou connexes ou non. Il semble que ce soit le cas avec les travaux dont il vient d’être question. Leur but n’est pas d’élaborer une théorie mais, soit d’utiliser ces nombres, soit de chercher comment les appréhender, soit de voir à quoi ils pourraient servir.

Cet air du temps recouvre deux réalités, l’une concrète, l’autre plus théorique. La première est celle qui a été évoquée à propos du système de mesure de longueur en Chine, la seconde est à rechercher dans les nécessités intrinsèques des calculs auxquels sont confrontés les mathématiciens. La première repose sur une nécessité de calcul élémentaire dans les échanges commerciaux. Mis à part le cas de la Chine, elle est peu présente dans les rapports d’unités de mesure médiévales où, par exemple, une livre (monnaie) vaut vingt sols et chaque sol douze deniers ou bien une livre (masse) fait douze onces, chaque once vingt-cinq deniers de cantar… La seconde se trouve par exemple dans la recherche d’amélioration de la précision dans le calcul de la racine carrée d’un nombre non carré comme le font Fibonacci et Al-Kashi et comme l’ont fait bien d’autres avant eux. Ici, le caractère décimal du système de numération et la simplicité relative des calculs dans ce système conduisent à des nombres décimaux.

Le bilan sur les nombres décimaux non entiers est toutefois mitigé. Il en existe ; ils ne sont pas identifiés comme tels mais sont utilisés et y recourir n’est pas incontournable. Chez Fibonacci, au passage de \(\dfrac{1\mathstrut}{4\mathstrut}\) \({8\,505}\) à \(\dfrac{21\mathstrut}{400\mathstrut}\) \(85\), c’est-à-dire lors de la division de \({8\,505,25}\) par \(100\), est préférée l’écriture fractionnaire \(\dfrac{1\mathstrut}{400\mathstrut}\) \(\dfrac{1\mathstrut}{21\mathstrut}\) \(85\) alors que, avec ses notations, \(\dfrac{\mathstrut5\hphantom{00}2\hphantom{00}5\hphantom{00}0}{10\hphantom{0}10\hphantom{0}10\hphantom{0}10\mathstrut}~85\) conviendrait tout aussi bien.

Il reste une étape importante, pointant chez Al-Kashi, celle de faire des décimaux un outil opératoire comme c’est le cas pour les autres catégories de nombres, entiers et fractions.

Pour aller plus loin, sait-on si Simon Stevin, que l’on s’accorde fréquemment à considérer comme l’inventeur des décimaux, avait connaissance des avancées que nous venons de survoler ? Sa définition (La disme, 1585, [8, p.140])

Définition III
Et chasque dixiesme partie de l’vnité de commencement7 nous la nommons PRIME, son signe est tel \(^{\bigcirc\llap{\text{1}\kern .13em}}\) ; & ; chasque dixiesme partie de l’vnité de prime nous la nommons SECONDE, son signe est tel \(^{\bigcirc\llap{\text{2}\kern .13em}}\). Et ainsi des autres chasque dixiesme partie, de l’vnité de son signe precedent, toujours en l’ordre un d’avantage.

interroge tant ses termes sont voisins de ceux d’Immanuel Bonfils et d’Al-Kashi. Cette définition est suivie d’une

Explication
Comme \(3^{\bigcirc\llap{\text{1}\kern .13em}}7^{\bigcirc\llap{\text{2}\kern .13em}}5^{\bigcirc\llap{\text{3}\kern .15em}}9^{\bigcirc\llap{\text{4}\kern .13em}}\), c’est à dire 3 Primes 7 Secondes 5 Tierces 9 Quartes ; & ; ainsi se pourroit proceder en infini. Mais pour dire de leur valeur, il est notoire, que selon ceste definition, lesdicts nombres sont \(\dfrac{3}{10}\) \(\dfrac{7}{100}\) \(\dfrac{5}{1\,000}\) \(\dfrac{9}{10\,000}\), ensemble \(\dfrac{3\,759}{10\,000}\cdotp\)

où l’histoire continue à avancer…

Références

  1. A.S. Saidan. The arithmetic of al-Uqlidisi. The story of Hindu-Arabic Arithmetic as told in Kitab al-fusul fial-hisab al-Hindi by Abu al-Hasan Ahmad ibn Ibrahim al-Uqlidisi written in Damascus in the year 341 (A.D. 952/3). D. Reidel Publishing Company, Dordrecht-Boston, 1978.
  2. Fibonacci. Il Liber Abbaci di Leonardo Pisano. Pubblicato secondo la lezione del codice Magliabechiano C.I., 2616, Badia Fiorentina, no 73 da Baldassarre Boncompagni. Rome, 1857.
  3. P. Luckey. Die Rechenkunst bei Ğamšīd B. Mas’ūd al-Kāšī mit Rückblicken auf die ältere Geschichte des Rechnens. Wiesbaden : Deutsche Morgenländische Gesellschaft, Kommissionsverlag Franz Steiner GmbH. 1951.
  4. K. Chemla, G. Shuchun. Les neuf chapitres, le classique mathématique de la Chine ancienne et ses commentaires. Paris : Dunod, 2004.
  5. J.-C. Martzloff. Histoire des mathématiques chinoises. Masson, Paris, 1987.
  6. A.P. Juschkewitsch. Geschichte der Mathematik im Mittelalter. Edition Leipzig, Pfalz-Verlag Basel, 1964.
  7. S. Gandz, S. George. The invention of the decimal fractions and the application of the exponential calculus by Immanuel Bonfils of Tarascon (c. 1350). In :  Isis \(25\) ,°1 (mai 1935). The University of Chicago Press, Chicago, p. 18-45.
  8. S. Stevin. La Disme. Leyde, 1585.

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  1. Le trois de \(13\).
  2. Écrite à gauche, la fraction doit être ajoutée, il en est de même dans la suite.
  3. Le texte ne renferme aucun symbolisme, le signe \(-\) de la soustraction et le signe \(\div\) de la division ne sont utilisés ici que pour faciliter la lecture.
  4. Ceci signifie « réduite au même dénominateur ».
  5. Les citations de ce paragraphe en sont issues.
  6. La figure reproduit fidèlement l’original ; celui-ci est probablement fautif car il manque un \(0\) dans le triangle inférieur droit de l’intersection de la colonne \(0\) et de la ligne \(1\), alors qu’il y a un \(0\) superflu dans le triangle supérieur gauche de l’intersection de la colonne \(0\) et de la ligne \(4\).
  7. L’unité de la partie entière.

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Michel Sarrouy, retraité, était professeur de mathématiques à l’IUFM de l’académie de Montpellier.

Pour citer cet article : Sarrouy M., « Des décimaux avant les décimaux », in APMEP Au fil des maths. N° 546. 14 mars 2023, https://afdm.apmep.fr/rubriques/temps/des-decimaux-avant-les-decimaux/.

Une réflexion sur « Des décimaux avant les décimaux »

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