Argumenter et débattre
En classe, il y a des débats préparés et soumis par l’enseignant et d’autres, non prévus, qui s’imposent d’eux-mêmes… Dans cet article, l’auteur nous présente une narration d’un tel débat entre élèves de 11e en Belgique1.
Habib Ben Aïcha
© APMEP Septembre 2021
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Lors d’un cours de mathématiques, le problème donné par l’enseignant a suscité des échanges qu’il n’avait pas prévus. Observant les divergences, il a volontairement fait le choix de laisser la parole aux élèves. Dans cet article, il partage une narration de ce débat.
Argumenter et débattre en cours de mathématiques
Le cours de mathématiques a souvent la réputation d’un cours figé, ficelé par les programmes, décidé dans les moindres détails par l’enseignant, où les idées des élèves n’ont leur place que si elles cadrent avec ce qui a été prévu.
Si un problème est posé, les élèves doivent trouver la solution , avec le guidage éventuel du professeur
Que faire d’une réponse inattendue ? Serait-ce l’occasion de développer des compétences citoyennes importantes ? Et si l’enseignant donnait plus souvent la parole aux élèves, et s’il « s’effaçait » de temps en temps, qu’en serait-il de la réflexion mathématique ?
Une idée et une recherche
Consigne : construisez un carré dont l’aire vaut 2 et déterminez la mesure de la longueur du côté de ce carré.
Un groupe d’élèves propose une méthode assez particulière. En partant d’une base de 2 cm et en élevant une hauteur de 1cm au milieu du segment, on construit un triangle isocèle dont l’aire vaut 1 cm2.
En dédoublant ce triangle, on obtient ainsi un carré dont l’aire vaut 2.
La méthode, pas à pas, semble très soignée. Les élèves du groupe pensent avoir trouvé, mais ils ne sont pas totalement convaincus que ce soit la bonne réponse.
Ines : le problème, c’est qu’en mesurant le côté du carré, on obtient \({1,5}\) et \(({1,5})^{{2}}={2,25}\) ; donc l’aire ne vaut pas \({2}\).
La mesure de la longueur à l’aide de la latte graduée2 est bien plus confortable et rassurante que la méthode et les arguments mathématiques.
Ines : je ne sais pas. . . Il faudrait peut-être retirer ce qu’il y a derrière la virgule après le 2. Je ne sais pas s’il faut prendre en compte le « virgule 25 ».
Léon : \({1,5}\) n’est pas assez précis quand on mesure.
Le cours se poursuit et les élèves sont invités à déterminer petit à petit la valeur exacte de la mesure du côté. Ils se demandent, après avoir approché la mesure avec quelques chiffres après la virgule, si l’écriture de ce nombre s’arrête.
\[\begin{array}{rcl}
{1,4}^{{2}} & \lt {2} \lt &{1,5}^{{2}}\\
{1,41}^{{2}} &\lt {2} \lt & {1,42}^{{2}}\\
{1,414}^{{2}} & \lt {2} \lt & {1,415}^{{2}}\\
{1,4142}^{{2}} &\lt {2} \lt& {1,4143}^{{2}}\\
& {\ldots} &
\end{array}\]
En passant auprès de certains groupes, l’enseignant s’aperçoit que beaucoup penchent pour affirmer qu’un nombre décimal multiplié par lui-même ne pourra pas donner \(2\), sans trouver réellement d’arguments mathématiques.
Il propose de s’intéresser au dernier chiffre du potentiel nombre (s’il existe).
Assina : (s’adressant discrètement au professeur) : c’est obligé que le nombre s’arrête, car le segment lui s’arrête, il est fini donc sa mesure doit être finie.
Enseignant : je te propose d’écrire cela quelque part et on en parlera une prochaine fois.
La fin de la leçon arrive… Mince !
Au cours suivant, le professeur demande de proposer des conjectures et des arguments.
Christina : nous avons trouvé le nombre le plus proche, mais son carré vaut \({2,0000435}\).
Sarah : mais je ne pense pas que l’on pourra trouver la valeur exacte du côté. Je pense qu’il y aura une infinité de décimales après la virgule. Ça ne s’arrêtera pas.
Yanis : on ne trouvera pas un nombre qui élevé au carré nous donnera \({2}\). Le carré d’un nombre décimal ne peut pas être un entier.
Assina : pour moi, on va trouver un nombre décimal qui doit s’arrêter à un moment donné. Le segment (le côté du carré) est fini. Donc, c’est impossible que sa longueur soit un nombre avec une écriture décimale illimitée.
Ici, la divergence des arguments et les hésitations des élèves semblent être propices au débat.
Enseignant : je vais vous demander d’échanger vos idées et de trouver des arguments pour vous convaincre les uns les autres.
L’enseignant note alors les idées au tableau et lance le débat.
Les conjectures
Voici les trois grandes idées notées au tableau :
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il y aura toujours des décimales après la virgule, ça ne s’arrêtera pas ;
-
le carré d’un nombre décimal ne peut pas être un entier ;
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un segment ne peut pas avoir une longueur dont l’écriture décimale est illimitée.
La quatrième remarque \(\dfrac{{1}}{{3}}={0,3333}\ldots\) a été ajoutée en cours de débat.
Le débat
Voici quelques arguments et échanges entendus lors du débat.
Yanis : le carré d’un nombre décimal ne peut pas donner un entier.
Enseignant : et tu as des arguments pour ton affirmation ?
Yanis : non j’ai pas d’arguments, mais cela me semble impossible qu’un décimal fois un nombre décimal3 donne un nombre entier.
L’enseignant voit dans l’attitude de Yanis que cela lui semble évident, mais qu’il est aussi gêné de ne pas donner d’arguments sérieux pour convaincre ses camarades.
Yanis : par exemple, racine carrée de \({3}\).
Il semble connaître déjà la notion et le terme de racine carrée, non encore introduit, mais cela n’altère en rien le débat et la recherche d’arguments.
Yanis : la calculatrice donne comme résultat \(1,73206807568877\).
Enseignant : selon toi, est-ce la valeur exacte de la mesure de la longueur du carré ?
L’enseignant décide de se retirer et ne plus intervenir désormais…
Yanis : non. On ne trouvera pas une longueur exacte qui multipliée par elle-même donnera \({3}\).
Ines : si je comprends bien, pour toi c’est impossible alors ? Parce que tu dis que le carré d’un nombre décimal ne peut pas être un nombre entier. Pourtant, on voit bien que la longueur qu’on cherche est un nombre décimal4 et son carré est égal à \({2}\). On l’a construit donc ça doit exister.
Assina : il existe un nombre décimal dont le carré vaut \({2}\), mais ce n’est pas possible qu’il ait une infinité de décimales parce qu’on a un segment fini. Il doit s’écrire avec un nombre fini de décimales.
Cherazade : si le nombre se terminait par un \({5}\) alors son carré aussi, car \({5}\) fois \({5}\) donne \({25}\). Ce n’est pas possible qu’il se termine par un \({5}\).
Vincenzo : ni par un \({8}\), car le nombre se terminerait par un \({4}\).
Christina : mais on a construit le carré d’aire \({2}\), donc ce côté existe.
Ines : (en chuchotant) : moi je sais plus quoi penser…
Ibrahim : en tout cas, le nombre ne pourra pas se terminer par \({1}\), \({2}\), \({3}\), \({4}\), \({5}\), \({6}\), \({7}\), \({8}\) et \({9}\). Car en faisant le carré de ces nombres, on n’obtiendra pas un nombre qui se terminera par \({0}\).
Marin : le \({0}\) ne change rien, car \({1,5000000}={1,5}\) et \(({1,5})^{{2}}={2,25}\).
Les élèves ont commencé à regarder toutes les possibilités :
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si \({1,4142}\ldots{1}\), alors le nombre se terminera par \({1}\) car \({1}\times{1}={1}\) ;
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si \({1,4142}\ldots{2}\), alors le nombre se terminera par \({4}\) car \({2}\times{2}={4 }\) ;
-
si \({1,4142}\ldots{3}\), alors le nombre se terminera par \({9}\) car \({3}\times{3}={9 }\) ;
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si \({1,4142}\ldots{4}\), alors le nombre se terminera par \({6}\) car \({4}\times{4}={16}\) ;
-
si \({1,4142}\ldots{5}\), alors le nombre se terminera par \({5}\) car \({5}\times{5}={25}\) ;
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si \({1,4142}\ldots{6}\), alors le nombre se terminera par \({6}\) car \({6}\times{6}={36}\) ;
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si \({1,4142}\ldots{7}\), alors le nombre se terminera par \({9}\) car \({7}\times{7}={49}\) ;
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si \({1,4142}\ldots{8}\), alors le nombre se terminera par \({4}\) car \({8}\times{8}={64}\) ;
-
si \({1,4142}\ldots{9}\), alors le nombre se terminera par \({1}\) car \({9}\times{9}={81}\).
Ainsi, la dernière décimale du carré de ce nombre peut être 1, 4, 5, 6 ou 9.
Yanis : on se rend compte que ce n’est pas possible. Car \({2}={2,00000000}\) et ne se termine pas par \({1}\), \({4}\), \({5}\), \({6}\) ou \({9}\). Il n’existe pas de nombre avec un nombre fini de décimales qui, multiplié par lui-même, donne \({2}\).
Le professeur sent qu’il doit intervenir, car les élèves semblent convaincus, mais perdus et saisis par cette découverte…
Enseignant : en vérité, si l’on fait le point de votre débat et de vos échanges, vous en êtes aux questionnements suivants.
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Ce nombre existe-t-il ? Son écriture est-elle possible ou impossible ?
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S’il existe, est-il possible d’écrire ce nombre avec une infinité de décimales (le cas du nombre fini de décimales est écarté à présent) ?
Christina : ce nombre existe, car le carré d’aire \({2}\) a été construit. C’est donc son écriture qui pose problème.
Assina : moi je dirais que c’est impossible de l’écrire, car un nombre ne peut pas avoir une écriture illimitée et être dessiné par un segment fini.
L’ensemble de la classe semble convaincu par l’argument d’Assina quand la fin du cours encore une fois est sur le point d’arriver. C’est sans doute la fin du débat…
Léon : moi je ne suis pas d’accord ! Quand on utilise ou représente les fractions, on sait faire \(\dfrac{1}{3}\) et \(\dfrac{1}{3}={0,333}\ldots\) avec une infinité de \({3}\).
Léon : on pourrait prendre un segment de 1 cm et le reporter trois fois. Le morceau de 1 cm sera ces \(\dfrac{1}{3}\) du segment formé. Lorsqu’on a une pizza, on sait, aussi, représenter \(\dfrac{1}{3}\) de la pizza.
Assina : c’est une aire que l’on représente ici et pas une longueur. Mais bon, si on arrive à représenter une aire, on devrait pouvoir représenter \(\dfrac{1}{3}\) sur un segment.
Le débat se terminera sur ces derniers arguments. L’ensemble des élèves sera convaincu de l’existence de ce nombre et du caractère illimité de son écriture décimale.
La découverte des nombres irrationnels
Le débat des élèves a le mérite de mettre en lumière la rencontre d’une mesure très particulière. À défaut d’introduire un nouveau chapitre en définissant les nombres irrationnels, ici, les élèves ont eu l’occasion de réfléchir, d’échanger et d’argumenter sur ce nombre et son écriture.
Lors de la séance suivante, l’enseignant caractérisera ces nouveaux nombres comme des nombres qui ne peuvent s’écrire sous la forme \(\dfrac{n}{p}\) (avec \(n\), \(p\) des nombres entiers). La notation \(\sqrt{2}\) sera amenée. Il reviendra sur les arguments « forts » du débat et insistera sur les hésitations qui ont eu raison d’exister.
Enseignant : la découverte de ces nombres irrationnels a aussi choqué les mathématiciens des siècles auparavant5.
L’enseignant partagera son agréable surprise quant à la méthode utilisée pour se convaincre que l’écriture décimale de \(\sqrt{2}\) ne pouvait être limitée. Le raisonnement des élèves est un raisonnement par l’absurde, méthode récurrente en mathématiques. Étonnant ici que les élèves aient utilisé cette démarche sans qu’elle leur ait été introduite.
La séance se finira par cette dernière remarque et pas des moindres.
Ines : mais Monsieur, nous n’avons pas prouvé que racine de \({2}\) est un nombre irrationnel.
Enseignant : oui, c’est vrai, nous ne l’avons pas démontré. Nous avons montré que son écriture décimale est illimitée.
Bien que la démonstration mathématique pour prouver que \(\sqrt{2}\) est un nombre irrationnel ne soit pas au programme, l’enseignant invite les élèves volontaires à faire des recherches et à revenir vers lui, si nécessaire, pour éclaircir certains éléments de la démonstration qui ne seraient pas compris. L’exercice n’est pas imposé, mais ceux qui auront fait des recherches pourront exposer leur travail à l’ensemble de la classe.
Épilogue
Il y a des débats qui se préparent et il y a des débats qui s’imposent d’eux-mêmes. Ici, l’enseignant a choisi de déléguer la parole à ses élèves. C’est sûrement un pari à prendre (à tenter ?), mais il est clair qu’ici, les élèves ont « fait des maths » et montré une capacité à entreprendre de belles choses. Saluons leur envie d’argumenter au quotidien, de débattre pour se convaincre, et leur volonté de conjecturer même dans les moments où le doute domine les intuitions.
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Habib Ben Aïcha est enseignant dans le secondaire inférieur (équivalent du collège) au Campus Saint-Jean à Bruxelles.
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Ce qui correspond à une classe de Troisième générale en France.↩︎
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NDLR : terme utilisé en Belgique pour désigner une règle graduée.↩︎
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Sous-entendu : le même nombre.↩︎
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Dans nombre décimal, les élèves sous-entendent un nombre que l’on peut écrire avec une virgule sans faire de distinction sur le caractère fini ou infini du nombre de chiffres présents après la virgule.↩︎
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L’anecdote de la mort par noyade d’un des Pythagoriciens ayant dévoilé le secret de l’existence des irrationnels a été racontée aux élèves.↩︎