L’École d’Athènes s’invite au collège

Plus ce qui nous échappe semble hors de portée,
plus nous devons nous persuader de son sens satisfaisant.

René Char

Henrique Vilas Boas

© APMEP Septembre 2021

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Penser la place des mathématiques dans l’éducation à la citoyenneté

Au collège Paul-Émile Victor (REP+, réseau d’éducation prioritaire renforcé) où je travaille, 85 % des élèves sont issus du quartier prioritaire de la politique de la ville et plus de 80 % des familles sont issues de catégories socioprofessionnelles défavorisées. D’ailleurs, plusieurs quartiers de Rillieux-la-Pape sont classés parmi les plus défavorisés de la métropole lyonnaise, dont le quartier de la Velette, l’un des plus pauvres1, qui abrite le collège. Au moment où l’Assemblée nationale ne compte quasiment plus de représentants des milieux populaires2, c’est dire l’ampleur de la disqualification symbolique et aussi très concrète de cette population, comme si le message envoyé était que « la démocratie ce n’est pas pour eux ». Enseignants dans cet établissement, nous sommes évidemment très sensibles à la problématique suivante : que peut proposer l’école pour tenter d’infléchir cet état de fait ? Et en mathématiques, quelles actions peuvent être mises en œuvre ?

Il est extrêmement difficile de répondre tant cela semble a priori hors de portée, comme le dit la philosophe Claudine Tiercelin3 dans un cours au collège de France : « Il est largement admis que les tyrannies s’appuient sur le mensonge et les préjugés, et que la démocratie suppose l’existence d’un espace public des raisons où s’affrontent pacifiquement des citoyens éclairés. Mais il est largement admis aussi que le savoir confère habituellement à celui qui le possède une supériorité et une autorité sur celui qui ne le possède pas. De nombreux penseurs en ont conclu à l’existence d’un antagonisme irréductible entre vérité et rationalité d’une part, et démocratie de l’autre. » Du point de vue des disciplines scolaires, Claire Ravez4 souligne que l’éducation à la citoyenneté est traditionnellement associée, voire intégrée, à l’enseignement des disciplines du monde social. Néanmoins, en s’appuyant sur la didactique des sciences, Claire Ravez propose trois entrées pour faire comprendre le caractère argumenté des résultats scientifiques et donc entraîner l’esprit critique des élèves : énoncer les limites de leur validité (dans le cas d’un modèle par exemple), convoquer l’histoire des sciences et pratiquer la démarche d’investigation, quand bien même imparfaitement alignée sur la démarche hypothético-déductive des chercheurs. Dans cet article, je vous propose quelques idées en espérant qu’elles pourront susciter des discussions collectives inter-métiers et des projets dans vos établissements, vos réseaux d’éducation prioritaire ou vos cités éducatives. La tâche est d’ampleur car, nous l’avons vu précédemment, les difficultés sont d’ordre sociologique, philosophique et disciplinaire. Notre conviction, c’est qu’avec de tels projets interdisciplinaires axés sur les mathématiques, nous contribuons à apporter une idée de la démocratie à portée de classe.

Relever le défi d’un enseignement interdisciplinaire et intermétier face à la complexité : notre expérience

Depuis quelques années, ma collègue de français Loubna Aït-Hatrit et moi travaillons avec deux institutions, le GRAME (Générateur de Ressources et d’Activités Musicales Exploratoires) et le CAUE (Conseil de l’architecture, de l’urbanisme et de l’environnement), pour organiser des rencontres entre des élèves de Cinquième et des élèves UPE2A-NSA (Unité pédagogique des élèves allophones arrivants-non scolarisés antérieurement). Ces rencontres se veulent des espaces d’échanges, de confrontations d’idées, mais aussi un espace d’expressions artistiques collectives à visée philosophique, dans et hors les murs de la classe. Nous ancrons nos projets au cœur de l’Histoire en puisant dans les ressources de la période antique. Précisément dans la période dite classique durant laquelle l’apparition de la démonstration chez les philosophes grecs concorde avec la naissance du concept de démocratie. À cette époque, l’agora était un lieu de rassemblement social, politique et marchand de la cité, une composante essentielle de la communauté de citoyens supposés libres et égaux, même si dans les faits tous n’étaient pas considérés comme tels. Le concept d’agora semble porteur d’un fort potentiel d’enseignement concernant quelques questions sur la démocratie. Si l’agora est pensée comme un lieu de la réflexion portée par l’intérêt général, plusieurs questions et pistes de travail nous ont permis d’imaginer des études porteuses de connaissances et d’une culture mathématique et scientifique, qui en retour permettent aux élèves de s’outiller conceptuellement pour argumenter dans l’échange : quelles mathématiques sont possibles et utiles ? Quelle place au concept de vérité ? À la contradiction ? Quels espaces de raison élaborer entre argumentation et démonstration ?5 Comment déplacer son regard individuel vers un espace de réflexion collective ? Quelle articulation possible des apprentissages scolaires et extrascolaires dans cette perspective ? Pour travailler dans la durée sur ces questions, nous démarrons par l’étude du tableau L’École d’Athènes peint par Raphaël de 1508 à 1512. L’objet de cet article est de décrire quelques aspects du tableau et d’identifier comment nous avons travaillé avec les élèves sur l’analyse de ce tableau. Dans nos prochains articles, nous « inviterons » quelques personnages dans la classe en les associant à des activités mathématiques 6, Euclide et Les Éléments en 13 volumes, une révolution dans l’histoire des mathématiques et son enseignement, Archimède et les méthodes d’exhaustion, Ptolémée et les premières cartes de géographie, Hypatie une mathématicienne au cœur de l’Histoire, Aristote père de la logique au sein de son école péripatéticienne, les solides de Platon et ses mises en scène sous forme de dialogues ou encore la musique mathématique de Pythagore.

L’École d’Athènes de Raphaël

Ce tableau (voir ci-dessous) est situé dans la « Chambre de la Signature » au palais du Vatican7. Dans cette chambre, bibliothèque du pape Jules II, se trouvent trois autres fresques peintes par Raphaël.

Figure 1. Quelques personnages de L’École d’Athènes.

Le peintre a représenté trois grandes catégories de l’esprit humain : le vrai (la raison et la foi), le beau (les arts) et le bien (les vertus). Les quatre tableaux sont associés aux quatre éléments d’Empédocle (« air », « feu », « eau », « terre ») qui eux-mêmes sont associés aux solides de Platon (resp. octaèdre, tétraèdre, icosaèdre, cube). Le plafond de la chambre est constitué de quatre allégories (la Philosophie, resp. la Théologie, la Poésie, la Justice). Ce sont les quatre voies conduisant au ciel, celui-ci étant probablement associé au cinquième élément, autrement dit la quintessence : le dodécaèdre8.

L’École d’Athènes est une allégorie de la voie de la vérité rationnelle. Le tableau est composé de très nombreux personnages dans un décor architectural imposant et symétrique. Les lignes de fuite convergent vers le point central du tableau où se situent deux personnages dominant toute la scène : Platon et Aristote. Ils semblent arbitrer les discussions des autres personnages. Une symétrie verticale et l’accumulation de cercles accentuent la présence de deux groupes, dans lesquels les mathématiciens sont aux premières loges : à gauche, la partie des philosophes-mathématiciens « contemplatifs », symbolisée par Platon levant le doigt au ciel et tenant dans sa main gauche le Timée. Deux groupes lui sont associés : celui au premier plan de Pythagore, Hypatie, Averroès et celui au deuxième plan de Socrate. À droite, la partie des savants « pragmatiques »9, symbolisée par Aristote montrant le sol et tenant dans sa main gauche l’Éthique. Un groupe lui est associé : celui d’Euclide, Archimède et Ptolémée.

D’après Anne-Françoise Jaccottet10, « Parmi les nombreuses figures prestigieuses et toutes masculines, un personnage très efféminé se détache des autres par le regard qu’il lève, seul parmi les autres, sur le spectateur et par la blancheur de ses vêtements ; selon la tradition, il s’agit de Francesco Maria della Rovere, neveu de Jules II, connu pour son apparence androgyne. Une anecdote relativement vraisemblable circule néanmoins sur la véritable identité du personnage. Raphaël aurait peint Hypatie en véritable femme-philosophe. »

Le personnage couché au milieu des escaliers représente Diogène de Sinope, dit aussi le cynique, qui aurait défié Alexandre le Grand (représenté aussi dans le tableau) en lui demandant « Ôte-toi de mon soleil ». Raphaël aurait-il souhaité interroger la place du corps dans la pensée et inviter le spectateur à éveiller son sens critique face aux institutions et aux dogmatismes ? Difficile de le savoir. En tout cas, les mathématiciennes et mathématiciens se sont toujours méfiés des certitudes. Diogène les interroge tout autant et, à sa manière, on peut l’affirmer sans ambages : c’est le père de l’esprit critique. Ce tableau symbolise donc la controverse de pensées dans une atmosphère de respect et de sérénité, que l’on pourrait résumer par une phrase emblématique d’Aristote : « J’aime Platon mais j’aime encore plus la vérité »11.

Un élève NSA nous a fait remarquer lors d’une séance de travail avec des architectes que L’École d’Athènes est reproduite en tapisserie12 au cœur du palais Bourbon, lieu de l’Assemblée nationale.

On peut aussi souligner que l’histoire politique de la France13 regorge de mathématiciens, citons-en quelques-uns : Nicolas de Condorcet, Jean-Charles de Borda, Simon de Laplace, Joseph Fourier, Lazare Carnot, Paul Painlevé, Émile Borel… Ces dernières années, les mathématiciennes et mathé- maticiens semblent avoir disparu de l’hémicycle, à l’exception notable d’un jeune médaillé Fields, actuellement député, un certain Cédric Villani.

Figure 2. L’Assemblée nationale.

Étude du tableau avec les élèves

La séance « inaugurale » regroupant les élèves de Cinquième et les élèves NSA est consacrée à la description du tableau de Raphaël, pour faire émerger quelques-unes des clés d’interprétation données ci-dessus. Les élèves sont organisés en petits groupes portant le nom d’un personnage du tableau.

Figure 3. Les différents groupes d’élèves.

Plus de mille ans séparent les différents personnages du tableau. Ce fait est important car pour les élèves, cela ne va pas de soi que les personnages n’aient pas posé devant l’artiste, qui s’est d’ailleurs lui-même représenté. Le tableau est une œuvre artistique qui cherche à exprimer de l’invisible. Pour nous, enseignants, l’enjeu de la séance est de montrer que le tableau est une allégorie de la Pensée et des Langages, permettant ainsi aux élèves de se représenter un lieu de controverse d’idées dans le respect de l’intégrité morale et physique des personnes.

Consignes données aux élèves

Comment est organisé le tableau de Raphaël dénommé « L’École d’Athènes » ?

Vous observez l’organisation du tableau.

Réalisez un schéma du tableau dans lequel :

  • vous dégagez les parties principales ;

  • vous indiquez qui est mis en valeur et comment ?

Que semblent-ils faire ? dire ? penser ?

Ces personnages ont-ils existé ? Quels indices vous permettent de les identifier ? À quelles périodes ont-ils vécu ?

Que veut montrer le peintre (intention de l’artiste) ?

Figure 4. Une production d’élèves.

La partie gauche du tableau symbolise la part déclarative des penseurs, celle de droite la part pragmatique. Cette organisation me permet de remobiliser le cadre théorique d’André Tricot et Manuel Musial qui spécifient les apprentissages scolaires en formats de connaissances de deux types, les formats pour « Comprendre le Monde » et les formats pour « Agir sur le Monde »14. Je l’introduis pour catégoriser, en début d’année, les propositions des élèves à la question : « C’est quoi, apprendre à l’école ? »

Figure 5. Une autre production d’élèves.

Une agora intermétier et interdisciplinaire ?

Le concept d’agora n’a pas vocation à être réservé aux élèves. D’ailleurs, quels pourraient être, selon vous, les espaces pour susciter des controverses professionnelles ou interdisciplinaires concernant l’enseignement des mathématiques dans une visée d’émancipation citoyenne pour nos élèves, surtout ceux qui sont les plus éloignés de la culture scolaire ? En réunion d’équipe disciplinaire ? À l’occasion de projets interdisciplinaires ? Des espaces de formation disciplinaire ? De formation inter degré ? Des conseils de cycle ? Des conseils école-collège ? Des comités de pilotage d’un réseau d’éducation prioritaire15 ? Ou d’une cité éducative ?

Terminons par les mots d’Yves Clot16 : « ce qui fait le métier et les possibilités de débattre du “bien faire” (ici en matière d’accession à la démocratie et ce qu’elle demande en terme de métier de l’enseignant), non seulement dans les collectifs de travail, mais aussi dans la société toute entière, est à la source de la santé au travail. »

Je vous retrouverai dans les prochains numéros pour entrer plus dans le détail de réflexions, de projets et de propositions de travail dans les classes. Dès le numéro 542, Euclide sera à l’honneur ! Nous chausserons les lunettes du mathématicien pour explorer les programmes en vigueur, les liens nombreux que l’on peut tisser entre différentes propositions des Éléments encore bien vivantes dans nos enseignements, et regarder comment les élèves s’en saisissent.

Cet article est dédié à la mémoire de Samuel Paty.

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Henrique Vilas Boas est enseignant de mathématiques en REP+ depuis 20 ans, chargé d’étude au centre Alain Savary à l’Institut français de l’éducation et ancien formateur académique éducation prioritaire au centre académique Michel Delay.

Figure 6. Reproduction par des élèves du collège Paul-Émile Victor de L’École d’Athènes de Raphaël sous forme d’un tableau vivant, juin 2019.


  1. Note de lecture du rapport sur la grande pauvreté de Jean-Paul Delahaye, inspecteur général .

  2. L’Assemblée nationale ne compte quasiment plus de représentants de milieux populaires, Observatoire des inégalités .

  3. La démocratie ou l’espace des raisons, Claudine Tiercelin, philosophe, France Culture .

  4. Dossier « Regards sur la citoyenneté à l’école », Claire Ravez, chargée d’études, pp. 20–40, Veille & Analyses, Institut français de l’éducation .

  5. La démocratie ou l’espace des raisons, Claudine Tiercelin, philosophe, France Culture .

  6. Atelier « L’École d’Athènes s’invite au collège » présenté aux journées de l’APMEP, 2020 .

  7. Averroès et Raphaël : de L’École d’Athènes à la Chambre de la Signature, p. 37, CNDP Aix Marseille .

  8. La géométrisation de la physique, Georges Lochak.

  9. Ciné club de Caen, L’École d’Athènes, .

  10. Anne-Françoise Jaccottet : Hypatie d’Alexandrie entre réalité historique et récupérations idéologiques, pp. 143–144 .

  11. Φίλος μεν Πλάτων, φιλοτέρα δε ἀλήθεια, « Platon m’est cher, mais la vérité m’est encore plus chère » Aristote (Éthique à Nicomaque, I, 4), source wikipedia .

  12. Réalisée en 1737 et accrochée depuis 1879 dans l’hémicycle, la tapisserie a été restaurée récemment, en août 2020.

  13. Bibliothèque Tangente hors série n° 45, Maths et politique.

  14. Cadre des formats de connaissance et des processus d’apprentissages, André Tricot et Manuel Musial, centre Alain Savary Ifé-ENS .

  15. Piloter en éducation prioritaire, quels repères dans le prescrit ?, site du centre Alain Savary, 2017 .

  16. Yves Clot, Le travail à cœur, pour en finir avec les risques psychosociaux, La Découverte, collection « Cahiers libres », 2010.

Pour citer cet article : Vilas Boas H., « L’École d’Athènes s’invite au collège », in APMEP Au fil des maths. N° 541. 15 novembre 2021, https://afdm.apmep.fr/rubriques/eleves/lecole-dathenes-sinvite-au-college/.


Une réflexion sur « L’École d’Athènes s’invite au collège »

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