Géométrie, rigueur et démonstration

Daniel Lehmann nous livre son plaidoyer pour une large place pour la géométrie dans l’enseignement.

Daniel Lehmann

© APMEP Septembre 2021

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Au niveau du secondaire et en particulier du collège,

la géométrie élémentaire est un cadre idéal pour l’apprentissage du raisonnement mathématique, et devrait, à ce titre, y jouir d’une situation privilégiée. Il y a en effet moyen d’y manipuler des résultats :

  • dont la signification peut être comprise par un non-mathématicien, parce que s’exprimant à l’aide de concepts élémentaires, connus de tout le monde, et qu’il est inutile de redéfinir (alignement de points, concours de droites, cocyclicité, angles, . . .),

  • et qui sont en même temps suffisamment non évidents pour que le profane ressente la nécessité d’une justification, autrement dit d’une démonstration : pourquoi les trois hauteurs d’un triangle sont-elles concourantes ? Pourquoi l’angle \(\widehat{\mathsf{AMB}}\) reste-t-il constant quand \(\mathsf{M}\) parcourt un arc de cercle \(\overset{\frown}{\mathsf{AB}}\) ? …

Une fois motivée, une telle démonstration ne pourra être validée que par l’introduction d’un minimum de rigueur nécessitant le respect de certaines règles concernant en particulier le langage (syntaxe et vocabulaire) : c’est le début de tout un processus d’apprentissage. Mais les règles dont il est question apparaîtront alors beaucoup plus en termes de besoins, qu’en termes de droit.

La plupart des autres domaines mathématiques concernent des résultats qu’on ne peut exprimer en termes aussi naïfs, et qui sont par conséquent beaucoup plus rarement accessibles au profane. Seule, peut-être, l’arithmétique élémentaire manipule des concepts aussi universellement connus (les nombres entiers). Mais la géométrie bénéficie du privilège supplémentaire de se prêter fréquemment à des dessins, susceptibles de favoriser la compréhension et l’imagination (il faut en finir avec ce cliché stupide, qui a paralysé toute une génération d’élèves et parfois même de professeurs, selon lequel « un dessin ne prouve rien » : j’y reviendrai plus loin).

Au niveau de la licence de mathématiques également,

un enseignement de géométrie élémentaire a sa place, et il est même indispensable, non seulement pour combler les lacunes qu’auraient éventuellement en cette matière des étudiants aspirant au professorat, mais encore parce que cet enseignement peut y jouer un rôle tout à fait unique dans la formation de tous les étudiants. Beaucoup d’entre eux, tout en la méprisant, trouvent cette matière difficile ; mais à mon avis, ce mot n’est pas celui qui convient : d’un point de vue strictement mathématique, elle est en effet beaucoup plus facile que la topologie générale, l’analyse numérique, l’algèbre, les probabilités, ou la théorie de l’intégration, matières où la seule compréhension des définitions est déjà une difficulté en soi, avant même que le moindre résultat n’ait été énoncé. La nature élémentaire de beaucoup des concepts manipulés en géométrie permet en revanche d’en arriver plus vite à de vrais résultats1 et à un niveau d’exigence plus élevé que celui que l’on peut se permettre sur des matières trop savantes : quand un étudiant rédige une démonstration de l’alignement de certains points, on voit en général tout de suite si ce qu’il dit a un sens d’une part, et est vrai d’autre part. En revanche, lorsqu’il invoque, même à bon escient, un quelconque critère classique pour démontrer la compacité d’un certain espace topologique ou la mesurabilité d’une fonction, il est beaucoup plus difficile de savoir ce qu’il a vraiment compris de ces concepts, et l’enseignant n’a pas toujours la possibilité de fouiller davantage : plus que d’autres parties des mathématiques, la géométrie offre au professeur l’occasion de se montrer exigeant sur des choses faciles ; c’est là une attitude très formatrice, et en même temps plus respectueuse à l’égard des étudiants que le laxisme auquel on est parfois tenté de céder sur des sujets plus difficiles.

Encore faut-il préciser ce qu’on entend par « enseigner la géométrie élémentaire »

Une première perversion a heureusement fait long feu (du moins je le crois et je l’espère) : certains, ayant insuffisamment réfléchi sur le rôle de l’axiomatique et du formalisme (j’y reviendrai), ont voulu axiomatiser cette géométrie dès le début de son apprentissage, et proposaient par exemple comme initiation à la démonstration, de démontrer à partir de postulats que les élèves pouvaient admettre, que toute droite admet une infinité de points. Comme cela semblait tout aussi évident que les postulats de départ, les élèves ne voyaient évidemment pas ce à quoi cela pouvait bien servir : il y avait là de quoi les dégoûter définitivement des démonstrations et des mathématiques.

Il est en revanche une autre perversion qui fait toujours des ravages : celle qui consiste à ne voir, dans la géométrie élémentaire, qu’une simple application de l’algèbre linéaire. J’ai beaucoup d’admiration pour ce grand mathématicien qu’était Jean Dieudonné. Mais il me semble qu’en vulgarisant cette thèse et en publiant un manuel de géométrie dans lequel il se faisait un point d’honneur de ne surtout pas faire le moindre dessin, il a confondu une description de l’état des recherches contemporaines en mathématiques, avec ce qu’il était souhaitable d’enseigner à des non-mathématiciens. Le fait que l’on ait longtemps regroupé sous une même rubrique « algèbre et géométrie » dans les programmes officiels de l’enseignement secondaire témoigne de cette confusion, et témoigne aussi d’une vision très étriquée aussi bien de l’algèbre que de la géométrie.

Prenons l’exemple très simple de la formule \[a^2=b^2+c^2-2bc\cos(\widehat{\mathsf{A}})\] dans un triangle de sommets \(\mathsf{A}\), \(\mathsf{B}\), \(\mathsf{C}\), dont on note \(a\), \(b\), \(c\) les longueurs des côtés opposés. Les défenseurs de la thèse de Dieudonné expliquent qu’il est inutile de l’enseigner en Seconde, comme on le faisait autrefois (à coups de relations métriques plus ou moins astucieuses dans les triangles), puisque ce n’est qu’une application triviale quasi automatique des propriétés du produit scalaire que les lycéens étudieront plus tard en Terminale, et qu’il sera toujours temps — alors — de la voir éventuellement en exercice : \[\overrightarrow{\mathsf{BC}}\cdot\overrightarrow{\mathsf{BC}}=
\left(\overrightarrow{\mathsf{AC}}-\overrightarrow{\mathsf{AB}}\right)\cdot
\left(\overrightarrow{\mathsf{AC}}-\overrightarrow{\mathsf{AB}}\right).\]
Plusieurs questions se posent alors :

  • tout d’abord, cette formule mérite-t-elle d’être étudiée pour elle-même, ou perd-elle de son intérêt du fait que sa démonstration est devenue facile, comme pourraient le suggérer les mots « application », « triviale » ou « exercice », à connotation dévalorisante ? Personnellement, je la considère comme très intéressante, d’abord parce qu’elle généralise le théorème de Pythagore, et aussi parce que, réécrite sous la forme \[\cos(\widehat{\mathsf{A}})=\frac{b^2+c^2-a^2}{2bc}\] elle exprime que les angles sont entièrement définis par la donnée des longueurs, et sont conservés si celles-ci sont toutes multipliées par la valeur absolue d’un rapport d’homothétie ou de similitude ;

  • mais surtout, les lycéens qui n’auraient vu que la démonstration facile en termes de produit scalaire (en supposant qu’ils la voient), sans pouvoir la comparer à la démonstration d’autrefois, auront-ils bien compris tout l’intérêt du produit scalaire et le progrès qu’il apporte ?

De façon générale, c’est à mon avis une erreur que de vouloir systématiquement court-circuiter le point de vue naïf : bien entendu, l’algèbre linéaire, les groupes de transformations avec la classification des géométries, ainsi que certaines axiomatiques adaptées à certains niveaux de rigueur, sont de puissants outils pour mieux comprendre, aller plus vite, et aller plus loin. Encore faut-il qu’on en ait eu besoin en ayant d’abord quelque chose à comprendre et à dépasser. Les diverses tentatives pour enseigner ces théories puissantes à des débutants étaient donc d’avance vouées à l’échec, dans la mesure où elles reposaient sur l’illusion qu’il suffirait que ceux-ci en disposent pour éprouver spontanément le besoin de s’en servir. Souvent même la construction de ces outils devenait une fin en soi et leur usage était négligé ou ignoré.

Comme si l’usage du marteau n’était qu’une vulgaire application de la théorie des chocs et percussions, que planter des clous n’était plus réellement indispensable, mais que — si vraiment on y tenait — on pouvait en planter quelques-uns à titre d’exercice !

Voilà pourquoi il me semble nécessaire d’en revenir à la progression proposée autrefois dans les programmes de géométrie du secondaire :

  • étudier d’abord un stock de figures élémentaires (droites concourantes dans un triangle, problèmes d’angles, faisceaux de cercles et cercles orthogonaux, propriétés élémentaires des coniques, …),

  • introduire de vraies transformations, telles les inversions, les projections cylindriques ou coniques, la dualité, qui modifient la forme des figures (c’est-à-dire les angles et les rapports de longueurs), alors que les différentes transformations actuellement étudiées dans l’enseignement secondaire sont presque toutes des similitudes (beaucoup plus difficiles à réellement utiliser, puisque ne permettant pas de ramener une figure à un cas particulier plus simple).

Ce n’est qu’ensuite que se pose le problème de mettre en place les structures et les outils puissants. Comme l’a écrit Rudolf Bkouche, « une initiation à la géométrie dont l’un des objectifs est l’accès au savoir contemporain peut alors se définir comme le cheminement qui conduit de cette géométrie première aux constructions sophistiquées des mathématiques contemporaines, moins pour suivre une reconstruction historique qui n’a pas lieu d’être, que pour démêler les fils directeurs et expliciter les problématiques qui permettent de comprendre les enjeux et les significations du savoir d’aujourd’hui ».

À propos du dessin en géométrie

Bien sûr, un dessin ne prouve rien, mais un discours formalisé ou une suite de symboles non plus : ils offrent tout autant des occasions d’erreurs de raisonnement, et nécessitent tout autant vigilance, discernement et esprit critique, la rigueur étant avant tout une rigueur intellectuelle et non je ne sais trop quelle rigueur formelle parfaitement illusoire.

Bien au contraire, les dessins fournissent un moyen de perception essentiel, dont on a eu bien tort de se priver. Mais il importe de les réaliser suffisamment correctement pour qu’ils puissent effectivement servir à quelque chose. Il faut, en effet, éviter :

  • les dessins minuscules sur lesquels on ne voit rien,

  • les fouillis de lignes uniformément épaisses (non modulées en fonction du rôle de chacune : lignes fixes, lignes de construction ou de rabattement, lignes dont l’existence est l’objet de la conclusion, lignes que l’on veut suggérer cachées, lignes variables devant évoquer une possible mobilité),

  • les « ellipses à pointes » pour dessiner des cercles en perspective tels un équateur ou la base d’un cône,

  • les éléments parasites, qui noient les parties du dessin utiles au raisonnement sous un fatras de points, de portions de lignes ou de parties de légende qui ne servent à rien,

  • les figures trop proches de cas particuliers non génériques.

Pour que les élèves apprennent à respecter ces critères, il suffira en général qu’ils suivent l’exemple de leur professeur (quitte à ce que celui-ci fasse quelques commentaires à ce sujet).

Il est vrai que l’on réalise maintenant beaucoup de ces dessins à l’ordinateur. Mais je les trouve souvent mauvais : pour éviter, en effet, les défauts mentionnés ci-dessus, en supposant que le logiciel s’y prête, il faudrait parfois y passer un temps considérable. Si l’on désire simplement pouvoir stocker ou transmettre électroniquement un dessin, on peut parfaitement le faire à la main et le scanner.

Un mot, pour terminer, concernant la rigueur

C’est en fait bien avant le collège qu’on fait des raisonnements déductifs. Je me souviens de mon instituteur de CM1 qui nous démontrait la formule de l’aire du rectangle en décomposant celui-ci en petits carrés (il supposait même explicitement pour cela que longueur et largeur étaient égales à un « nombre exact » d’unités de longueur ; point n’était besoin de parler de nombres entiers ou de rapport rationnel). Il nous démontrait la formule \(\text{base}\times\text{hauteur}\) pour l’aire du parallélogramme (en le ramenant à un rectangle par un découpage sur papier dont je me souviens encore), ainsi — bien entendu — que l’aire du triangle (en dédoublant celui-ci par symétrie pour en faire un parallélogramme). Il nous faisait décomposer des nombres entiers en facteurs premiers, et en déduire PGCD et PPCM. Je ne partage pas l’opinion de tous ceux qui me diront, sous prétexte que définitions et axiomes n’avaient pas été précisés au départ, que ce n’était pas rigoureux : tous les raisonnements y étaient, corrects, et auraient pu faire l’objet d’une rédaction en forme.

Il n’est d’ailleurs pas nécessaire de toujours tout redéfinir (« droite », « cercle », « angle », « plan », « nombre », …). Si, un jour, on tombe sur un os ou sur une ambiguïté, il sera alors temps de donner la définition précise dont on aura besoin ce jour-là, mais pas avant : il n’existe pas, en effet, de rigueur absolue ; il n’existe que des niveaux de rigueur, adaptés à différents besoins. Reprocherait-on aux Grecs de l’Antiquité d’avoir raisonné sur des angles, alors qu’ils ne connaissaient pas l’exponentielle complexe ? Ce serait aussi stupide que d’interdire à un bambin de dire « maman », tant qu’il ne sait pas donner une définition précise de la maternité, ou faire la distinction entre mère biologique, mère adoptive, mère nourricière et mère porteuse.

C’est justement l’un des rôles du professeur que de savoir gérer ces différents niveaux de rigueur.

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Daniel Lehmann a été professeur à l’Université de Lille, puis de Montpellier. Ses travaux de recherche portent principalement sur la géométrie différentielle. Il s’est aussi intéressé à l’enseignement, a publié plusieurs manuels en topologie et géométrie différentielle, divers articles dans le bulletin de l’APMEP, et a été le premier directeur de l’IREM de Lille.


  1. J’entends par « vrais résultats » des résultats significatifs, c’est-à-dire autres que des sorites ou des lemmes techniques.↩︎

Pour citer cet article : Lehmann D., « Géométrie, rigueur et démonstration », in APMEP Au fil des maths. N° 541. 15 novembre 2021, https://afdm.apmep.fr/rubriques/opinions/geometrie-rigueur-et-demonstration/.