Renvoyez l’ascenseur !

Nous savons tous ce que l’informatique doit aux mathématiques. Mais le bébé est devenu grand, il s’est émancipé. Il a su inventer de nouveaux concepts et de nouveaux paradigmes sans lesquels la profusion de codes que nous connaissons aujourd’hui aurait été impossible. Il est temps de renvoyer l’ascenseur. Comment ces innovations de l’informatique peuvent-elles nous éclairer dans notre enseignement des mathématiques ?

Agnès Veyron

© APMEP Septembre 2021

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Les séries sont à la mode. Allez, on va faire une série de trois épisodes ! Dans le premier, celui de ce numéro, nous partirons à l’exploration des concepts de haut et bas niveaux à partir de cette question «Faut-il définir la droite en Sixième ?». Dans le deuxième, à nous l’approche fonctionnelle et le concept d’objet à l’aide du théorème de Pythagore. Et enfin nous finirons avec les classes abstraites et les interfaces, … Un parfum de mystère et d’exotisme, non ? Ceci avec comme appui les fractions. Qui a dit galère ?

Haut niveau et bas niveau

Plus un langage de programmation (et par extension un logiciel) est de haut niveau, plus il vous permet de résoudre facilement les problèmes courants que vous rencontrez, par contre moins il gère les moutons à cinq pattes. Plus un langage est de bas niveau, plus il vous permet de faire ce que vous voulez, encore faut-il savoir le faire.

Vu autrement, le langage de haut niveau vous permet de vous concentrer sur ce qui est pertinent pour vous, le langage de bas niveau vous oblige à gérer l’intendance.

Par exemple, Word est un logiciel de haut niveau, si je veux souligner, je souligne : S, tandis que \(\LaTeX\) est un langage de plus bas niveau, si je veux souligner, je tape : \underline{texte à souligner}, c’est moins simple mais la commande peut être redéfinie pour un résultat complètement personnalisé. \(\LaTeX\) est plus malléable que Word.

Autre exemple : WordPress est un outil de haut niveau qui vous permet de créer un site web en vous concentrant sur votre contenu sans avoir à vous soucier des problèmes de code. Cependant vous devez rester dans le cadre de ce que propose WordPress. Si vous voulez un site entièrement personnalisé, il vous faut redescendre au niveau des langages html, css et javascript.

Dans un tout autre ordre d’idée, le robot de cuisine qui fait tout est un ustensile de haut niveau, la spatule en bois et ses copains (casserole, couteau, …) sont des ustensiles de bas niveau.

Vous l’avez compris le choix entre un outil de haut niveau et un outil de bas niveau se fait en se posant les questions suivantes :

  • qu’est-ce que je veux faire ?

  • qu’est-ce que je suis capable de faire ?

  • quel est l’outil le plus efficace pour moi ?

Faut-il définir la droite en Sixième ?

La tentation est grande en Sixième de se dire : « Je donne la définition d’une droite, voire d’un point, comme ça on repart à la base, ils comprendront mieux. »

Petites questions :

Combien, parmi ceux qui ont eu cette tentation, ont appris la géométrie directement à partir des Éléments d’Euclide ?

Les ouvrages d’Euclide comme de Bourbaki sont des ouvrages de synthèse ; certes ils repartent « à la base » mais ils nécessitent pour être lus une connaissance du sujet, ce ne sont pas des ouvrages d’introduction.

Sentez-vous que vous comprenez mieux une fois ces deux définitions d’Euclide lues ?

  1. « Une ligne est une longueur sans largeur. »

  2. « La ligne droite est celle qui est également placée entre ses points. »

Au vu des attendus de la classe de Sixième, la pertinence de ces définitions n’est pas immédiate, et votre définition, si vous pensiez en donner une, apporte-t-elle vraiment quelque chose ?

Nous reviendrons sur ce problème dans le deuxième épisode, l’approche fonctionnelle.

2. « Une ligne est une longueur sans largeur. »

Est-on vraiment à la base si on ne définit pas longueur et largeur ?

Cette définition est la deuxième du livre I des Éléments d’Euclide donc, étant donnée sa position, pour les Grecs l’évidence était atteinte. Mais nous savons aujourd’hui que l’on peut construire des géométries «plus basiques» avec des lignes sans notion de longueur et de largeur.

La quête de la base est sans doute un combat perdu d’avance.

Point d’étape

L’idée de vouloir donner aux élèves un enseignement rigoureux posé sur des bases solides et de construire les connaissances à partir de leurs fondements est louable. Cependant, d’une part, vouloir repartir de la base est un leurre car la base choisie peut souvent être elle-même approfondie et, d’autre part, repartir de trop bas oblige les élèves à se charger de tâches et concepts qui ne sont pas pertinents pour eux et qui de ce fait peuvent gêner leurs apprentissages. Ce n’est pas de leur niveau. Le mot est lâché : il faut trouver le « bon niveau » d’enseignement.

Haut niveau et bas niveau en mathématiques

Les mathématiques de haut niveau sont celles des petites classes. Elles sont plus simples à appréhender, plus simples à utiliser à condition de rester dans un périmètre restreint. Elles sont pertinentes pour les problèmes à résoudre par des enfants jeunes. « Tu veux une droite ? Place deux points, prends ta règle et trace. Ne t’arrête pas sur les deux points, sinon tu obtiens un segment, prolonge, les droites c’est infini, je l’ai déjà dit. » Quelle est la place de la définition de la droite ici ? Aucune.

Puis quand les problèmes se posent, les outils montrent leurs limites. Il est alors temps de creuser les questions, de fouiller, d’approfondir, de chercher les racines, de comprendre en profondeur à la manière d’un spéléologue, en bref d’explorer les mathématiques de bas niveau. Par exemple, dans les petites classes, le champ des problèmes est restreint, les nombres entiers sont des outils pertinents pour les résoudre. Puis vont apparaître des problèmes dont la solution n’est pas entière. Alors il va falloir fouiller la notion de nombre, descendre plus bas pour découvrir les nombres décimaux et rationnels.

De la même façon qu’un langage de haut niveau s’appuie toujours sur des langages de plus bas niveaux, les mathématiques de haut niveau s’appuient sur des mathématiques de plus bas niveau qu’il faut explorer petit à petit (l’analogie du robot atteint là ses limites, inutile de le démonter pour chercher la cuillère en bois, y en a pas).

La croissance du savoir ressemble à celle d’un arbre, par les branches mais aussi par les racines, vers le haut vers des applications de plus en plus complexes, de plus en plus performantes, mais aussi vers le bas à la découverte des fondements. Le savoir ne se construit pas depuis les bases mais s’investit à un certain niveau et ensuite pour pouvoir progresser vers le haut, doit progresser vers le bas.

C’est le rôle des programmes et des enseignants de caler le bon niveau d’accès, de garder à l’esprit ce double mouvement vers le haut et vers le bas que l’esprit de l’élève doit faire pour s’approprier les connaissances.

Dans la classe

La bonne question n’était donc peut-être pas : « Faut-il définir la droite en Sixième ? » mais « Quel est le niveau d’entrée le plus pertinent pour mes élèves ? ». Celui qui leur permettra de résoudre les problèmes du programme sans avoir à gérer des éléments qui relèvent pour l’instant de l’intendance.

Il faut cependant faire attention à ne pas boucher les canaux d’accès aux mathématiques de bas niveau. On ne construit pas les bases, on investit les mathématiques à un certain niveau.

Par exemple, à l’école primaire, la multiplication est introduite comme addition itérée ; il ne s’agit pas de la multiplication de « base », mais d’une multiplication adaptée aux capacités et aux problématiques des enfants de cet âge. C’est la multiplication qui correspond au bon niveau d’investissement de la notion. Mais il faut éviter d’afficher au-dessus du tableau : « Quand on multiplie, on agrandit », car alors on bouche les canaux d’accès vers le bas à la multiplication par un nombre positif inférieur à \({1}\).

De même, en Seconde, les carrés des nombres sont toujours positifs. Cela correspond au niveau pertinent d’investissement de la notion de racine carrée. Mais attention, si un élève demande : «\(-1\) a-t-il une racine carrée ?», une réponse adaptée est : « Oui, mais pour l’instant les nombres que nous connaissons nous permettent seulement de définir les racines carrées des nombres positifs ». Sinon on bouche le canal d’accès aux nombres complexes.

Conclusion

Les notions informatiques de haut niveau, de bas niveau et d’outil adapté au problème que l’on rencontre nous ont amenés à définir d’une part des mathématiques de haut niveau et de bas niveau, et d’autre part la notion de bon niveau d’investissement des notions.

La construction du savoir peut être vue non pas comme celle d’un édifice sur des bases solides, mais comme celle d’un arbre par le développement simultané des racines et des branches. Et pour que la croissance soit harmonieuse, il faut faire attention à ne pas bétonner le sol.

Haut niveau, bas niveau en mathématiques, ce n’est pas ce que vous pensiez… je vous ai retourné la tête, c’était le but. Rendez-vous au prochain épisode : approche fonctionnelle et concept d’objet.

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Agnès Veyron est enseignante au lycée Malraux à Montereau-Fault-Yonne (77). Titulaire d’un master 2 d’informatique mention « Système d’information Multimédia et Internet », elle développe le site TacticMaths 1(calcul mental) avec Anne Bouchard, ainsi que de petits utilitaires à destination de ses classes.

  1. Voir Au fil des maths n°529, pp.~25-32
Pour citer cet article : Veyron A., « Renvoyez l’ascenseur ! », in APMEP Au fil des maths. N° 541. 19 novembre 2021, https://afdm.apmep.fr/rubriques/opinions/renvoyez-lascenseur/.


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