La troisième langue
On ne présente plus Stella Baruk. On retrouve, dans cet article original, ses talents d’analyse du langage (ou plutôt des langages) pour déceler dans certaines erreurs de nos élèves des explications de malentendus qui ont la vie dure, et parfois de lourdes conséquences. Naviguons avec elle entre mathématiques et poésie, à la découverte de cette troisième langue bien cachée dans nos classes.
Stella Baruk
© APMEP Juin 2018
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En 1982, porté par la vague d’ouvrages de popularisation des mathématiques qui succéda au « séisme planétaire » des « maths modernes », parut à Boston un livre qui connut un très vif succès : accueil confirmé en France où, dans une excellente traduction et avec pour titre L’univers des mathématiques[5] on pouvait en disposer quelques années plus tard.
Les sujets abordés sont loin d’être élémentaires, mais le sérieux de l’entreprise n’exclut pas l’humour. Comme on peut s’en assurer, lors du récit d’une rencontre — imaginée — entre un « mathématicien idéal » (M.I.) et un agent en relations publiques de son université (A.R.P.). Celui-ci est chargé d’écrire un article sur les raisons pour lesquelles serait renouvelée, ou non, la subvention accordée au M.I. pour poursuivre ses recherches, lesquelles ont pour sujet « le problème d’existence des hypercarrés non riemanniens ». Ignorant le danger, l’A.R.P. souhaite donc savoir de quoi il s’agit. Face aux réticences du mathématicien, et faisant preuve d’une insistance suicidaire, il finit par obtenir ceci : « Considérez une bonne fonction f sur un espace mesuré Ω prenant ses valeurs dans une gerbe de germes munie d’une structure de convergence de type saturé. »
Proposition suivie d’un effet dissuasif aisément prévisible, et d’un « à quoi ça sert » qui l’est tout autant. Notre A.R.P. ne comprend rien. Or… Pas un mot dans cette « description », ici en français, dont le sens ne soit aisément accessible à quelque Français moyen, aidé s’il le fallait des petits ou grands Larousse ou Robert. Pour « preuve », en oubliant f et Ω , et en combinant et déclinant les mêmes mots, on peut par exemple décrire un petit désastre écologique, celui d’un espace muni de bonnes gerbes, structurées en fonction de leurs mesures, mais vers lesquelles convergent et que saturent des germes qui leur « prendront » leur valeur…
Tout en n’attribuant pas à cette description une valeur littéraire exagérée, on serait tenté de penser à cette citation de Paul Valéry[8] : « Science et poésie peuvent se concevoir comme des développements divergents de propriétés et de possibilités qui sont confondues dans l’usage commun de la parole. »1
Comment alors ne pas penser à ce « tronc commun » qu’est le trésor de paroles qui se constitue dès l’enfance ? Écoutez ceci, que disent ou chantent les petits : « un, deux, trois, j’irai dans les bois, quatre, cinq, six, cueillir des cerises, sept, huit, neuf, dans mon panier neuf, dix, onze, douze, elles seront toutes rouges. »
Tout est déjà là. Le monde mis à disposition en quelques mots, l’espace illimité qu’ils ouvrent à l’imagination, fécondée par la curiosité, et réciproquement. La comptine prend fin, mais pas tout ce qui peut pousser ou se passer dans les bois, mais pas tout ce qui peut se compter trois par trois, ou deux par deux, ou quatre par quatre, ou un par un, avec l’émerveillement de pouvoir toujours aller au-delà. Une langue est ainsi présente, partagée par une communauté de personnes, à l’échelle d’un territoire ou d’un pays. Langue qui s’enrichira, s’affermira de pouvoir s’écrire. Car à qui sait lire, et au contraire de ce que veut donner à penser la célèbre citation « “chien” n’aboie pas »2, l’écrit aussitôt que déchiffré parle tout autant que vous et moi, mieux encore, car laisse libre de penser à n’importe quel chien, petit, gros, blanc, noir, gentil, méchant…
Oral ou écrit, un « discours » parle à quiconque il est adressé dans sa langue. Qu’en est-il de celui destiné à présenter les hypercarrés non riemanniens ? Que dit-il ? Très probablement rien au Français moyen, pouvant même produire une sorte d’effroi : alors que tous ses mots se comprennent un par un, mis ensemble, ils sont un bloc menaçant. Tout comme le sont ces tableaux couverts de signes effrayants que les médias utilisent complaisamment pour illustrer tout propos destiné à… encourager ceux à qui justement les mathématiques font peur. On peut alors répondre à la question souvent posée aujourd’hui : non, les mathématiques ne sont pas une langue : elles ne sont pas un moyen d’expression et d’échange commun de toute une population ; mais elles ont une langue, qui est une langue de savoir. Comme toute langue de savoir, elle n’est pas une langue naturelle, mais s’en nourrit, pour en faire sa propre matière. Au point que, comme le dit encore Paul Valéry, « la vue d’un dispositif de sonnet comme la simple vue d’une page d’algèbre, suggèrent les existences de deux modes de pureté, aux extrêmes l’un de l’autre, dérivant également et comme symétriquement du langage ordinaire, source commune, impure et indispensable. »
Poésie et algèbre « symétriques » par rapport à la langue commune ? Jugez-en.
Sonnet3 |
Page d’algèbre |
Heureux qui, comme Ulysse, a fait un beau voyage, |
\(\begin{align*} 2\mathrm{iz}+19=-4\mathrm{i}+5\mathrm{z}&\Longleftrightarrow 2\mathrm{iz}-5\mathrm{z}=-4\mathrm{i}-19\\&\Longleftrightarrow (2\mathrm{i}-5)\mathrm{z}=-4\mathrm{i}-19\\&\Longleftrightarrow\mathrm{z}=\dfrac{-4\mathrm{i}-19}{(2\mathrm{i}-5)}\\&\Longleftrightarrow \mathrm{z}=\dfrac{(-4\mathrm{i}-19)(2\mathrm{i}+5)}{(2\mathrm{i}-5)(2\mathrm{i}+5)}\\&\Longleftrightarrow \mathrm{z}=\dfrac{8-20\mathrm{i}-38\mathrm{i}-95}{-4-25}\\&\Longleftrightarrow \mathrm{z}=\frac{-87-58\mathrm{i}}{-29}\\&\Longleftrightarrow \mathrm{z}=\frac{-29(3+2\mathrm{i})}{-29}\\&\Longleftrightarrow \mathrm{z}=3+2\mathrm{i}\end{align*}\) |
Si à la proposition de Paul Valéry on ajoutait l’affirmation sans réplique d’une linguiste, selon laquelle « la mathématique est un texte, une combinaison de signes, de nombres, une sorte de tissage de ces signes[7] », les deux « textes »précédents apparaîtraient en effet dans leur « pureté » supposée « aux extrêmes l’un de l’autre ». L’un porté par les émotions et l’art du poète nous mène par le bonheur des yeux et des oreilles vers « la douceur angevine », et l’autre vers « … z-égale-trois-plus-deux-i » ; l’un par la grâce de la « pureté » de l’art du poète nous permet de nous reconnaître dans les émotions originelles offertes par la « source commune impure et indispensable » du langage ordinaire, mais l’autre dans sa pureté, elle glacée, semble l’avoir complètement éliminée, éliminant du même coup toute émotion, toute subjectivité.
En apparence seulement. En réalité, la page d’algèbre peut être extraordinairement expressive, et flatter certains modes de pensée. D’abord elle met en jeu des objets que l’on peut nommer, et définir sans ambigüité, qui ont acquis à travers l’histoire leurs titres de noblesse, équations, nombres, imaginaires, complexes ; histoire qui les enrubanne d’un halo de questions passionnantes, « imaginaires, pourquoi ? », « complexes, quand ? », « inventés — ou découverts4 — par qui ? »
Et puis il est question de résoudre, et c’est ici un corps à corps avec la matière, qui peut aussi donner l’envie de se raconter, — « des carrés négatifs, pensez, ça ne s’est ni trouvé ni accepté comme çà… ainsi moi, par exemple… » — il faut alors chercher des procédures fécondes, relever des défis, surmonter des étonnements, des découragements, s’assurer en passant de la première ligne à la dernière par de constants raisonnements que rien ne se perd de leurs contenus de vérité ; et ce, depuis la première en forme de question « cryptée » — pour quelle valeur de la variable complexe désignée par z a-t-on… — à la dernière qui révèle en clair la solution — égalité vraie si on remplace z par « \(3+2\mathrm{i}\) »… Recherches récompensées, vérification, ça marche ! Tous les « logiquement équivalents » ont tenu leurs promesses ! Émotion supplémentaire, ça peut se voir : dans le plan complexe, deux chemins qui depuis l’origine mènent au même endroit.
Pour l’instant on peut donc continuer de suivre Valéry quand il dit que le même instrument verbal, convenablement adapté, exécutera ces transformations d’attributs que nous appelons un raisonnement, ou bien, si nous visons à obtenir une modification composée de sensibilité et de pensée, nous offrira les combinaisons complexes qui constituent la substance des poèmes.
Ainsi les pages menant tant à la « douceur angevine » qu’à « z-égale-trois-plus-deux-i » apparaissent toutes deux porteuses de sens et d’émotions. Soit.
Mais alors qu’est-ce qui, en mathématiques, dans cet univers langagier devenu idyllique vient se mettre en travers du sens ? Pourquoi tant d’incompréhensions, d’échecs, de désespoirs, parfois si précoces ?
C’est qu’une troisième langue est là. Faite de myriades de tournures, d’expressions, de locutions particulières, elle s’invente constamment, elle s’introduit partout. C’est l’infinité non dénombrable des « textes » potentiellement productibles au sein de toute institution chargée d’instruire : langue orale d’échanges entre ces « sujets parlants » que sont élèves et professeurs ; langue écrite de livres ou cahiers de cours, de recueil d’exercices, et langue née, du CP à la terminale, de leurs infinies combinaisons.
Pour commencer, il serait temps de scruter l’impassibilité supposée de notre page d’algèbre. La merveille de ce « z-égale-trois-plus-deux-i » est étroitement dépendante d’une foule de prescriptions. Il va falloir pour en arriver là soustraire, factoriser, diviser, multiplier, développer, réduire, simplifier. Autant dire mettre au moins sept fois la vie de la solution en danger.
Quelques instants de poésie…
Notre belle langue française possède un verbe que peut-être d’autres nous envient : du troisième groupe, mais de première importance, parce qu’il est double ; et ce verbe c’est : entendre. Oui, entendre, qui veut dire « ouïr », et entendre qui veut dire « comprendre ».
« Ouïr » est un verbe méconnu, et c’est dommage ; amusons-nous avec Raymond Devos qui le réhabilite en nous faisant remarquer que l’oie oit ; de même que ces palmipèdes, les jeunes bipèdes fréquentant école collège ou lycée oient. Oui, mais question cruciale en mathématiques, certains d’entre eux oient quoi ?
Qu’une bissectrice est un acte de symétrie ?
Que des fractions sont irrécupérables ?
Qu’une définition peut être pourvue d’un reste ?
Sans compter des droites qui sont concurrentes, une surface qui est un objet génétique, un prisme dont les phases sont des rectangles, des nombres qui sont conventionnels, des côtés consécutifs parallèles… Or un simple mot à la place d’un autre « troue » une phrase, et fait disparaître son sens.
Ouïr c’est être confronté non seulement à ce qui se dit, mais aussi à ce qui se lit (voir les SMS). Ce qui nous mène à la deuxième signification du verbe entendre : comprendre. Question tout aussi cruciale. Que comprennent donc les élèves à ce qui leur est demandé?
… et d’imprévu
Ici en CP
et là en CE1
Exemples qui peuvent donner à sourire, mais qui sont instructifs. Le coloriage obtenu à partir de moitié des voitures est plus correct dans sa littéralité que ce qui était souhaité, à savoir la moitié du nombre des voitures ; quant à la complémentation avec un < ou >, on ne saura jamais si, peut-être entre des guillemets supposés, le petit CE1 l’a prise pour un exercice d’écriture, ou pour la description des états d’âme d’un joueur indécis. Quelle peut être la dose acceptable d’implicite d’un énoncé même aussi élémentaire ? Complète avec le signe “<” ou le signe “>” avait quelque chance de donner à “<” et “>” la possibilité d’être entendus comme plus petit que ou plus grand que.
Écrites ou orales, les « consignes » données à l’école sont ô combien tributaires « de l’impureté congénitale et inévitable du langage pratique ». Inévitable, bien sûr, il faut pouvoir parler, expliquer, proposer des analogies, des métaphores, tout ce qui peut, en langue maternelle contribuer au mouvement de la pensée. Mais c’est pour pouvoir construire des significations spécifiques, parallèles et « épurées » qui devront coexister pacifiquement avec les « impures » et non les éliminer, sous peine de rendre muets élèves et professeurs.
Jeux de vocabulaire
Il est cependant des traditions langagières qui mériteraient instamment d’être reconsidérées. Commençons par l’école.
J’ai souvent donné en exemple cet énoncé proposé en CE2 :
Le cinéma du quartier peut accueillir 376 personnes. La caissière a vendu 239 billets. Combien de fauteuils sont restés inoccupés?
Pour bien faire, il faudrait en soustrayant 239 billets de 376 personnes trouver des fauteuils.
Langue de qui ? En fait langue de personne, ou d’une masse adulte indifférenciée. Pour quoi ? Pour une belle « soustraction à retenue ». Et le sens ?
Si on veut à tout prix faire faire aux élèves des problèmes de « vie quotidienne » tels que celui-ci, du moins faut-il tenter de préserver l’avenir. Additionner et soustraire n’ayant de sens qu’à partir de mêmes entités, on ne pourra ici soustraire qu’en trouvant préalablement un même terme transitif pour les trois sortes d’objets donnés dans l’énoncé. Celui qui emporte généralement l’adhésion des enseignants c’est « places ». Peut-être trouverez-vous mieux. En tous cas, l’énoncé relu avec la possibilité de remplacer chacun des mots par un même, et si on le « formalisait », peut se penser comme
376p − 239p = ? p
qui est tout de même plus rigoureux que (avec cette fois p pour « personne »)
376p − 239b = ? f.
Encore faut-il que le terme transitif « tienne ». Parfois il est — implicitement — imposé par l’énoncé, comme ici, en CE1.
(il y a ensuite une question sur la possibilité de placer tous les livres sur l’étagère).
Album, conte, livre, mêmes objets ? Et puis, un album a-t-il la même épaisseur qu’un Harry Potter ou qu’un dictionnaire ? Pourquoi de telles approximations ? On n’en finirait pas de recenser les jolis problèmes proposés aux enfants qui amènent à « compter ensemble » pommes et bananes, chaises et tables, orchidées et violettes, avec la conscience plus que tranquille, en ayant le sentiment de faire en même temps « travailler le français ». Que la langue puisse proposer des « proximités sémantiques » telles que celles-ci ou d’autres — pour livre, recueil, brochure, volume, bouquin — est une richesse ; mais cette richesse doit-elle jouer contre la rigueur qui intime aux opérations d’addition et de soustraction mathématiques de strictes conditions de sens ? Plus que jamais, et selon la formule proposée par un écrivain, si l’on n’y prend garde, « le génie de la langue devient le mauvais génie des mathématiques scolaires ».
Ce phénomène va être renforcé par un autre, constitutif des premières années d’école. Ce qui paraît universellement éprouvé par les petits élèves, c’est que seuls comptent vraiment les comptes c’est-à-dire les calculs faits entre nombres chiffrés ; ce qu’ils nombrent qui pourtant a demandé des trésors d’imagination aux auteurs d’énoncés n’ayant que peu d’importance ou aucune en regard des totalités nombrées. Avec fauteuils ou livres, seul importe d’écrire 376 − 239, ou 54 + 27, et de trouver juste. Et alors bravo, et en avant pour, au collège, compter ensemble tout ce qui est pourvu d’un coefficient qui seul mobilise l’intérêt.
On ne fait pas plus propre, mieux plié que ces ab, ou xyh.
L’« inévitable » coexistence d’objets mathématiques et d’objets qui ne le sont pas rend indispensables des outils d’analyse à mettre à la disposition de tout jeunes enfants.
Tout d’abord, distinguer ces deux sortes d’objets : autrement dit la langue, au secours d’elle-même. Pour ce qui est des nombres, il m’est rapporté depuis plusieurs années que la notion de nombre-de, distincte de celle de nombre, et adoptée dans plusieurs écoles, aide grandement les petits à ne pas répondre par exemple 8 pour 5 sacs de 3 pommes ou comme ici pour un nombre de noisettes :
Pour distinguer « 3 », idéalité que personne n’a jamais rencontrée, de « 3 pommes », réalité incertaine et éphémère, il suffit de les caractériser différemment. Comme le dit joliment Antoine Destutt de Tracy[6] (1754—1836) les nombres seraient « divers degrés de quantité encore inappliqués à aucun objet en particulier », autrement dit des « idées de quantité », ou idéalisés ; un vaste répertoire des nombres, organisé en poupées russes vient au secours de qui s’interrogerait sur la pertinence ou non à attribuer une identité de « nombre » à une entité quelconque5: 3 figure dans ce répertoire, « 3 » est un nombre6 ; « 3 pommes » non, n’est pas un nombre, pas plus que ne le seraient 3 mètres, ou 3 grammes.
La grammaire nous aide aussi : en faisant réintégrer au « 3 » de 3 pommes le lieu d’où il est issu, c’est-à-dire la langue, ce « trois » est un adjectif numéral cardinal. En revanche dans la phrase « trois est le deuxième nombre premier », ce « trois » tout seul est un substantif.
Dire « nombre-de » n’est donc pas laisser la suite du propos en suspens, comme « nombre de …. » On écrira donc très normalement : « compte le nombre de lapins ». Mais en mettant un trait d’union entre « nombre » et « de », on construit un ‘nouveau’ substantif, qui a statut de mot composé, et qui, utilisant le nombre, ne lui est pas réductible. Et pour ce qui est du pluriel, on sait que celui des mots composés n’obéit à aucune règle précise : un porte-plume, des porte-plume ; un arc-en-ciel, des arcs-en-ciel (prononcés arkenciel). Le pluriel de « nombre-de sera donc des « nombres-de ». Il devient alors facile de séparer, distinguer, caractériser. Par exemple : « pour qu’un nombre-de ait du sens, il faut que les objets comptés soient de la même nature » ; ou bien encore « on peut toujours additionner deux nombres, mais pas toujours deux nombres-de ».
Nombres et formes
Et maintenant une autre distinction essentielle qui n’est, pour le grand inconfort des mathématiques à venir, toujours pas claire à l’école, alors qu’elle est proposée depuis plus de quatre décennies7: la différence entre une opération et un calcul. Prenons pour exemple l’addition, qui est, de façon précoce, l’opération de tous les dangers. Voyons d’abord ce qu‘il en est en nombres.
À partir de deux nombres distincts, et pour une raison qui l’auront rendue nécessaire, l’addition en génère un troisième, qui, par écrit, accédera à l’existence grâce à un signe qui a fini par se trouver en Allemagne à la fin du XVe siècle, « + », qui se lit « plus » ; et supposons que les nombres qui l’auront rendue nécessaire soient 25 et 34.
Il faudrait que dès l’école, les enfants comprennent qu’additionner 25 et 34 n’est pas avoir trouvé 59, mais avoir constitué leur somme, « 25 + 34 ».
$$\underbrace{25+34}_{\text{somme}}\underbrace{=}_{\text{invitation à calculer}}\underbrace{59}_{\text{résultat du calcul}}$$
25 et 34 sont les termes de la somme, qui, elle, est et restera éternellement 25 + 34, car elle est une forme; qui saurait, en effet, voyant 59 qu’il a été obtenu en ajoutant 25 et 34 ? Pourquoi pas 22 et 37 ? Ou 20 et 39 ? Ou 50 et 9 ?
59 n’est pas plus la somme de 25 et 34, que 25 + 34 n’est une écriture de 59. Il est, au-delà de la somme en question, le résultat d’une autre action, un calcul. Le calcul c’est la réponse au « ça fait… », et cela semble bien être dans la tête des élèves la seule visée de toute entreprise mettant en jeu des chiffres. Impossible, par exemple, des années plus tard, d’obtenir la généralisation de la notion de successeur, par exemple pour démontrer que la somme de trois entiers naturels consécutifs est divisible par 3. On peut obtenir autant de successeurs que l’on veut, de 7, 36, 300, 2 018, on n’aura pas celui de a. Et si en désespoir de cause, on est amené à le révéler, un petit scandale surgit : mais a + 1, ça ne fait rien !
Il faut, on l’a vu, que ça « fasse » quelque chose, et on continue d’appeler ça « faire des opérations ». La confusion, qui date de l’ancienne école, celle où on rédigeait les réponses à un problème en faisant deux colonnes, avec « solutions », et « opérations », celle-ci n’étant autre que celle des calculs. Confusion qui fut donc pointée du doigt au moment des « maths modernes, mais qui perdure. Imaginez un problème dans lequel il y a à soustraire 25 de 54, et donc à trouver 29 : à un élève qui a écrit 54 − 25 = 39, on pourrait donc dire « ton opération est juste, mais ton opération est fausse » ! Le nécessaire travail, réel, malaisé, de changement dans les façons de s’exprimer est pourtant sans commune mesure avec les dégâts que produit une langue qui sème le trouble dans l’intelligibilité de tout ce qui touchera aux nombres. Rendre le jeune élève conscient de deux processus de pensée distincts, l’un qui est une décision en vue, dans une situation donnée, de répondre à une question, l’autre un art de calculer, est un bénéfice pour tous, élèves, petits ou grands, professeurs d’école ou de collège. Savoir opérer, même si on ne sait pas calculer, est garant du sens, savoir calculer est un bonheur qui concrétise la solution imaginée.
« Si on ne sait pas leur nom, la connaissance des choses périt » disait Isidore de Séville8. Si donc on ne sait pas précocement que 5 + 3 est une somme, 5 − 3 une différence, et 5 × 3 un produit9, il sera bien tard au collège, de demander d’écrire « le double du produit de la somme de 23 et du triple de 5 par leur différence », ou la même chose avec des a et des b. C’est bien depuis qu’ils sont petits que pour les élèves ces mots doivent devenir avec leur sens mathématique, partie intégrante de leur langue, que « somme » n’exclut pas « somme d’argent », ou « un petit somme dans l’après-midi », que « produit » ne méprise pas « produit de consommation, ou ménager ».
L’algèbre étant l’art par excellence des changements de forme, la notion de forme, manquant pour l’instant à l’école, elle aura donc du mal à se mettre en place dans un monde devenu encore plus habité d’entités nouvelles, rempli de lettres mises en lieu et place de nombres, d’opérations qui désavouent ce qu’on savait dire jusqu’alors — quand ajouter (− 5) c’est soustraire — qu’on savait lire jusqu’alors — quand 24 − 4 × 3 n’est pas d’abord 24 moins 4, multiplié ensuite par 3. Alors les plus indécis, les moins aguerris, seront dans ce « brouillard numérique » où seules quelques prescriptions surnagent.
Ici une différence traitée en produit :
là un produit traité en somme :
Il y a, on le voit, une réelle intolérance à la forme nouvelle qu’est un produit de deux termes eux-mêmes somme ou différence, et de ce fait la recherche de ce qui peut bien permettre de s’en débarrasser. La façon de s’y prendre plus haut est tristounette avec un signe rendant compte d’une petite tranche de vie inconfortable.
Ici, de façon bien plus imaginative, la difficulté est contournée, et l’équation créée est parfaitement résolue :
Pourquoi ces formes prêtes-à-traiter sont-elles ignorées en tant que telles, ici :
et plus encore là
Dans les milliers de cas analogues, tout se passe comme si à peine vue, une « structure » telle que celle-ci (⋯ + ⋯)(⋯ + ⋯) dégèle les paroles gelées qui collent à cette écriture, car ce qui est entendu c’est « développer et réduire », qui parle plus haut et plus fort que tout autre chose ; développer et réduire c’est du bon calcul, du calcul consistant, qui occupe, et satisfait le sentiment du devoir accompli. La preuve, le « résultat » soigneusement encadré.
Et enfin ici, le délitement absolu de la notion même de forme, dans un halo de prescriptions attribuées mal à propos à des entités qui mises ensemble n’ont plus rien à voir avec ce qui justifierait la soigneuse mise en place d’un tableau (avec le signe de − 3x + 1 correct, quelque chose à en tirer ?)
Il y a donc fort à faire pour que cette troisième langue qui dicte des conduites aberrantes aux élèves soit diagnostiquée, identifiée, « légitimée » pour être ensuite paisiblement mise à l’écart. Parce que les élèves, eux, en écrivant \(\frac{2}{3}+\frac{3}{5}=\frac{5}{8}\) « parce que c’est une addition », ou \(=\frac{2}{5}\) parce qu’on (télé)simplifie par 3, vous jureraient ne faire et ne dire que ce que leur professeur fait ou dit en classe.
Ici, en particulier, où on « enlève » la même chose en haut et en bas :
« il ne reste rien ».
Juste pour le plaisir, encore cette production-ci :
avec un calcul de B qui est un chef-d’œuvre de conscience professionnelle avec, au « résultat », un dénominateur que je vous laisse analyser.
Rien n’est donc plus instructif et fécond que l’analyse des erreurs sans cesse pareilles et sans cesse nouvelles qui révèle la façon dont tout un bavardage en cette langue troisième dicte et suscite des conduites qui pourraient être « rattrapées » avant que l’élève ne se soit complètement perdu dans des voies qui l’éloignent de plus en plus du sens. Pour quiconque enseigne à des élèves vivants, analyser les créations originales qu’ils obtiennent à partir de combinaisons du lu, du su, du vu et de l’entendu est un vrai « cours de langue », de cette troisième langue qui envahit tous les espaces où elle peut trouver de la place.
Nous avons surtout examiné quelques un des effets des trois langues, particulièrement la troisième, à l’école, parce que l’école est fondatrice, et que le difficile travail des professeurs d’école serait grandement facilité par une mise en place progressive d’une langue claire qui se mathématiserait au fur et à mesure, mais serait, tout de suite, rigoureuse.
Le diable se cache dans les détails…
Et le collège? Qu’en est-il de sa soumission au « langage ordinaire, source commune, impure et indispensable » ? Eh bien là aussi, notre troisième langue puisqu’inévitable, est susceptible de produire d’« autres entendus » que ceux normalement attendus, certains prévisibles, d’autres pas, innombrables en puissance parce qu’inaperçus. Un seul exemple, parmi de bien nombreux, nous le montrera.
J’avais remarqué, dans un numéro des Chantiers[4] — cela ne datant pas d’hier —, un « souci de père de famille » découvrant avec son fils une leçon à apprendre et qui s’énonçait ainsi :
Propriété : prendre \(\frac{a}{b}\) d’une quantité, c’est multiplier cette quantité par \(\frac{a}{b}\cdotp\)
Un appel de note à « quantité » renvoyait à ceci :
je demande momentanément à mes lecteurs de renoncer à leur savoir mathématique pour adopter le point de vue d’un individu normal maîtrisant suffisamment le français.
Précaution utile, tout l’article d’ailleurs — drôle et stimulant — s’attache à débusquer un certain nombre de petits ou gros paquets de dynamite cachés sous des petits mots mine de rien.
J’ai retrouvé cet article il n’y a pas longtemps, avec, attaché par un trombone, une copie qui m’avait été envoyée pour son pittoresque et son superbe dédain de toute vraisemblance. Cela vaut la peine de la regarder, tant elle rend expressive la distance avec la réalité que peuvent prendre tout à la fois des énoncés et les réponses associées.
Je ne dispose malheureusement pas de l’énoncé. Il est sans doute question d’Aline et de son frère qui prélèvent pour les manger des bonbons contenus dans un sac. Le dessin tente de traduire qu’Aline en a mangé \(\dfrac{1}{5}\cdotp\)
On ne peut que supposer que « le frère » mange les \(\frac{2}{3}\) du reste. Pourquoi \(\frac{19}{5}\), mystère. Y avait-il un « 4 » dans l’énoncé, transformé en cinquièmes, dont aurait été retranché celui d’Aline. Je n’ai aucune hypothèse satisfaisante.
À part l’expansion du sac justement désapprouvée par le professeur, ce qui a attiré mon attention, c’est la même étrangeté que celle épinglée dans l’article des Chantiers : à propos de l’expression « prendre \(\frac{2}{3}\) de », — pure coïncidence avec notre copie — il y est dit :
on remarquera que le verbe « prendre » ne relève en aucun cas d’un concept (ni d’une opération) mathématique mais fait référence (au moins chez à peu près tout le monde) à un acte physique et au réel quotidien (prendre trois parts de gâteau un virage ou un air dubitatif) et n’est en aucun cas (voyez les dictionnaires de langue) un synonyme de calculer.
On ne saurait mieux dire. Mais les élèves, eux sont sommés de calculer. Quelle est l’« opération » qui en troisième langue se rapproche le plus de « prendre » ? C’est « enlever », « soustraire ». Ce qui est fait, avec une excellente réduction au même dénominateur, — et lourde suspicion de gloutonnerie pour « le frère ».
Comme dans les romans, nous voici près de vingt ans après, toujours en 4e.
Le nombre choisi est 6. Même « entendu que sans doute dans des milliers de têtes, ce « prendre les \(\frac{2}{3}\) de \(\frac{3}{5}\) » c’est enjoindre de soustraire \(\frac{2}{3}\) de \(\frac{3}{5}\cdotp\) Résultat négatif, peu importe. On poursuit… ce que je vous laisse faire.
Alors n’y a-t-il pas lieu de prendre « prendre » la main dans le sac? Et de se demander comment faire qu’il n’en prenne tout de même pas trop ombrage ? Cette troisième langue combien « impure et inévitable » peut-elle néanmoins par sa richesse, son activisme, sa production d’inattendu, accompagner l’édification d’une langue de savoir, et savoir quand il le faut lui laisser la place, « toute » la place ?
C’est sans doute ce que chacun, avec le désir et le goût de transmettre ce savoir, est amené à trouver à partir de son génie propre.
Références
-
Stella Baruk. Dico de mathématiques, Collège-CM2. Seuil, 2008.
-
Stella Baruk. Dictionnaire de mathématiques élémentaires. Seuil, 1995.
-
Fabrice Baudart. « Mathématique et langue naturelle : un exemple ». In : Chantiers de Pédagogie Mathématique, Bulletin de la Régionale d’Île de France (APMEP) N°109 (avr. 2001).
-
Philip J. Davis et Reuben Hersh. The mathematical expérience. traduction de Lucien Chambadal. Gauthiers-Villars, 1986.
-
Antoine Destutt de Tracy. Éléments d’idéologie. Troisième partie, Logique.(Numérisé par Google). Coursier, 1805.
-
Clarisse Herrenschmidt. Les trois écritures, langue, nombre, code. Gallimard, 2007.
-
Pius Servien et Paul Valéry. « Orient suivi de Le cas Servien ». In : Gallimard, 1942. Chap. Le cas Servien.
Stella Baruk est professeure de mathématiques, chercheuse en pédagogie, écrivain.
Née « par hasard » à Yezd en Iran, où ses parents enseignants se trouvaient alors en poste, elle connaît ses premières années d’école à Alep (Syrie) ; puis ce sont à Beyrouth (Liban) le collège, les études secondaires au Lycée français, universitaires au Centre d’études mathématiques.
Une fois en France, après une dizaine d’années d’enseignement s’adressant tant à des classes normales qu’à des élèves en difficulté, survient « la crise des maths modernes ». En 1973, la parution d’Échec et maths, qui tente de « démontrer » que : « Il n’y a pas de raison à l’échec en mathématiques, ( modernes ou pas), il n’y a que des raisons », la propulse sur la scène médiatique.
Depuis, elle est invitée à intervenir dans de nombreux pays francophones, — en particulier en Nouvelle Calédonie — à s’adresser aux publics les plus divers, et ses travaux de réflexion et d’analyse se poursuivent, mettant en jeu l’importance des erreurs — L’âge du capitaine Seuil 1985 — de la langue — les Dictionnaires — et de l’école primaire — Si 7 = 0, quelles mathématiques pour l’école ?, Odile Jacob, 2004.
Plusieurs « expériences » sont menées dans des écoles primaires, en CP puis en CE1 (1993-1995, Éducation Nationale, puis 1998-2000, INRP), recensées dans Comptes pour petits et grands Magnard 2003. Pour la plus récente, — 2012—2014 — en cycle 2, du CP au CE2 dite expérience innovante on peut consulter et constater la fécondité d’un travail d’équipe organisé autour d’une perspective et d’une langue communes.
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Joachim du Bellay (vers 1522—1560) Les regrets. Le sonnet a une structure 4, 4, 3, 3 ; il est en alexandrins, et alterne rimes masculines (m) et féminines (f) : mffm, mffm, mmf,mmf.
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On trouve d’innombrables sites et ouvrages où sont détaillés les ensembles de nombres : \(\mathbb{N}\), \(\mathbb{Z}\),\(\mathbb{D}\),\(\mathbb{Q}\), \(\mathbb{R}\), \(\mathbb{C}\) étudiés dans le cursus scolaire.
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Pour bien faire il faudrait dire l’écriture chiffrée d’un nombre.
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En particulier le travail très éclairant fait de 1974 à 1992 par une équipe de l’APMEP (Association des Professeurs de Mathématiques de l’Enseignement Public), la Commission Mots, couvrant un large champ de Réflexions sur quelques mot-clés à l’usage des instituteurs et des professeurs. On peut voir aussi Baruk[2], [1] et [3] dont l’exemple suivant est tiré.
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Isidore de Séville, (vers 560/70—636). Évêque de Séville, wisigoth, canonisé en 1598 ; célèbre pour être l’auteur des Etymologiae, encyclopédie en vingt volumes.
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La question de son énonciation, et celle de ce que donnent les divisions sont des questions qui demandent des développements à part.
Une réflexion sur « La troisième langue »
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