Pour un droit aux mathématiques !

Une fois n’est pas coutume, cette tribune ne nous vient pas d’un acteur de l’enseignement des mathématiques. Ce texte montre à quel point le malaise de la place des mathématiques dans la réforme du lycée dépasse le cercle « des profs de maths défendant leur pré carré », et révèle un vrai problème de société. Puisse-t-il être lu et entendu !

David Zerbib

© APMEP Septembre 2020

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Dans le crash test de la réforme du bac où se sont trouvés lancés plus de \(500\,000\) élèves de Première appelés à en constituer la promotion inaugurale, une situation critique liée à la suppression des anciennes séries mérite une attention particulière : l’enseignement des mathématiques dans la voie générale. Il n’est pas nécessaire d’être mathématicien pour noter l’étrange calcul réalisé à ce sujet par les promoteurs de cette réforme. Il suffit d’être proche de lycéennes et de lycéens, de s’interroger sur ce que devient l’idée de culture « générale » dans cette réforme, et de voir quelle méthode particulière de sélection elle tend à favoriser.

La stratégie ministérielle concernant les mathématiques n’est pas anodine car les mathématiques constituent un pilier de la formation scolaire initiale et un critère de sélection souvent incontournable. Nous savons également que les classements internationaux en matière de performance scolaire préoccupent les responsables de l’Éducation nationale, qui scrutent le fameux classement PISA faisant état chez les lycéens français d’un taux de « maîtrise insuffisante en mathématiques » supérieur à la moyenne de l’Union Européenne : 23,5 % contre 22,2 % exactement en 2019.

Or quelle a été la stratégie adoptée sur ce point ? La voici : parmi les enseignements du tronc commun dans le parcours des lycéens en Première et Terminale de la voie générale, la réforme du bac a tout simplement supprimé l’enseignement des mathématiques ! La logique d’une telle disparition ne peut que laisser songeur. En effet, au regard de la centralité de la pensée logico-mathématique dans les valeurs intellectuelles et les compétences techniques promues de façon dominante par les élites, et même si on peut regretter la hiérarchie et la dissociation qui prévaut à cet égard entre les « humanités » et les sciences dans cette approche, que peut bien signifier le fait de considérer que l’enseignement des mathématiques n’a pas de place dans le socle commun des lycéens de la voie générale (alors qu’on maintient cette place dans le tronc commun des bacs professionnels et technologiques) ? Est-ce une opération démagogique destinée à protéger d’anciennes victimes de Thalès contre l’oppression de la loi de Bernoulli ? Ou bien s’agit-il d’affirmer que les mathématiques, cette discipline pourtant reine, n’est pas nécessaire au « commun » ? Quelle aristocratie veut-on constituer ici ? Et quelle voie ferme-t-on d’un point de vue professionnel autant qu’intellectuel en excluant les mathématiques de ce qui définit une culture dite « générale » ?

Sans doute beaucoup d’élèves jugeront qu’il est bon — ou d’anciens élèves qu’il aurait été bon ! — de cesser de fréquenter les équations, ajoutant ainsi leur complainte aux Contemplations de Victor Hugo dans « À propos d’Horace » : « J’étais alors en proie à la mathématique. / Temps sombre ! enfant ému du frisson poétique, / (…) On me tordait depuis les ailes jusqu’au bec, / Sur l’affreux chevalet des \(X\) et des \(Y\) ». Plus loin Hugo, par son espérance, aurait pu inspirer une juste réforme, même si l’éducation nationale d’aujourd’hui n’est plus l’instruction publique d’alors : « Un jour, quand l’homme sera sage / Lorsqu’on n’instruira plus les oiseaux par la cage, »… Or, plutôt que de réfléchir aux conditions d’un tel envol, il semble que le Ministère ait préféré changer de cage ou de cadre réglementaire, afin de mieux sélectionner les oiseaux, à travers paradoxalement leur propre « choix ».

Tel est en effet l’argument officiel : tout le monde doit pouvoir choisir entre des « spécialités » qui fabriquent dès la classe de Première un bac « à la carte ». Supprimé du tronc commun, les mathématiques deviennent ainsi une de ces « spécialités ». Six élèves sur dix auraient d’ailleurs choisi cette « spécialité mathématiques ». Parmi eux cependant, beaucoup ont découvert que leur supposé « choix » — exercé sous la contrainte de n’avoir pas d’autre solution que cette spécialité pour maintenir un rapport aux mathématiques dans leur parcours — les confronte à un programme bien plus dense que ne l’était celui de feue la Première S, autrement dit l’ancienne série scientifique. Quant à ceux que l’annonce d’un programme de mathématiques « plus dur que la S » (dixit un lycéen au moment de la décision cruciale) avait, en fin de Seconde, dissuadé de choisir cette spécialité, ils ont eux aussi exercé pour beaucoup un faux « choix », sous contrainte de n’avoir aucune possibilité de bénéficier d’un enseignement en mathématiques correspondant au niveau des anciennes séries non scientifiques. Voilà comment environ 40 % des lycéens s’apprêtent à constituer l’année prochaine la première génération du « bac sans maths ».

Dans une interview accordée à un journal municipal, le proviseur du prestigieux lycée Janson de Sailly à Paris défendait cette réforme en affirmant qu’elle faisait « disparaître la hiérarchisation explicite des anciennes séries et celle implicite des disciplines »1. Mais la disparition des séries, pas plus que l’effacement de la notion de « classe » au profit de parcours individualisés, n’implique la disparition des hiérarchies, qu’elles soient explicites ou implicites ! Tout au plus les masque-t-elle hypocritement sous l’apparence du « choix ». Ainsi les élèves tentent-ils de reconstituer, quand cela est possible, le menu des anciennes séries, les rendant eux-mêmes comptables des hiérarchies entre les disciplines, l’institution se défaussant désormais sur eux et leur environnement familial pour faire les bons arbitrages, renforçant au passage d’autres hiérarchies, sociales cette fois. D’autant plus que la réforme délègue implicitement aux cours privés la fonction de compenser les effets disqualifiants de la spécialité mathématique : « Si votre enfant n’a pas pris la spécialité mathématiques en Première, il devra prendre des cours particuliers pour se mettre à niveau », a-t-on entendu dire à des parents à propos notamment de l’incompatibilité d’un bac sans mathématiques avec certaines filières de l’enseignement supérieur économique et commercial notamment, quand bien même la spécialité « sciences économiques et sociales » aurait été choisie.

C’est donc une certaine idée de l’enseignement général qui se trouve démontée au profit d’une recomposition individualisée sous prétexte de « choix », dont la stratégie ne peut que servir le renforcement d’une élite scolaire et la disqualification toujours plus anticipée, dès la fin de la Seconde, de ceux qui n’auront pas eu la capacité, la clairvoyance ou l’environnement social leur permettant de faire les bons « choix ». Car que signifie façonner un bac « à la carte » si le territoire de l’enseignement supérieur, et au-delà le monde professionnel, demeure structuré par les logiques de sélection et de hiérarchie disciplinaire qui ne correspondent pas à ces « cartes », en particulier concernant la place des mathématiques dans les filières sélectives ? À part offrir à certaines universités le moyen de déplacer bien en amont une opération de sélection en créant des incompatibilités de profil qui les dispenseront d’organiser une sélection officielle, on ne voit pas comment certains bouquets baroques de « spécialités » se retrouveront dans les jardins à la française de l’enseignement supérieur. Le cas des sciences économiques est exemplaire : la réforme permet de constituer un bac avec une spécialité « sciences économiques et sociales » mais sans mathématiques, alors qu’elles sont indispensables dans toutes les filières économiques, qu’il s’agisse des sciences économiques ou de gestion ou des écoles de commerce. S’agit-il de renforcer encore la séparation entre économie politique et économétrie afin de mieux éloigner de la maîtrise des chiffres la réflexion sur les modèles de société ?

Quant aux mathématiques elles-mêmes, plutôt que de viser une progression du niveau des élèves en s’interrogeant sur les moyens, en terme de recrutements mais aussi de méthode, ainsi que sur la philosophie de leur enseignement en France — où les mathématiques sont le plus souvent réduites à un instrument de sélection au lieu d’être promues comme un outil de pensée — on décide de limiter la quantité d’apprenants. Voilà un calcul qui mérite de ressortir un ancien tableau d’honneur posé sur un affreux chevalet : en réservant, de fait, l’enseignement des mathématiques à une cohorte d’élèves plus limitée, on obtiendrait une proportion supérieure d’élèves performants dans cette matière. Autrement dit, par une stratégie d’auto-filtrage en amont, on fabrique un enseignement spécialisé qui conforte une élite à la sortie. Voilà comment le « choix » opère la « sélection » : en substituant une pseudo liberté individuelle à la responsabilité collective et politique des hiérarchies qu’une société décide d’établir entre des catégories d’élèves, ainsi qu’entre des domaines intellectuels et techniques.

Les lycéennes et lycéens ont appris cependant qu’une option « mathématiques complémentaires » sera proposée en Terminale, avec un programme moins dense, plus proche des anciennes filières non scientifiques. Offerte en priorité à celles et ceux qui auraient abandonné la « spécialité mathématiques » après l’avoir choisie en Première, cette option « mathématiques complémentaires » sera-t-elle ouverte à toutes et tous, y compris aux lycéennes et lycéens qui n’auraient pas bénéficié d’un enseignement de mathématiques en Première ? Les communiqués officiels sur la question l’ont longtemps annoncé (voir le communiqué de presse du Ministère de l’Éducation nationale du 28 mars 2019 consacré à cette question par exemple ), mais de fait, dans les lycées, l’accès de tous à cette option n’est pas assuré. Or, il faut exiger cette possibilité, au nom d’un « droit aux mathématiques » qui permette réellement aux élèves, selon des niveaux différenciés et non en fonction d’un système de sélection binaire, d’accéder à cette discipline essentielle. Non seulement parce qu’elle joue un rôle de sélection post-bac et de sélection sociale et méritocratique, non seulement parce qu’elle compte dans notre commerce quotidien avec les êtres et les choses, ou parce qu’elle est un élément central dans les arbitrages scientifiques, économiques, financiers, technologiques, sociétaux et environnementaux, mais aussi parce que les mathématiques, de façon moins instrumentale, incarnent une dimension fondatrice de l’autonomie de la pensée : l’universalité d’un langage de la raison qui fonde sa vérité sur lui-même et la met en exercice de façon spécifique et qui, dans un monde toujours plus numériquement codé, doit retrouver son lien à la culture, aux humanités et à la création. Un lien que Hugo, le torturé des \(x\) et des \(y\) qui néanmoins savait que « l’algèbre s’applique aux nuages », exprimait si bien dans Les Misérables : « Tous les oiseaux qui volent ont à la patte le fil de l’infini ».

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David Zerbib est philosophe, chargé d’enseignement en Écoles supérieures d’art (Paris, Genève, Annecy) et membre associé du Centre d’histoire des Philosophies modernes de la Sorbonne (EA 1451).


  1. Le Journal, 105, septembre 2019, p. 25.

Pour citer cet article : Zerbib D., « Pour un droit aux mathématiques ! », in APMEP Au fil des maths. N° 537. 12 septembre 2020, https://afdm.apmep.fr/rubriques/opinions/pour-un-droit-aux-mathematiques/.

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