Du bon usage de l’algèbre en histoire du calcul

Dans cet article, les auteurs nous proposent leur réflexion sur les dangers des anachronismes dans l’histoire des idées mathématiques. Ils illustrent leur propos avec l’algèbre et la méthode de la fausse position.

Jérôme Gavin et Alain Schärlig

© APMEP Mars 2019

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Notre expérience en histoire du calcul, c’est qu’il faut se garder d’analyser le raisonnement d’un auteur ancien — égyptien, grec, romain ou médiéval — en adoptant le langage de l’algèbre. Nous expliquons ci-dessous pourquoi.

Le nœud du problème

L’algèbre est un instrument remarquable, tellement pratique qu’il est entré dans notre culture. À tel point que dans l’analyse d’un problème, il va de soi que nous y recourrions. C’est même devenu un automatisme. Et cela se produit aussi lorsque nous parlons entre nous d’un problème tiré d’un ouvrage ancien, ce qui est tout à fait légitime.

Mais quand on se met dans la peau d’un calculateur de l’époque, on oublie trop souvent que l’algèbre n’a pas toujours été disponible. Dans nos contrées, elle n’est utilisée au mieux que depuis quelques siècles. Et sa façon de décortiquer un problème n’était donc pas dans la culture des Anciens.

La facilité qu’elle nous apporte peut alors se retourner contre nous, quand nous essayons d’imaginer comment raisonnaient les Anciens : d’outil très pratique entre nous, elle devient une source de déformation de notre analyse quand on l’applique à un problème décrit par un calculateur d’autrefois. Et son usage sans précaution risque de nous masquer la pensée de ce calculateur, en inhibant notre capacité à décortiquer son raisonnement pas à pas.

L’algèbre chez nous : XIIe siècle, et encore…

La première apparition écrite de l’algèbre se situe à Bagdad, au IXe siècle de notre ère, sous la plume — ou sous la dictée — du célèbre Al Khowarizmi1 ; à qui nous devons aussi les chiffres que nous appelons arabes — à tort, puisqu’ils sont d’origine indienne — et le calcul écrit qui en découle.

Il a fallu attendre ensuite quatre siècles pour que l’algèbre commence à pénétrer très lentement en Europe, de surcroît sous une forme très différente de celle que nous connaissons : des raisonnements constitués de phrases, qui l’ont longtemps rendue inefficace, ou tout au moins très peu pratique. On peut se faire une idée de son peu d’efficacité en se souvenant que les signes plus et moins n’ont été inventés par l’Allemand Widmann qu’en 1489 — et d’ailleurs pour un autre usage que l’algèbre —, et que le signe égal n’apparaît pour la première fois qu’en 1557, dans un livre en anglais du Gallois Recorde.

Cela fait que l’algèbre, comme instrument pratique et non plus comme curiosité, ne s’est imposée qu’à partir de la fin du XVIe siècle dans certaines régions comme l’Allemagne, et parfois beaucoup plus tard ailleurs. Ainsi, on ne peut pas penser que les calculateurs l’avaient « dans la peau » jusque-là, puisque pour eux elle n’existait pas. C’est à l’évidence le cas des Égyptiens deux mille ans avant notre ère, des Grecs cinq cents ans avant, ou des Romains au début de celle-ci. Et c’est encore vrai pour les médiévaux, jusqu’à la Renaissance.

L’instrument usuel, c’était la règle du faux

Non seulement ils ne l’avaient pas dans la peau, mais ils disposaient d’une autre technique pour résoudre leurs problèmes d’arithmétique, de devinettes ou d’énigmes. Elle était connue depuis la nuit des temps, et notamment chez les scribes égyptiens : c’est ce qu’on nomme en français la fausse position2, et que les auteurs allemands — qui aimaient beaucoup le latin — appelaient la regula falsi, c’est-à-dire la règle du faux. Un procédé qui ne permet certes de résoudre que les problèmes du premier degré, mais ceux de degré supérieur étaient quasiment inconnus aux périodes considérées.

On pose le faux pour connaître le vrai

Voici la version simple de cette technique (il en existe une double, pour des cas plus compliqués, sur laquelle nous ne nous étendrons pas3).

Placé devant un énoncé, le calculateur choisit une réponse, tout en sachant qu’elle se révélera certainement fausse. Mais il ne la choisit pas au hasard : il la prend confortable, c’est-à-dire facilitant les calculs mentionnés par l’énoncé, en fonction de l’énoncé. Il développe alors celui-ci sur cette valeur, et trouve — évidemment — un autre résultat que celui qu’impose le problème : un résultat faux. Mais il est près du but : il lui suffit de faire une règle de trois entre la valeur fausse, le résultat faux, et le résultat qu’il aurait dû trouver ; et il en extrait la valeur juste.4

Voici deux exemples tirés d’ouvrages très anciens, et qui illustrent bien ce processus.

Un problème d’Égypte

Le premier se trouve dans le papyrus Rhind. Datant d’un bon millénaire et demi avant notre ère, et acheté en 1858 à Louxor par Alexander Henry Rhind qui lui a donné son nom, ce papyrus est l’un des rares consacrés à des problèmes de calcul. L’énoncé qui nous intéresse a reçu à l’époque moderne le numéro 24, et propose de Trouver une quantité telle que si on lui ajoute son septième on trouve \(19\).

Le scribe choisit un résultat provisoire (dont il sait qu’il se révélera certainement faux) de \(7\), particulièrement confortable puisqu’il lui sera facile d’en trouver le septième. Il calcule que \(7\) augmenté de son septième donne \(8\). Mais il faudrait atteindre \(19\). Il applique alors une recette (pour nous la règle de trois) : il multiplie \(7\) par \(19\), et divise par \(8\). Il trouve \(16 + \dfrac{1}{2}+\dfrac{1}{8}\)5, soit pour nous \(16 + \dfrac{5}{8}\cdotp\)

… et un de Chine

Le second problème est tiré des Neuf Chapitres, le plus ancien livre de calcul chinois, daté du IIe siècle avant notre ère, où l’éditeur moderne lui a donné le numéro 6.20 : supposons qu’un canard sauvage, partant de la mer du sud, arrive en \(7\) jours à la mer du nord et qu’une oie sauvage, partant de la mer du nord, arrive en \(9\) jours à la mer du sud. Si maintenant le canard sauvage et l’oie sauvage partent au même instant, on demande au bout de combien de jours ils vont se rencontrer.

La question revient à se demander en combien de temps le trajet cumulé parcouru par le canard et l’oie équivaudra à une fois la distance séparant les deux mers. Le calculateur choisit \(63\) jours, évidemment faux mais facile à diviser par \(9\) et par \(7\). Pendant ce temps, le canard aurait parcouru \(9\) fois le trajet et l’oie \(7\) fois. Donc en cumulant cela ferait \(16\) fois. Mais il faudrait une fois. L’auteur multiplie \(63\) par \(1\), et divise par \(16\). Il trouve \(\dfrac{63}{16}\) soit un peu moins de quatre jours.

Les Anciens ne voyaient pas ce qui nous saute aux yeux

C’est une démarche fondamentalement différente de celle de l’algèbre. Et ceux qui ne connaissaient pas cette dernière ne pouvaient pas avoir son processus à l’esprit quand ils s’attaquaient à un problème. On le voit bien dans les solutions publiées par les auteurs anciens. Quand leur énoncé expose le traitement qu’on fait subir à l’inconnue (« on lui ajoute la moitié », « on en retranche le quart », et ainsi de suite) et continue immédiatement par « alors on trouve tant », ils appliquent la règle simple, décrite ci-dessus. Mais quand l’énoncé est à peine plus compliqué, et qu’il dit en plus d’ajouter ou de soustraire une constante avant de dire «alors on trouve tant», ils appliquent presque toujours la règle double, qui est beaucoup plus lourde.

Or, avec en tête les règles élémentaires de l’algèbre, nous voyons que les deux énoncés sont très semblables, et vont pouvoir se traiter de la même manière : dans le premier il n’y a pour nous que des multiples de l’inconnue à gauche du signe égal, et une constante à droite ; tandis que dans le second, nous voyons en plus une constante à gauche, qu’il suffit de faire passer à droite par-dessus le signe égal en lui changeant son signe. C’est très simple, c’est même évident… mais les Anciens ne le voyaient pas ! Et quand nous avons l’impression qu’ils se compliquent la tâche inutilement, nous oublions de prendre en compte, nous mathématiciens modernes, les moyens dont ils disposaient pour échafauder leurs raisonnements. Et nous péchons par excès d’algèbre.

Ce qu’ils nous apprennent

La résolution des deux problèmes cités — et plus généralement celle des problèmes conduisant à des situations de proportionnalité — ne nécessite absolument pas le recours à l’algèbre. Et cela reste vrai pour la très grande majorité des problèmes du premier degré. On ne peut donc pas raisonnablement penser que l’algèbre a été inventée pour les résoudre.

Le projet d’Al Khowarizmi était d’ailleurs bien plus ambitieux, puisqu’il a inventé un outil permettant de résoudre les problèmes conduisant à des équations du second degré.

Douze siècles plus tard, cette réalité historique a été oubliée : on attend d’un élève confronté à la résolution des problèmes exposés ci-dessus qu’il recoure exclusivement à l’algèbre. C’est bien dommage, particulièrement pour les élèves en difficulté : chez eux la fausse position, par son aspect expérimental, peut parfois servir de marchepied pour monter ensuite jusqu’à la compréhension de l’algèbre.

Le niveau d’abstraction

Un autre point qu’il faut souligner fait appel au niveau d’abstraction. Certains pensent que le début de la lecture correspond au moment où l’on commence à mettre en relation des sons et des lettres. En quoi ils se trompent selon certains autres : ils oublient une étape fondamentale, à savoir qu’il y a d’abord association entre des sons et des images. Selon ces derniers auteurs, mettre un mot sur une image c’est commencer à lire ; et donc lorsqu’un enfant regarde une image d’ananas et dit à haute voix ananas, il lit6.

Ce qui change entre ces deux manières de voir les choses, c’est le niveau d’abstraction nécessaire pour réaliser la tâche. Transposons dans la résolution de problèmes. Au lieu de remplacer ce que l’on cherche par une variable, on peut le remplacer par une valeur, que l’on fait tourner mécaniquement dans le problème. C’est toute la différence entre le recours à l’algèbre et l’utilisation de la fausse position. Entre l’attitude de nos contemporains et celle des Anciens. Et c’est aussi une question de niveau d’abstraction.

Éviter l’excès d’algèbre !

Décider qu’on reste au niveau inférieur, pour mieux comprendre comment raisonnait un calculateur ancien, ce n’est pas chercher à couper des cheveux en quatre. C’est simplement refuser de mettre de l’algèbre où elle n’a pas sa place.

En un mot : l’algèbre est utile pour discuter entre nous, les Modernes, d’un problème ancien. Mais elle n’a rien à faire quand on se demande comment raisonnait l’auteur du problème. L’oublier, c’est tomber dans l’excès d’algèbre.

Il en va d’ailleurs de même bien au-delà de l’algèbre : analyser un travail mathématique avec des outils postérieurs à sa rédaction, cela ne permet pas de révéler la manière de penser de ses auteurs.

Références

  1. Karine Chemla et Guo Shuchun. Les neuf chapitres, le classique mathématique de la Chine ancienne et ses commentaires. Dunod, 2004. 1 119 p.
  2. Jérôme Gavin et Alain Schärlig. « Fausse position et heuristique au Moyen Empire ». In : ENiM, Revue d’égyptologie sur internet, n° 8 (2015). , p. 113-132.
  3. Jérôme Gavin et Alain Schärlig. Longtemps avant l’algèbre : la fausse position ; ou comment on a posé le faux pour connaître le vrai, des Pharaons aux temps modernes. Presses polytechniques et universitaires romandes, 2012. 224 p.
  4. T. Eric Peet. The Rhind mathematical papyrus. British Museum 10 057 and 10 058 , Hodder and Stoughton,Londres. Liverpool University Press, 1923.
  5. Alain Schärlig. Du zéro à la virgule. Les chiffres arabes à la conquête de l’Europe. Presses polytechniques et universitaires romandes, 2010. 296 p.

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Jérôme Gavin est enseignant au collège Voltaire de Genève. Il est aussi directeur de l’ARA (Association des Répétitoires AJETA). Alain Schärlig est quant à lui professeur honoraire de l’université de Lausanne où il s’intéressait aux mathématiques et à l’économie. Leur collaboration est centrée sur l’histoire des mathématiques et a débouché sur de nombreux écrits (articles, livres,…).


  1. Nous écrivons son nom de cette manière — avec un o — parce que la traduction latine de son ouvrage, réalisée à Tolède vers 1143 pour la première fois en Europe, portait le titre Dixit Algorizmi ; ce qui a généré ensuite algorisme pour désigner le nouveau calcul, algoristes pour ceux qui le pratiquaient, et plus tard notre algorithme ; voir [5] pp. 18-19.

  2. Parce qu’on pose une valeur dont on sait qu’elle est fausse ; le terme est mal choisi, parce que peu parlant ; mais l’usage s’est établi…

  3. Sa description sortirait en effet du cadre de cet article, car elle est bien plus complexe que le procédé simple ; elle est décrite dans notre livre [3], dès la page 19.

  4. Ce résumé est un peu violent ! Pour plus de détails, on peut aussi consulter notre livre [3].

  5. Qu’il écrit \(16\) \(\dfrac{1}{2}\) \(\dfrac{1}{8}\) parce qu’il ne connaît pas le signe \(+\) d’une part, inventé par Widmann en 1489, et d’autre part parce que les seules fractions connues des Égyptiens étaient les quantièmes, c’est-à-dire celles que nous écrivons avec \(1\) au numérateur, d’où sa curieuse manière d’écrire \(\dfrac{5}{8}\cdotp\)

  6. Merci à Bernard Matthey de nous avoir éclairés sur cette question.

Pour citer cet article : Gavin J. et Schärlig A., « Du bon usage de l’algèbre en histoire du calcul », in APMEP Au fil des maths. N° 531. 26 mai 2019, https://afdm.apmep.fr/rubriques/ouvertures/du-bon-usage-de-lalgebre-en-histoire-du-calcul/.

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