Géométrie et élèves dyspraxiques

Dans cet article, Ludivine Hanssen décrit les difficultés des élèves dyspraxiques en géométrie, puis questionne, en collaboration avec des ergothérapeutes, la pertinence d’un logiciel de géométrie dynamique en tant qu’outil de compensation de la situation de handicap.

Ludivine Hanssen

© APMEP Décembre 2022

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Au cycle 3, en géométrie, les élèves de 9 à 11 ans réalisent de nombreux tracés. La construction de figures et la manipulation des outils de tracés ou de mesures peuvent se révéler très difficiles ou tout à fait impossible pour un élève dyspraxique [1,2]. Néanmoins, les élèves dyspraxiques sont capables d’acquérir les concepts mathématiques s’ils sont aidés par un dispositif spécifique [2,3]. La recherche présentée ici étudie les difficultés rencontrées par ces élèves et la pertinence de l’utilisation d’un logiciel de géométrie dynamique afin de leur permettre des apprentissages en géométrie. L’objectif de la recherche est de concevoir des situations inclusives d’enseignement et d’apprentissage de la géométrie en classe ordinaire. Une première étude a été menée auprès d’ergothérapeutes. Ceux-ci interviennent auprès des élèves dyspraxiques pour aider à la prise en main des outils informatiques, ils/elles interviennent dans les classes et en cabinet.

La dyspraxie, un trouble des apprentissages

La dyspraxie, appelée aussi trouble de la coordination motrice, est un trouble neurodéveloppemental entraînant des difficultés persistantes qui peuvent affecter l’enfant dans son quotidien. Certaines de ces difficultés se manifestent à l’école et perturbent l’apprentissage : l’élève se trouve alors en situation de handicap.

L’élève dyspraxique, souvent en échec scolaire, peut avoir une mauvaise estime de lui et manquer de confiance en lui. Par ailleurs, le besoin de s’adapter sans cesse occasionne chez lui une fatigabilité accrue. Selon le rapport de l’Inserm [4], la dyspraxie affecterait 5 % de la population d’une classe d’âge. On peut donc estimer qu’un enfant dyspraxique est présent dans chaque classe.

La difficulté motrice peut, par exemple, empêcher l’enfant de s’habiller seul, ce qui serait une difficulté pour le jeune enfant et une situation de handicap pour un collégien qui ne parviendrait pas à s’habiller seul après une séance de sport.

La dyspraxie inclut aussi d’autres difficultés qui sont moins visibles. L’enfant dyspraxique peut rencontrer des difficultés à traiter l’information visuo-spatiale, à se repérer dans l’espace, à planifier ou coordonner son travail. Ces difficultés le placent en situation de handicap quand il faut écrire, entourer des collections, relier des points pour construire une figure, etc. En ce qui concerne la géométrie, Michèle Mazeau, médecin spécialiste de ce trouble, souligne un aspect crucial [5] :

«Être dyspraxique, c’est donc être dans l’incapacité (totale ou partielle) d’inscrire cérébralement certains programmes de gestes en dépit d’une exposition et/ou d’un apprentissage normal des gestes considérés.

Il en découle donc, lorsque le diagnostic de dyspraxie est posé qu’il est inutile de continuer à proposer sans fin les mêmes apprentissages à l’enfant par les techniques habituelles, puisque justement, sa pathologie consiste en ce fait que, malgré la répétition et l’entraînement, il ne peut engrammer la ou les praxies correspondantes.»

Les difficultés rencontrées par les dyspraxiques et l’impact sur la géométrie

L’élève dyspraxique, en raison de son trouble est confronté à des difficultés persistantes qui l’empêchent d’apprendre la géométrie comme les autres élèves.

En raison des difficultés motrices, le tracé des figures est rendu complexe voire impossible pour certains. Le trouble moteur va l’empêcher de tracer, de mesurer, de tenir les outils ou d’être précis. D’un point de vue cognitif, plusieurs étapes sont nécessaires pour réaliser un geste. L’élève doit avoir l’intention et la motivation de faire le geste. Ensuite il planifie son action et encode le programme moteur. Enfin, il exécute le programme. Pour l’élève dyspraxique l’enchaînement des étapes peut être perturbé. Cela l’amène à poser des gestes qui ne sont pas contrôlés. Un exemple courant est celui de l’élève qui malgré la concentration soutenue et sa volonté d’y arriver ne parvient jamais à tracer1 «proprement» un segment qui relie deux points. L’élève, bien qu’appliqué, devra recommencer de nombreuses fois pour parvenir à rendre un travail souvent imprécis et chiffonné à la suite des gommages et essais-erreurs répétés.

Si les difficultés motrices peuvent êtres «vues» par l’entourage, ce n’est pas le cas des difficultés visuo-spatiales. Comme d’autres troubles «dys», ces difficultés sont invisibles et complexes à détecter alors qu’elles handicapent beaucoup les élèves. En géométrie, les difficultés visuo-spatiales vont avoir un impact tant dans l’analyse de la figure (évaluer et analyser le modèle ou prendre des points de repères, apprécier si une ligne est oblique, verticale ou horizontale) que dans la réalisation de la figure tel que positionner et orienter correctement les outils [6].

L’élève a du mal à «commander» son regard et à l’«organiser». En lecture, ses yeux balaient les lignes de façon désordonnée, ce qui l’0empêche parfois de lire avec fluidité. Malheureusement la dyspraxie est souvent liée à d’autres troubles : ceux du langage, oral et écrit, qui peuvent empêcher l’élève d’accéder au sens des consignes. Les difficultés liées à la dyspraxie étant décrites, nous allons examiner les liens entre les difficultés et certains attendus de fin de cycle 3.

Liens entre dyspraxie et attentes scolaires

Au sein du curriculum en vigueur [7], nous avons identifié des attendus de fin de cycle 3 en géométrie dont nous faisons l’hypothèse qu’ils seront difficiles à atteindre en raison de la dyspraxie. Deux champs de compétences semblent particulièrement impactés par les difficultés mises en lumière pour les élèves dyspraxiques :

  • les apprentissages géométriques :

    • tracer avec les outils (règle, équerre, …) une droite parallèle ou perpendiculaire à une droite donnée,

    • représenter une figure à main levée avant d’en faire un tracé instrumenté,

    • construire une figure avec ou sans programme de construction ;

  • les instruments :

    • utiliser la règle graduée, l’équerre, le compas,

    • se servir des instruments pour tracer ou mesurer.

Quels dispositifs mettre en place pour des élèves dyspraxiques afin d’atteindre de tels objectifs ?

Nous l’avons vu avant, le dispositif basé sur la répétition et la croyance que «C’est en forgeant qu’on devient forgeron» n’est pas un dispositif d’apprentissage qui convient pour ces enfants. Nous faisons l’hypothèse, comme le fait également Édith Petitfour [2], que l’environnement papier-crayon n’est pas un environnement favorable à l’apprentissage de la géométrie pour ces élèves. Nous interrogeons la pertinence de l’utilisation d’un logiciel de géométrie dynamique comme un outil de compensation de la situation de handicap dans l’objectif de favoriser l’inclusion des élèves en classe ordinaire.

Focus sur un exercice
Figure 1. Copie d’écran d’un exercice

Dans l’étude menée, nous avons notamment examiné un exercice (figure 1) issu des cahiers d’exercices «1 2 3… Cabri»2 développés au sein d’un logiciel de géométrie dynamique par Cabrilog et destinés à des élèves de CM1. Il s’agit de placer un point \(\mathsf{S}\) qui sera à l’intersection de deux arcs de cercle. L’élève doit utiliser l’outil de mesure pour définir les longueurs de 7 cm et 8 cm, puis ensuite l’outil compas pour tracer les arcs de cercle.

Pour l’expérimentation, nous avons réalisé une analyse a priori de la tâche proposée afin d’identifier les obstacles présents, au regard des difficultés ordinaires des élèves en géométrie et au regard des difficultés liées aux troubles. Nous avons identifié les difficultés de l’élève dyspraxique sur trois compétences.

  • Comprendre que pour placer un point à égale distance d’un autre point, il faut mobiliser la propriété d’invariance de la distance du centre au cercle.
    Cette compétence est complexe pour beaucoup d’élèves. Pour les élèves dyspraxiques, nous faisons l’hypothèse que les difficultés visuo-spatiales rendent la tâche encore plus complexe.

  • Mobiliser la notion de rayon pour tracer deux arcs de cercle. Comprendre que les données numériques 7 et 8 sont les rayons des cercles à tracer.
    Cette compétence est complexe pour beaucoup d’élèves. Pour les élèves dyspraxiques, nous faisons l’hypothèse que les difficultés visuo-spatiales et praxiques rendent la tâche encore plus complexe.

  • Mobiliser la notion d’intersection et percevoir que le point doit être placé dans le cadre bleu car les deux cercles se croisent en deux points d’intersection, une fois dans le cadre et une autre fois à l’extérieur de celui-ci.
    Pour les élèves dyspraxiques, nous faisons l’hypothèse que les difficultés visuo-spatiales vont les mettre en difficulté.

Nous avons ensuite confronté l’analyse théorique au terrain par des entretiens avec des ergothérapeutes praticiens. Nous leur avons proposé les tâches soumises à l’analyse et avons recueilli leurs commentaires.

Nous avions relevé que la manipulation de la souris et le nombre de clics nécessaires pour réaliser la tâche était une difficulté majeure. Il s’avère d’après les entretiens que les élèves dyspraxiques ne sont plus très nombreux à rencontrer cette difficulté après un temps d’apprentissage suffisant de l’outil numérique.

En ce qui concerne les difficultés liées à la vision dans l’espace, nous n’avions pas trouvé comment cette difficulté spécifique impactait la réalisation de la tâche lors de l’analyse a priori.

La confrontation avec les entretiens des ergothérapeutes a mis en lumière que nous avions sous-évalué cette difficulté qui est pourtant majeure pour ces élèves. Les réponses des ergothérapeutes ont été unanimes sur cette difficulté. La pratique qu’elles3 ont du terrain leur a permis une analyse complémentaire à la nôtre.

Adapter une tâche

À l’issue des entretiens avec les ergothérapeutes et après leur analyse de la tâche proposée, elles soulignent que la présentation des tâches est importante. La consigne, les outils à utiliser gagnent à être placés toujours au même endroit sur la page. L’élève peut alors mettre en place des stratégies car il se repère mieux.

La présentation de la consigne a été relevée par l’ensemble des participantes. Si la consigne peut être lue par le logiciel, c’est un plus y compris pour des élèves de Sixième. Par ailleurs, la consigne doit être composée de phrases courtes et explicites.

Dans l’exercice analysé (figure 1, copie d’écran de ce que voit l’élève), la consigne était la suivante : «Dans le cadre bleu, le point \(\mathsf{S}\) se trouve (…)». Or une participante relève que, dans le cadre bleu, il n’y a pas le point \(\mathsf{S}\) ! La consigne mériterait donc d’être transformée, par exemple, en «Dans le cadre bleu, construis le point \(\mathsf{S}\) (…)». La modification semble minime cependant avec la consigne initiale, l’élève dyspraxique pourrait perdre un certain temps à chercher le point \(\mathsf{S}\) avant de poursuivre la lecture de la consigne pour comprendre que le point \(\mathsf{S}\) est à construire.

D’un point de vue didactique, l’élève a la possibilité dans cet exercice de tracer les arcs de cercle avec trois outils différents : l’outil cercle, l’outil compas ou l’outil arc de cercle. À ce jour, nous n’avons pas l’information sur l’outil le plus pertinent pour les élèves dyspraxiques. La présentation des trois outils pour réaliser le même tracé est souligné par les ergothérapeutes comme une difficulté potentielle. Nous souhaitons continuer nos recherches afin d’examiner si l’un des outils serait plus adapté que les autres pour lever les difficultés liées au trouble.

Conclusions et perspectives pour les classes

À l’issue de cette première étude, nous considérons que le logiciel de géométrie dynamique pourrait être considéré comme un outil de compensation de la situation de handicap rencontrée par les élèves dyspraxiques lors de l’apprentissage de la géométrie en milieu ordinaire. Mais même avec cet outil, des difficultés persistent dans la réalisation des exercices. Elles peuvent parfois être levées par une adaptation des tâches comme on a pu le voir avec la position des outils et de la consigne ou sa reformulation à l’écrit et à l’oral mais pas toujours…

C’est pourquoi des études complémentaires semblent nécessaires pour étudier les tâches les plus adéquates à proposer dans ce milieu afin de lever les difficultés rencontrées par les élèves. Nous poursuivons notre recherche dans une thèse qui s’inscrit dans un projet pluridisciplinaire associant la discipline de la didactique des mathématiques et celle des sciences cognitives, tout en associant le monde industriel. Un travail collaboratif associant les chercheurs en sciences cognitives, en didactique et les industriels devrait permettre de saisir les besoins des élèves et des enseignants du terrain et proposer aux élèves dyspraxiques des situations pour qu’ils se trouvent dans des conditions favorables afin d’acquérir les concepts mathématiques… comme tous les élèves.

Références

  1. M. Mazeau, C. Le Lostec, S. Lirondière. L’enfant dyspraxique et les apprentissages : coordonner les actions thérapeutiques et scolaires. Elsevier Health Sciences, 2016.
  2. É. Petitfour. Enseignement de la géométrie à des élèves en difficulté d’apprentissage : étude du processus d’accès à la géométrie d’élèves dyspraxiques visuospatiaux lors de la transition CM2-6. (2015).
  3. A. Gomez, A. Sirigu. Developmental coordination disorder : core sensorimotor deficits, neurobiology and etiology. Neuropsychologia. (2015) 272‑287.
  4. L. Vaivre-Douret, M. Mazeau, C. Jolly, C. Huron, C. Arnaud, S. Gonzalez-Monge, C. Assaiante. L’expertise collective de l’Inserm sur le trouble développemental de la coordination ou dyspraxie : état des principaux travaux et recommandations. Neuropsychiatrie de l’Enfance et de l’Adolescence. (2021) 311‑330.
  5. M. Mazeau. Les dyspraxies : points de repères/ Archives de Pédiatrie. volume 17 issue 3 (2010).
  6. M. Mazeau. Troubles visuo-spatiaux, leur impact sur les apprentissages. Éditions Tom Pousse, 2021.
  7. Ministère de l’Éducation nationale. Programme du cycle 3 en vigueur à la rentrée 2020. 2020.

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Ludivine Hansen est coordinatrice inclusion au sein des lycées Gustave Eiffel et Édouard Branly dans l’académie de Lyon et doctorante en didactique des mathématiques (Université Lyon 1 et HEP-Vaud).

  1. Pour plus d’information liée au tracé à la règle, le lecteur peut se référer à l’article d’Édith Petitfour Quel accès aux apprentissages géométriques pour les élèves dyspraxiques ?, paru dans Au fil des maths (2022)

  2. NDLR : «1 2 3… Cabri» est une collection (payante) de cahiers interactifs pour les classes du CP au CM2.

  3. Toutes les ergothérapeutes étaient des femmes.

Pour citer cet article : Hanssen L., « Géométrie et élèves dyspraxiques », in APMEP Au fil des maths. N° 546. 23 février 2023, https://afdm.apmep.fr/rubriques/ouvertures/geometrie-et-eleves-dyspraxiques/.

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