Petite enquête sur … l’égalité (II)

Dans cette deuxième partie de la petite enquête sur l’égalité, nous discuterons de quelques conceptions de l’égalité. Ceci nous conduira à examiner le lien entre définition et égalité, en particulier dans les définitions dites « par abstraction ». Puis nous regarderons, très succinctement, la question de l’égalité entre les différents types de nombres disponibles dans la scolarité.

François Boucher

© APMEP Septembre 2021

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Signification de « \(a=b\) »

La question est plus complexe qu’il n’y paraît, l’unanimité dans la profession sur cette question n’étant pas acquise, ni hier ni aujourd’hui.

Appuyons-nous sur une référence sérieuse de la profession : dans la brochure MOTS publiée par notre association en 1974, mais fruit d’une décennie de travail de la commission du même nom, on trouve à l’entrée « égalité » le texte suivant :

« Dans toute activité mathématique, on a besoin de désigner les objets dont on veut parler.

L’égalité “\(a = b\)” apporte l’information suivante :

\(a\)” désigne le même objet que “\(b\)”.

En d’autres termes, “\(a\)” et “\(b\)” sont deux noms différents d’un objet unique. La notion d’égalité suppose que, pour l’activité considérée, la distinction entre objets d’une part et symboles (ou noms) d’autre part est exempte de toute ambiguïté.

L’information apportée peut alors s’interpréter soit au niveau de l’objet comme une identité, soit au niveau des symboles comme une synonymie. À cet égard, on doit être conscient que l’énonciation “\(a\) et \(b\) sont égaux”, quoique courante, ne résiste pas à une analyse serrée : en effet, s’il s’agit des noms “\(a\)” et “\(b\)”, elle est fausse puisqu’ils sont différents, et s’il s’agit de l’objet unique nommé “\(a\)” ou “\(b\)”, le pluriel “égaux” est injustifiable. »

Quelques commentaires s’imposent ; comme signalé dans la première partie, le mot « nom » doit être compris comme « tout terme qui a une fonction de désignation » dans un contexte donné :

ainsi banalement vingt-huit = \(28\)

ou peut-être \((p \Longrightarrow q) = (\neg p \vee q)\) voire \(\dfrac{1}{+\infty}=0^+\)

ou encore, avec un brin de malice,

\((x \longmapsto \sqrt{x})’ ;= y \longmapsto
\dfrac{1}{2\,\sqrt{y}}\)

Dans le texte de l’APMEP, qui relève du métalangage, « \(a\) » et « \(b\) » sont des variables syntaxiques et l’égalité y est définie comme une relation entre ces variables, et, même dans ses réalisations, ce n’est pas une relation entre des objets.

Ensuite, il faut sans doute tempérer la prétention à l’universalité de cette définition relevant du métalangage.

En géométrie plane repérée, en jouant sur le flou de la notion de représentation, on peut affirmer que « \(y=x+1\) » et « \(2y=2x+2\) » sont deux représentations équationnelles de la même droite. Est-il raisonnable pour autant d’écrire

\(y=x+1 \quad === \quad 2y=2x+2\) ?

Et cela d’autant plus que l’on dispose d’un signe plus adéquat :

\(y=x+1\ \Leftrightarrow\ 2y=2x+2\)

Et le mathématicien pourra défendre le fait que la bonne égalité est ensembliste :

\(\{(x,\,y)\mid y=x+1\} = \{(x,\,y) \mid 2y=2x+2\}\)

égalité dans laquelle peu d’enseignants verront une égalité entre noms d’ensembles. En logique des propositions, peut-on écrire

\(\neg(p \Rightarrow q) = ( p \wedge \neg q)\) ?

Les deux membres désignent chacun une proposition composée ; a-t-on identité ? Cela dépend du contexte. Dans une approche sémantique de cette logique (c’est-à-dire basée sur les tables de vérité), la réponse est positive.

Elle serait contestable dans une approche purement syntaxique qui préférera dire :

\(\neg(p \Rightarrow q) \Leftrightarrow ( p \wedge \neg q)\) est un théorème.

Enfin, dire que l’égalité se définit par la synonymie de ses membres est une chose, mais l’utilité fondamentale, dans l’ordre de la connaissance, d’une égalité est d’apporter autre chose au delà de l’identité des désignés :

« \(7 \times 13 = 91\) » montre aussi que \(91\) est un multiple de \(7\) et donc n’est pas un nombre premier.

Si \(p\) est impair, l’égalité \((p^2-1)=(p-1)(p+1)\) montre que le terme de gauche est multiple de \(4\) mais l’égalité \(p^2-1=4\left(\dfrac{p-1}{2}\right)\left(\dfrac{p-1}{2}+1\right)\) montre, elle, que \(p^2-1\) est un multiple de \(8\).

On voit bien que les sens aval-amont et amont-aval de l’écriture sont loin d’être équivalents.

Cette question de l’importance du sens porté par l’égalité, remonte à Gottlob Frege ; elle est donc récente et épistémologiquement mal étudiée1.

Finalement la phrase « “\(a\)” désigne le même objet que “\(b\)” » n’épuise pas le contenu conceptuel de l’objet qu’elle cherche à définir ; ajoutons que cette définition de l’égalité n’est pas opératoire car elle ne dit pas comment s’assurer que « \(a\) » désigne le même objet que « \(b\) ». Elle devra être déclinée pour chaque type d’objet mathématique.

Une rapide promenade dans les ouvrages d’enseignement de Sixième est instructive. Avant 1969, l’égalité entre nombres divers ou entre (mesures de) grandeurs est l’affaire de l’école élémentaire où elle est introduite « pour indiquer que des nombres sont égaux » (sans rire). L’année 1969 voit l’introduction des mathématiques dites « modernes » au collège. Les manuels de Sixième comportent alors un chapitre sur l’égalité — en général le premier — dont le traitement permet de distinguer, en simplifiant, deux catégories d’auteurs : ceux qui sont en plein accord avec le texte ci-dessus et ceux pour qui « \({6,4}\) » est bien un décimal et l’égalité « \(6+{0,4}={6,4}\) » une identité entre les objets des deux membres. L’idée de représentation est proprement évacuée.

On trouve aussi une petite catégorie d’auteurs qui « valse-hésite » entre les deux interprétations avec des pseudo-définitions qui laissent perplexe :

Un objet a est égal à l’objet b si et seulement si a et b représentent un seul et même objet.

Avec les programmes de 1977, l’égalité n’occupe plus, au mieux, qu’un modeste paragraphe et on retrouve les mêmes conceptions. Dans les décennies suivantes, l’égalité comme objet d’enseignement théorique semble disparaître des manuels ; elle est là, naturellement et ne concerne plus que les objets.
Soyons réaliste : où trouve-t-on la phrase

les nombres \({3}\) et \(-({-3})\) sont égaux

exprimée au moins une fois plus précisément par

le nombre désigné par \({3}\) est égal
à celui désigné par \(-({-3})\) ?

Dans les ouvrages évoqués plus haut, même ceux qui, à la page un, prennent la peine d’insister sur l’impérative nécessité de distinguer un objet et sa désignation, parlent, à la page deux, « du nombre \(3\) » ou de « l’ensemble \(\{a,\,e,\,i,\,o,\,u,\,y\}\) ».

Dans le programme de Troisième de 1998, on peut lire (dans la rubrique compétences) :

Si \(a\) désigne un réel positif, \(\sqrt{a}\) est le nombre positif dont le carré est \(a\).

On peut n’y voir qu’un glissement métonymique imposé d’une part par la nécessité d’alléger le langage et, sans doute plus pertinemment, par le fait que le sens serait du côté de l’objet, du côté des questions qu’on se pose à son sujet ; la nécessaire perception des propriétés de celui-ci gouvernerait de façon cruciale la correction des écritures. À l’appui de cette thèse, on trouve des mathématiciens d’exception comme Alain Connes décrivant un accès direct de sa pensée aux objets de sa géométrie non commutative mais au prix d’un effort antérieur qualifié de colossal ; on peut songer, en très négatif, aux ahurissantes pertes de sens des écrits de nos élèves ou étudiants, ou encore, à l’inverse, aux pratiques de nos collègues physiciens invoquant eux aussi un sens physique des objets et des phénomènes comme guide de leurs écritures dont l’à-peu-près nous agace parfois prodigieusement.

Cette nécessité du sens est contestée par certains épistémologues comme Jean Dhombres ou Michel Serfati qui observent que l’écriture mathématique est porteuse d’invention par elle-même hors de toute signification, autorisant l’écriture de l’impensable.

Invoquons Raphaël Bombelli, algébriste italien du XVIe siècle, calculant librement sur des nombres fort justement qualifiés d’imaginaires pour obtenir \[\sqrt[3]{2+\sqrt{-121}}+\sqrt[3]{2-\sqrt{-121}} = 4\]

Les objets géométriques en jeu dans un problème sont très particuliers ; la figure médiatisée par un dessin en est une représentation abstraite nécessaire sur laquelle on sait inscrire les relations formant des hypothèses, en particulier des égalités de grandeurs ; elle sert ensuite pour montrer à une pensée vagabonde d’autres relations et aboutir à l’eureka désiré. L’écriture utilisant d’autres représentations des mêmes objets vient ensuite parachever le travail de démonstration.

Comme illustration vécue, citons la démonstration de l’égalité \(\theta=2\,\arctan\left(\dfrac{y}{1+x}\right)\) sous l’hypothèse \(x+\text{i}\,y=\text{e}^{\text{i}\,\theta}\) et \(\theta \in]-\pi\,;\pi\,[\). Les tentatives algébriques, « omni-prégnantes », s’embourbent alors que la contemplation du dessin ci-dessous, obtenu par enrichissements successifs — bien laborieusement le théorème de l’angle inscrit faisant défaut — donne à voir l’égalité.

Quelles propriétés pour la relation d’égalité ?

La définition de l’égalité donnée par la commission MOTS relève du métalangage, donc ses propriétés relève d’un raisonnement dans ce métalangage. Il est alors évident que la relation

… désigne le même objet que …

possède les propriétés qu’on a bien envie d’appeler réflexivité, symétrie et transitivité.

Ces trois propriétés ne sont clairement pas suffisantes pour caractériser l’égalité, d’où une question qui a préoccupé les logiciens. Gottfried Leibniz a introduit dans ses réflexions sur la logique le principe d’identité des indiscernables :

sont les mêmes ceux qui peuvent être partout substitués sans altérer la vérité ; sont différents ceux qui ne le peuvent pas.

Dit autrement, des entités possédant exactement les mêmes propriétés sont identiques et deux entités sont distinctes s’il existe une propriété qui les différencie, principe qui constituerait une définition de l’identité ; ce principe est aujourd’hui sujet à controverses (entre logiciens). Leibniz a donné une définition similaire en mathématiques pour l’égalité des grandeurs.

On pourrait questionner Bourbaki2 mais il faudrait trouver un lecteur qui aurait réussi à aller au bout du chapitre 1 du livre Théorie des ensembles3.

Roger Godement (membre de Bourbaki qui s’est aussi préoccupé d’enseignement) est plus accessible. Le chapitre 1 de son cours d’algèbre, publié en 1966, introduit axiomatiquement les deux signes proprement mathématiques d’égalité et d’appartenance. Citons le texte sur l’égalité :

« Si \(a\) et \(b\) sont des objets mathématiques [sic], on obtient une relation en écrivant

\(a = b\)

Intuitivement, la relation précédente signifie, lorsqu’elle est vraie, que les objets concrets qui sont censés être représentés par \(a\) et \(b\) [re-sic] sont “identiques”, notion que nous ne chercherons pas à approfondir […].

Les axiomes de l’égalité sont alors :

\(\bullet\) la réflexivité, la symétrie et la transitivité ;

\(\bullet\) soient \(u\) et \(v\) des objets tels que \(u=v\), et \(R(x)\) une relation contenant la lettre \(x\) ; alors les relations \(R(u)\) et \(R(v)\) […] sont équivalentes. »

Le lecteur aura noté le commentaire (en métalangage) intermédiaire. Ce dernier axiome est celui de la substituabilité des égaux ou d’indiscernabilité des égaux ; il s’agit d’ailleurs en réalité d’un schéma d’axiomes lié à l’indétermination de la relation \(R\)4. Cette propriété est incontestablement la plus utile mais rarement mise en avant dans les manuels.

Pour Godement, on dispose des axiomes qui permettent d’utiliser pleinement l’égalité en mathématiques, le reste est métaphysique.

Définition par abstraction

Une définition d’objets mathématiques devrait être opératoire, c’est-à-dire devrait comporter, dans un contexte donné, un moyen effectif de reconnaître la « mêmeté » des signifiés, ce qui fournit, ou passe par, une égalité des représentations symboliques les dénotant. Or, dans les mathématiques scolaires, le contexte est souvent flou, et cela conduit à de pseudo-définitions des objets qui ne fournissent pas de critère d’égalité qu’il faudra bien introduire d’une façon ou d’une autre.

Prenons l’exemple du couple bien présent dans la scolarité. Les tentatives de définition (relevant du métalangage) sont rares : « la donnée de deux objets avec un ordre », « l’ensemble ordonné de deux objets » ; dans les manuels, le plus souvent l’écriture \((x,\,y)\) apparaît, simple ostention, forme sans substance accompagnée d’une oralisation. La condition d’égalité

\((x \;,y)=(x’ \;,y’ )\) si, et seulement si \(x=x’ \) et \(y=y’ \)

n’est parfois pas énoncée ; c’est pourtant le point essentiel qui, in fine, rend recevable n’importe quelle « définition » de nom.

Un bon nombre de concepts mathématiques (donc d’ensembles) se définissent par « passage au quotient » ; si la question est mathématiquement banale, elle pose des problèmes d’enseignement délicats qu’on cherche le plus souvent à contourner. Le paradigme est fourni par la définition de l’entité « vecteur ». Ouvrons un ouvrage réputé datant de 1962, pour la classe de mathématiques (la Terminale de l’époque) :

Définition : on appelle vecteur \(\overrightarrow{\mathsf{AB}}\), le segment orienté \(\mathsf{AB}\), c’est-à-dire un segment qu’on suppose parcouru d’un bout à l’autre dans un sens déterminé.

Puis sont définis : l’origine, la longueur et le support d’un vecteur. Plus loin, toujours dans le même ouvrage :

On dit que deux vecteurs \(\overrightarrow{\mathsf{AB}}\) et \(\overrightarrow{\mathsf{CD}}\) sont équipollents si \(\mathsf{ABDC}\) est un parallélogramme. On écrit dans ce cas \(\overrightarrow{\mathsf{AB}}=\overrightarrow{\mathsf{CD}}\).

Un dessin avec force flèches vient appuyer le discours. Une variante, présente dans les ouvrages de mécanique5, est de définir l’équipollence, appelée aussi égalité, de deux vecteurs (des segments donc) par l’égalité des triplets (direction, sens, longueur).

Ce gloubi-boulga se passe de commentaire ; on notera au final l’information utile pour développer un calcul : la condition d’égalité. On définit ensuite la somme de deux vecteurs en jouant sur les dessins et l’ambiguïté des définitions, ce qui autorise la « monstration » des propriétés déclarées évidentes, ce qu’elles ne sont pas.

La difficile épistémologie des vecteurs a été abondamment décrite. Signalons simplement pour notre propos que le mathématicien italien Giusto Bellavitis introduisit un calcul des équipollences des segments orientés dès 1832, en utilisant pour désigner l’équipollence le signe qui évoque celui — astrologique — de la balance.

Ce calcul est un authentique calcul sur les segments orientés « modulo l’équipollence » ; on peut le rapprocher du calcul sur les entiers « modulo \(n\) » imaginé par Carl Gauss quelques décennies plus tôt ; pas d’égalité mais une congruence avec son signe \(\equiv\), lu « congru », élément de langage intrigant pour l’élève de Terminale mais toujours d’actualité6. Pour un œil moderne, dans le travail de Bellavitis, les vecteurs ne sont pas loin mais pas vraiment conceptualisés et surtout ne sont pas symboliquement représentés. Le mathématicien Jules Houël présentant le travail de Bellavitis en 1869 dans les nouvelles annales de mathématiques remplace le signe  par le signe d’égalité, tuant pour un siècle le concept en gestation… Et pourtant, à la fin du XIXe siècle, un autre italien, Cesare Burali-Forti, formalise en toute généralité la définition par abstraction dans des termes très modernes, en distinguant bien la relation d’équivalence et la relation d’égalité induite sur ce qu’on appelle aujourd’hui l’ensemble quotient.

Soixante ans plus tard, les ouvrages d’enseignement — et pas seulement en France — sont toujours dans l’hésitation n’arrivant pas à distinguer l’équipollence des segments orientés et l’égalité des vecteurs. Les définitions par abstraction sont un des procédés standard de définition ; dans la scolarité aujourd’hui, il faut savoir faire sans.

Démontrer une égalité

Réfugions-nous maintenant à nouveau dans l’autonymie tout en nous efforçant de maintenir la distinction entre objet et représentation.

Comment démontrer une égalité entre objets mathématiques, pardon, entre signes de tels objets ? Il ne saurait y avoir de méthode universelle. C’est la bonne définition de la classe des objets considérés qui fournit les conditions d’identité « par définition » à traduire par l’égalité dans la représentation considérée. Toutefois on peut isoler quelques outils « externes » privilégiés :

  • l’utilisation des propriétés de l’égalité, au premier chef desquelles la transitivité et la substituabilité ;

  • l’utilisation d’une application : si \(a=b\) alors \(f(a)=f(b)\) et réciproquement si \(f\) est injective ;

  • les théorèmes d’unicité, fort nombreux, en particulier ceux dits d’unicité d’écriture, si bien nommés.

Les différents ensembles de nombres fréquentés dans la scolarité offrent des contextes familiers mais aucune de leur construction n’est envisageable au lycée et le supérieur semble aussi y avoir renoncé. Promenons-nous dans les égalités de nombres7.

Les entiers

Admettons que les entiers naturels sont donnés aux humains par un accès direct au ciel platonicien rendant inutile toute théorisation. Cette connaissance intuitive permet de construire une numération, déjà en base préhistorique

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et, moyennant un bel effort conceptuel, en base disons deux, ceci avant de disposer des opérations : il suffit de savoir faire des tas de deux récursivement.

L’unicité d’écriture fournie par la numération de position à base avec zéro, unicité difficile d’accès sans division euclidienne mais très intuitive, est un outil bien utile aux écoliers et collégiens, base de l’apprentissage des algorithmes d’opérations et des « bonnes réponses ». La correspondance terme à terme8 des collections finies fournit une méthode de démonstration d’égalité des cardinaux — premier exemple d’égalité par abstraction — et cela en dehors de toute numération. Plus tard, cela conduira à des procédés de dénombrement ou de démonstration d’identités dans \(\mathbb{N}\).

Les rationnels

Au collège, les fractions sont présentées sous divers aspects bien problématisés, offrant autant de circonstances pour introduire le signe \(\dfrac{a}{b}\) et donc de poser une question cruciale :

le « trois cinquièmes » introduit par fractionnement d’une unité est-il le même que le « trois partagé en cinq » ou que le « trois pour cinq » issu de la comparaison d’une grandeur \(A\) à une grandeur \(B\)\(A\) est à \(B\) comme trois est à cinq » disait-on autrefois).

Une autre question se pose alors : de quoi ce \(\dfrac{a}{b}\) est-il alors le signe ? Un document d’accompagnement (donc à destination des enseignants) donne une réponse ; si \(a\) et \(b\) sont deux entiers, \(b\) non nul,

la fraction \(\dfrac{a}{b}\) est définie comme le nombre qui, multiplié par \(b\), donne \(a\). […] une fraction est une division effectuée entre deux entiers. […] un nombre rationnel est un nombre possédant une écriture fractionnaire.

Un tel énoncé pose à la fois le prolongement d’une opération, une existence, une unicité, une appellation, une écriture et, pardi, une identification entre l’objet et son écriture.

La condition fondamentale d’égalité

\(\dfrac{a}{b}=\dfrac{c}{d}\) si et seulement si \(ad = cb\)

est à ce stade inaccessible sans propriétés supplémentaires de cette mystérieuse multiplication.

Tôt ou tard, on rencontre les développements décimaux illimités des fractions, avant toute étude de limite de suite.

Si l’égalité \(0,\!\bar{9}=1\) est un problème classique mais crucial, une égalité comme

\(0,\!\overline{71}+0,\!\overline{159}=0,\!\overline{{876330}}\)

en est un autre, très fructueux tant il est vrai qu’il n’y a pas vraiment de système de nombres sans calcul.

Les réels

Au lycée, l’ensemble \(\mathbb{R}\) est le grand « fourre-tout » de nombres dans lequel on trouve ce qu’on y apporte. La seule représentation disponible est fournie par « la » droite graduée, ou plutôt équipée d’une famille de graduations, mais les didacticiens sont sceptiques sur sa pertinence concernant \(\mathbb{R}\). Comment alors démontrer des égalités de nombres non algébriques9 alors qu’on ne dispose d’aucune écriture canonique des réels ? L’infini s’invite nécessairement dans les preuves d’égalité et le programme de Terminale fournit tous les outils utiles.

Les propriétés algébriques — y compris celles liées à l’ordre — sont connues par généralisation de celles acquises pour \(\mathbb{Q}\). La densité des rationnels (ou des décimaux) dans les réels est essentielle et la propriété d’Archimède est utilisée de façon implicite dès l’étude des grandeurs.

Pour démontrer l’égalité de deux réels \(a\) et \(b\), on peut utiliser la propriété de l’ordre total :

soit \(a< b\), soit \(a> b\), soit \(a=b\).

Il suffit donc de prouver que \(a< b\) et \(a> b\) sont impossibles : c’est la double réduction à l’absurde qu’on trouve mise en œuvre dans la méthode d’exhaustion remontant à Euclide, utilisée par Archimède, par exemple dans la quadrature de la parabole.

Une variante figurait explicitement au programme de la classe de Seconde il y a, disons, trois générations :

\(a=b\) si, pour tout \(\varepsilon> 0\), \(|a-b| \leqslant \varepsilon\)

Elle était utilisée pour démontrer la formule de l’aire d’un rectangle, ou d’un disque ou le théorème de Thalès en géométrie.

Avec l’étude de la convergence des suites et le théorème de la convergence monotone bornée, \(\mathbb{R}\) est implicitement bien défini. Pour travailler correctement, on a besoin du théorème d’unicité de la limite (qui n’est pas explicitement au programme), du théorème de passage à la limite dans les inégalités larges (contenu dans le théorème « des gendarmes ») et de la caractérisation séquentielle de la continuité.

Donner un sens à l’égalité

\(\sqrt{1+\sqrt{1+\sqrt{1+\cdots}}}=\dfrac{1+\sqrt{5}}{2}\)

devient alors un problème générateur de questions.

Conclusion

L’intention était double : d’une part, développer l’idée que l’égalité est un objet mathématique, et qu’il n’est pas simple de le définir. Une partie de la difficulté réside dans la nécessaire distinction entre un objet et ses représentations. Une définition axiomatique étant exclue, la seule possibilité est de donner une définition fondée sur la synonymie des représentations mais porteuse d’ambiguïtés d’interprétation. D’autre part, en traitant du cas des vecteurs et des nombres rationnels, nous avons voulu illustrer le casse-tête engendré par le refus (institutionnel) des définitions par abstraction, refus compréhensible. Enfin, le cas des nombres réels nous fait entrer au cœur de l’analyse réelle mais demande un arsenal considérable de propriétés pour pouvoir manipuler l’infini. Soyons optimiste.

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L’auteur, à la retraite depuis quelques années, continue de s’intéresser aux mathématiques et à leur enseignement.


  1. D’aucuns n’y verront que des « astuces ».↩︎

  2. Voir la notice de Wikipedia sur Nicolas Bourbaki https ://fr.wikipedia.org/wiki/Nicolas_Bourbaki.↩︎

  3. La préface du traité nous avait mis en garde ; N. Bourbaki n’envisage pas « la possibilité d’enseigner les principes du langage formalisé à des êtres dont le développement intellectuel n’irait pas jusqu’à savoir lire, écrire, compter. »↩︎

  4. Une quantification universelle sur \(R\) en ferait un axiome du second ordre ce qu’on n’utilise pas en logique élémentaire.↩︎

  5. Enseignée à l’époque en mathématiques ; la mécanique a bien sûr besoin de vecteurs euclidiens.↩︎

  6. Une certaine tendance, bien malheureuse, est de remplacer « \(\equiv\) » par « \(=\) ».↩︎

  7. Les différentes pistes ici évoquées seront développées dans le compagnon numérique de cet article.↩︎

  8. Alias la bijection, mais chut ! Réservée aux maternelles supérieures.↩︎

  9. L’existence admise, l’égalité de deux nombres algébriques relève de l’algèbre.↩︎

Pour citer cet article : Boucher F., « Petite enquête sur … l’égalité (II) », in APMEP Au fil des maths. N° 541. 14 décembre 2021, https://afdm.apmep.fr/rubriques/ouvertures/petite-enquete-sur-legalite-ii/.

Une réflexion sur « Petite enquête sur … l’égalité (II) »

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