Preuves visuelles
Pour le plaisir des yeux, François Boucher, assisté de François Pétiard pour les dessins, nous présente de nombreuses preuves visuelles. Cet article tourné vers l’algèbre et la géométrie aura une suite dans un prochain numéro tournée vers l’analyse et les inégalités.
François Boucher
© APMEP Décembre 2022
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De quoi s’agit-il ?
Il convient d’abord de préciser le vocabulaire en distinguant «preuve» et «démonstration».
Une preuve est tout procédé qui permet d’emporter la conviction de quelqu’un au sujet d’une réponse à une question. Une démonstration (mathématique) a aussi pour fonction de convaincre mais en respectant certains canons fixés en théorie par la communauté des mathématiciens mais, dans la scolarité, par l’institution.
Une question essentielle est celle de la compréhension : preuve et démonstration doivent aussi «éclairer» la pensée en donnant une réponse au «pourquoi» de la véracité de telle ou telle propriété. Défendons l’idée que les preuves dont nous allons parler penchent plus du côté de la lumière en étant moins exigeantes du côté de la rigueur. Ajoutons que, dans ce contexte des preuves visuelles, il importe de distinguer les verbes «montrer» dont le sens étymologique est : mettre devant les yeux ; exposer aux regards et «démontrer» dans son sens mathématique, verbes que l’usage dans la communauté a malheureusement rendu synonymes. Une preuve visuelle est d’abord une «monstration».
Une question bateau fréquemment donnée aux apprentis-démonstrateurs est de démontrer que le carré d’un nombre pair est un multiple de quatre. Regardez !
L’expression «nombre au carré» aurait donc un sens géométrique ?
Ce dessin est bien une preuve et pas seulement un cas particulier : en visualisant la raison pour laquelle en passant au carré, un double devient un quadruple, le cas particulier traité devient générique. À comparer à une démonstration algébrique faite de lettres (dûment quantifiées ?) et de calculs divers ; autre langage, autre efficacité.
La preuve visuelle, par son mode de fonctionnement, entend court-circuiter un calcul ou un raisonnement élaboré en permettant un accès plus direct (parfois) au résultat par l’intermédiaire de la vision physiologique, laquelle ne sollicite sans doute pas les mêmes zones du cerveau ; illustrons à nouveau cela avec un grand classique :
Les indications accompagnant le dessin, ci-contre minimales, s’avèrent indispensables et dépendent des intentions poursuivies.
La même figure, mais complètement muette, donnée à voir à des lycéens a pu les laisser à quia. L’orientation vers une identité remarquable fut nécessaire. Quant à percevoir que le même dessin (nu) fournissait à la fois une preuve pour \((a+b)^2\) et pour \((a-b)^2\), c’était un peu ambitieux…
Autre langage, autres lectures. Reconnaissons que ce type d’exercice demande une certaine familiarisation pour en décoder les implicites. L’un des intérêts de ces preuves visuelles est de pouvoir faire, parfois, l’objet de preuves plus formelles ; ainsi le développement algébrique de \((a+b)(a+b)\) peut se suivre pas à pas sur le dessin.
Mais lorsque l’observateur est atteint par l’éclair de la compréhension — le «haha» cher à Martin Gardner1, une grande satisfaction intellectuelle couplée à un fort sentiment esthétique peut survenir. Certes, toutes les preuves visuelles n’ont pas la même capacité explicative.
Les outils de visualisation sont aujourd’hui d’une étonnante diversité. Le passage du papier-crayon à l’animation visualisée sur un écran d’ordinateur a enrichi les potentialités de la mise en images des mathématiques et plus généralement de toutes les connaissances. Sans parler des perspectives offertes par les imprimantes 3D. Toutefois, cette potentialité a un prix : celui des compétences informatiques à acquérir et à entretenir, ce qui s’avère bien chronophage. Le travail collaboratif s’impose.
Un principe de base des preuves visuelles — sans doute plurimillénaire — est de représenter les divers types de «nombres» par des éléments graphiques. L’agencement de ces éléments, parfois diabolique d’ingéniosité, permet de mettre en évidence visuelle une propriété le plus souvent déjà connue.
Un des plus anciens (peut-être le plus ancien?) exemples nous vient de Chine (circa 300 avant J.C.) :
Laissons au lecteur le plaisir du décodage2 en admirant le rôle didactique du double quadrillage. Les historiens nous disent que, pour la culture chinoise de cette époque, ce dessin suffit comme preuve.
Les éléments graphiques susceptibles de coder et donc d’aider à traiter des informations mathématiques dans une preuve visuelle sont déjà présents dans la classe de mathématiques : diagrammes, tableaux, arbres, graphes, tous les objets géométriques, graphes fonctionnels…
Les diagrammes de Venn et de Carroll sont des outils précieux, simples d’emploi une fois compris la notion d’appartenance et le principe de lecture de ces diagrammes. Il est facile d’obtenir des preuves visuelles des règles de calcul d’algèbre des ensembles ou du calcul des propositions et leur emploi semble efficace à l’entrée dans le supérieur.
Au sujet de ces diagrammes, on peut noter que la dynamique de la construction importe parfois plus que la statique du diagramme final. Ainsi, dans l’étude de la caractérisation de l’appartenance à la différence symétrique de \(n\) parties d’un ensemble :
Toutefois, segments, polygones et polyèdres, cercles et représentations graphiques dominent largement le paysage. La dilution au lycée de la géométrie dans une géométrie analytique — pardon, repérée — mais insipide questionne.
Représenter un nombre par une grandeur
Associer à un nombre réel une grandeur — longueur, aire, volume, angle, durée — porte une double ambiguïté problématique : parle-t-on de grandeur, comme dans la tradition euclidienne, ou de mesure de grandeur ? Parle-t-on de grandeur orientée ou de mesure associée ? La grandeur est, elle-même, représentée par un objet géométrique : segment (longueur), polygone (aire), cube (volume), angle (au fait c’est quoi un angle pour un élève ?). Le plus souvent, on se contente de nombres positifs (ou de grandeurs non orientées). Mais, tôt ou tard, abscisses, mesures d’angle (dans le plan orienté)3 et vecteurs ont besoin d’être utilisés.
En réalité, le statut des objets dans les preuves visuelles est souvent vague, comme s’il n’avait pas besoin d’être précisé ; que penser de \(a\) et \(b\) dans le schéma ci-dessus ?
Le plus lucide est d’abandonner l’idée de manipuler des grandeurs et de n’introduire que des mesures ce qui suppose toujours a priori le choix d’une unité, qui peut souvent rester implicite4 ; la cohérence s’impose en cas d’introduction à la fois de mesure de longueur et de mesure d’aire. Et toujours dans un souci de simplicité, il convient de se placer dans un contexte de géométrie euclidienne5.
L’intérêt d’une représentation des nombres par des grandeurs est qu’elle permet aussi la représentation des opérations et même de la relation d’ordre \(\leqslant\) en ouvrant la porte aux preuves d’inégalités comme nous le verrons.
Condensons en quelques dessins les prérequis géométriques utiles :
Thalès et Pythagore sont les clés principales, lesquelles peuvent d’ailleurs faire l’objet de preuves visuelles avec les aires. Aires de polygones et volumes de parallélépipèdes peuvent être sollicités. Les propriétés intuitives sont celles d’une mesure : additivité, voire \(\sigma\)-additivité dans des cas simples, croissance, équidécomposabilité des polygones, invariance par isométrie, action des homothéties. Longueur du cercle, aire du rectangle, aire du disque sont admises mais peuvent faire l’objet de preuves visuelles.
Les nombres entiers
Le domaine de prédilection des preuves visuelles est sans doute celui des nombres figurés : on représente un nombre entier par un signe quelconque, un carré, un disque, une sphère. Comme la documentation est surabondante, contentons-nous de deux exemples. D’abord une preuve spectaculaire de l’identité d’Al-Karaji (x e siècle) :
Le lecteur observera que, selon la parité de \(n\), \(n^3\) ne se lit pas de la même façon.
Un extraordinaire exemple a été imaginé par le mathématicien hongkongais Man-Keung Siu en 1984 :
Le cas particulier ci-dessus illustré joue en réalité un rôle d’entier générique dénoté par les annotations \(n\), \(n+1\), \(n+\dfrac{1}{2}\) ; ce qui est fait avec \(n=3\) pourrait l’être avec \(n=4\), voire, avec patience, pour \(n=10\) et imaginé pour \(n=1000\). La preuve est certaine. Mieux : le dessin montre que, pour passer du rang \(n\) au rang \(n+1\), on ajoute \(3(n+1)^2\) ce qui fournit l’égalité : \[n(n+1)\left(n+\dfrac{1}{2}\right)+3(n+1)^2=
(n+1)(n+2)\left(n+1+\dfrac{1}{2}\right) ;\] voilà qui devrait satisfaire le plus acharné des partisans de la récurrence.
De même, dans la preuve de l’identité d’Al-Karaji, le dessin montre l’identité télescopique :
\((1+2+\cdots+n)^2 – (1+2+\cdots+(n-1))^2=n^3\).
Jean Aymes nous a présenté dans le numéro 541 d’Au fil des maths un aperçu de l’étonnante fécondité de ces nombres figurés depuis Diophante .
L’algèbre visuelle
En simplifiant beaucoup, les méthodes de résolution des équations algébriques de degré un, deux ou trois ont été historiquement abordées géométriquement.
L’algèbre, c’est en premier lieu des règles de calcul (pour employer un terme très général) sur des symboles représentant des nombres, à la différence de l’arithmétique qui fournit des règles de calcul portant sur des écritures de nombres particuliers. Ces règles traduisent plus ou moins la structure des ensembles de nombres : anneau pour \(\mathbb{Z}\) et \(\mathbb{D}\), corps pour \(\mathbb{Q}\) et \(\mathbb{R}\).
Toutes ces règles, qui peuvent faire l’objet de preuves visuelles, n’ont pourtant droit dans les manuels qu’à de fastidieuses énumérations.
Illustrons ce propos. D’abord la définition d’un rationnel — celle de l’institution —, valide d’ailleurs pour tout quotient de réels positifs.
On verra dans la partie II une autre représentation visuelle des quotients.
Puis la règle de simplification :
La comparaison de deux rationnels avec l’égalité en cas particulier :
puis l’addition, les produits (en introduisant des volumes)…
Les identités remarquables sont aussi un domaine privilégié d’action des preuves visuelles.
Peut-on imaginer qu’après avoir maîtrisé la preuve visuelle de \((a+b)^2\), un lycéen puisse écrire une identité à partir du dessin ci-contre, ou produire un dessin à partir de \((a+b+c)^2\) ?
La factorisation de \(a^2-b^2\) est intéressante à faire chercher. Proposons celle de \(a^3-b^3\).
La résolution des équations algébriques dans la grande tradition euclidienne est un autre secteur d’intervention des preuves visuelles.
Pour l’équation du premier degré — celle qu’on écrit aujourd’hui \(ax=b\) — pendant quelques siècles, on a utilisé (sans algèbre et sans nombre négatif) la méthode dite de la fausse position simple.
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le donné : \(\mathsf{OB}\ (=b)\), \(\mathsf{OA}\ (=x_1\)) la «fausse solution», \(e\ (=ax_1-b)\) l’erreur de la fausse solution sur le résultat supposée ici positive. Il faut comprendre que \(a\) n’est pas donné directement ; il l’est par l’intermédiaire de l’énoncé rhétorique qui pose le problème et permet d’obtenir l’erreur à partie de la fausse solution.
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le requis : \(\mathsf{OX}\ (=\dfrac{b\,\mathsf{OA}}{b+e}\)).
La construction se lit sur le dessin.
La preuve repose sur une propriété euclidienne : l’égalité des aires des rectangles \(\mathsf{BPRD}\) et \(\mathsf{AXPQ}\), égalité dont le dessin est une preuve visuelle et au passage une preuve visuelle du théorème de Thalès dans le cas orthogonal. Notons que la même preuve visuelle permet de valider la méthode de double fausse position.
Pour le second degré, la clé est la complétion du carré que chacun reconnaîtra :
On peut alors donner une résolution géométrique de l’équation \(x^2+ax=b^2\), où \(a\) et \(b\) sont des longueurs.
Un quadrillage permet de visualiser la détermination du p.g.c.d. de deux (petits) entiers. De façon plus étonnante, on peut aussi résoudre les équations diophantiennes6 comme \(ax-by=1\) (\(a\) et \(b\) entiers naturels non nuls) sur quadrillage.
Prenons l’exemple générique \(7x-12y=1\) (on peut bien sûr supposer que \(a\) et \(b\) n’ont pas de diviseur commun autre que \(1\)). Faisons l’hypothèse qu’aucune connaissance n’est disponible au sujet de ce type d’équation. Un peu de géométrie sur quadrillage permet une résolution visuelle.
On construit le quadrillage \(12\times7\) et la diagonale \((0,\,0), (12,\,7)\). Il est clair qu’à l’exception des extrémités, cette diagonale ne passe par aucun point du quadrillage, propriété résultant du fait que \(7\) et \(12\) sont premiers entre eux. On cherche alors (visuellement !) dans le triangle inférieur (\(7x> 12y\)) le point du quadrillage le plus près de la diagonale. On trouve \((7,\,4)\) qui est bien une solution. Les translations \(n(12
\vec{\imath} +7 \vec{\jmath})\) \(n \in \mathbb{Z}\) fournissent alors toutes les solutions de l’équation.
Une suite de cet article, tournée vers l’analyse et les inégalités vous attend dans un prochain numéro.
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Le monsieur «récréations mathématiques» du xxe siècle.↩︎
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Some help is provided here: . On peut se demander si ce type d’animation n’incite pas à la paresse.↩︎
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L’expression «angle orienté», fort répandue, est bien regrettable ; il y a des angles de couples de demi-droites (ou de vecteurs, ou de droites) ; et c’est leur mesure qui nécessite une orientation du plan euclidien.↩︎
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Rappelons qu’une version démodée du théorème de Thalès parle de conservation du rapport des mesures algébriques par projection et qu’un tel rapport est comme par hasard indépendant du repère utilisé.↩︎
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Il n’y a pas d’unité intrinsèque en géométrie tout comme il n’y pas un produit scalaire mais une infinité, positivement proportionnels ; fixer l’unité, c’est en choisir un permettant d’identifier le plan euclidien à \(\mathbb{R}^2\).↩︎
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C’est-à-dire des équations à coefficients entiers et dont les inconnues sont aussi entières.↩︎
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L’auteur, à la retraite depuis quelques années, continue de s’intéresser aux mathématiques et à leur enseignement.
Une réflexion sur « Preuves visuelles »
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