Charlotte Angas Scott
(Re)-Découvrez l’histoire de cette mathématicienne britannique : un destin hors du commun conté par Roger Mansuy !
Roger Mansuy
© APMEP Decembre 2022
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Charlotte Angas Scott est une mathématicienne britannique avec une carrière très accomplie. Lorsque l’on détaille sa biographie, on remarque tout de suite qu’elle remplit tous les critères de la respectabilité mathématique : nombreux articles de recherche, thèses encadrées, ouvrage de cours réédité pendant 30 ans, poste universitaire dans un établissement reconnu, responsabilités tant dans l’université que dans les sociétés savantes et autres institutions internationales, reconnaissance des pairs… Toutefois, elle semble peu connue en dehors de l’espace culturel anglo-saxon. Décrivons son parcours et ses accomplissements avec quelques repères chronologiques, comme autant d’instantanés d’une vie mathématique singulière et bien remplie.
1858, naissance en Angleterre
Le 8 juin 1858, Charlotte naît à Lincoln en Angleterre (Est des Midlands) ; Victoria règne déjà depuis 21 ans et la société anglaise évolue lentement avec d’un côté la révolution industrielle et de l’autre des mouvements sociaux qui promeuvent le suffrage universel et une société plus égalitaire. Charlotte a la chance de naître congrégationniste, un mouvement religieux en marge de l’Anglicanisme officiel (et un peu plus ouvert), son père étant révérend et principal du Lancashire Independent College. Bien qu’elle soit une fille, elle peut donc bénéficier d’une éducation à domicile et de tuteurs en provenance de l’institution que dirige son père. Si elle ne connaît pas de véritable enseignement secondaire, elle acquiert toutefois de solides bases, notamment en mathématiques. Elle peut envisager des études supérieures dans les établissements que les mouvements féministes de cette époque victorienne sont en train de concevoir, créer et financer.
1880, Scott of Girton
En 1880, Charlotte achève son cursus au Girton College, un établissement récent1 pour femmes qui jouxte les prestigieux et anciens colleges qui composent l’université de Cambridge (et où les femmes n’ont pas droit de cité). Elle vient de faire quatre ans d’études dans cet établissement avec de hautes exigences, similaires à celles des établissements pour hommes. Toutefois, comme Cambridge n’accorde pas de diplômes aux femmes, elle s’apprête à ne recevoir que le « brevet » du Girton College. Un arrangement trouvé en 1873 permet aux girtonniennes de se présenter clandestinement au célèbre concours du Math Tripos où l’on classe au mérite tous les étudiants. Charlotte passe donc les (très) exigeantes épreuves en cette fin janvier et ses copies sont corrigées par les examinateurs officiels sur leur temps libre. Elle ne peut être classée (puisqu’officiellement elle n’a pas le droit de se présenter) mais ses excellents résultats fuitent rapidement dans la presse : elle devrait figurer au huitième rang de l’ensemble des candidats !
Lors de la déclamation officielle des résultats énumérés du premier, le senior Wrangler, jusqu’au dernier, la cuillère de bois, les jeunes gens présents dans la Senate House scandent tous ensemble « Scott of Girton » au rang de la liste où elle devrait figurer, éclipsant temporairement le nom du huitième sur la liste officielle. Cet « incident » permet aux femmes de passer officiellement le concours dès la session 1881… mais toujours pas d’obtenir les bénéfices attachés à une bonne performance (diplôme ou bourse).
1885, doctorat en poche
Après ce morceau de bravoure, Charlotte n’est pas vraiment plus avancée : toujours pas de diplôme universitaire et aucun espoir que cela s’arrange à Cambridge. Toutefois, Arthur Cayley, prestigieux professeur et titulaire de la chaire sadleirienne2, la repère, l’autorise à suivre ses cours et l’encadre. En parallèle, elle s’inscrit à l’université de Londres, établissement plus récent, moins prestigieux mais davantage libéral puisqu’il admet les femmes comme étudiantes. Si elle n’y suit pas de cours, elle y passe les épreuves et y obtient sa licence en 1882 puis son doctorat en 1885.
Maintenant qu’elle est diplômée, la question du poste devient plus prégnante. Il n’est pas envisageable d’obtenir une position universitaire en Europe et elle peut au mieux espérer enseigner dans un établissement secondaire pour jeunes filles. Une opportunité se présente toutefois en 1885 en la personne de Martha Carey Thomas. Cette jeune linguiste américaine (elle n’a qu’un an d’écart avec Charlotte) vient de recevoir le titre de docteure dans une université suisse (après avoir essuyé des refus dans plusieurs universités américaines en raison de son sexe). Elle provient d’une famille quaker relativement aisée qui envisage de financer une université pour femmes en Pennsylvanie : le Bryn Mawr College. L’émigration, contrainte par un monde académique européen toujours aussi fermé aux femmes, se transforme en une belle opportunité et Charlotte devient assistant professor (et seul membre) du département de mathématiques de l’université naissante. À partir de l’automne, sa vie mathématique s’écrit donc outre-Atlantique.
1897, premier ICM
L’année calendaire 1897 démarre ordinairement pour Charlotte. Désormais professeure au Bryn Mawr College, elle dirige le département de mathématiques (qui compte alors trois enseignants-chercheurs) et assure les cours aussi bien pour le premier cycle (undergraduate students) que pour les étudiantes plus avancées (graduate students). Elle gère également le séminaire de mathématiques du département et un journal club où étudiantes et collègues présentent des articles de recherche récents. Côté recherche, le bulletin de l’American Mathematical Society a publié une de ses communications en début d’année. Bref, cela semble une année ordinaire jusqu’à ce qu’arrive l’été. Charlotte est revenue en Angleterre pour voir sa famille et elle envisage de participer au premier Congrès international des mathématiciens qui se tient à Zurich du 8 au 10 août. Pourtant, elle hésite; les femmes sont-elles bienvenues au congrès (en tant que mathématiciennes bien sûr et pas comme simples accompagnatrices pour les galas et visites) ? Elle s’interroge et questionne un collègue suisse, Wilhelm Fiedler.
Rassurée par la réponse positive, elle se dirige vers Zurich (avec une petite escale pour faire un exposé au congrès de l’Association Française pour l’Avancement des Sciences qui se tient à Saint-Étienne) où elle fait partie des quatre mathématiciennes du congrès3. Elle reçoit les hommages de mathématiciens qui ne la connaissent que d’après ses articles4 mais ne présente pas ses travaux lors de ce congrès. Toutefois, des contacts sont noués et elle ne tardera pas à être élue membre de l’Edinburgh Mathematical Society, du Circolo Matematico di Palermo, de la Deutsche Mathematiker-Vereinigung ou de l’Amsterdam Mathematical Society5.
1899, théorème de Noether
Aujourd’hui, le nom de Noether évoque principalement Emmy, la fantastique algébriste du XXe siècle mais en 1899 celle-ci est encore adolescente. En revanche, son père Max, spécialiste reconnu de géométrie algébrique, occupe un poste de professeur à l’université d’Erlangen. Il a notamment démontré en 1873 un théorème sur les faisceaux de courbes algébriques que l’on appelle aujourd’hui « théorème fondamental de Max Noether » ou « théorème AF + BG » (d’après la principale formule de l’article). Charlotte, elle aussi experte en courbes algébriques, s’intéresse à ce résultat comme Cayley ou Zeuthen avant elle. Elle parvient à obtenir une nouvelle preuve, bien différente de celle de Max car elle est purement géométrique, c’est-à-dire sans recours à l’algèbre, et la publie en 1899 dans Mathematische Annalen, prestigieuse revue allemande.
On dit parfois que ce texte est le premier article important écrit aux États-Unis et publié en Europe (en insistant sur le fait que les États-Unis auraient été en seconde division mathématique à l’époque) : c’est une légende, il suffit de regarder les volumes précédents de la même revue pour l’infirmer6. En revanche, l’influence de ce texte est considérable : c’est par exemple cette preuve que choisit le géomètre italien Francesco Severi pour présenter le théorème de Noether dans son traité Lezioni di Geometria Algebrica en 1908 (en citant explicitement Charlotte).
1922, jubilé
Cela fait 37 ans que Charlotte tient la barque du département de mathématiques de Bryn Mawr College, suppléant quand c’est nécessaire la doyenne de l’université. D’anciennes étudiantes décident d’organiser un grand événement mathématique, une sorte de jubilé pour célébrer la carrière et l’influence de Charlotte. Une annonce est rapidement publiée dans le journal de l’American Mathematical Society et l’on vient de tous les États-Unis pour cette fête : des anciennes élèves bien sûr, mais aussi les collègues qu’elle a croisés dans toutes ses activités (sociétés savantes, organisme de recrutement des universités, comités éditoriaux…). Ce 18 avril 1922, Charlotte a du mal à se départir de sa réserve naturelle quand les discours officiels ou amicaux lui tressent de très nombreux lauriers. Même Alfred North Whitehead, qui a traversé l’Atlantique spécialement pour l’occasion et décliné toutes les autres invitations sur le sol américain, salue son engagement scientifique qui a beaucoup fait pour « l’amitié entre les peuples » en introduction de son exposé plénier. Charlotte est indéniablement reconnue comme une personnalité importante de la communauté mathématique du nouveau comme de l’ancien monde.
1925, retraite
Officiellement, Charlotte prend sa retraite en 1924 et passe la main pour la direction du département de mathématique à Anna Johnson Pell Wheeler; toutefois, elle reste une année de plus au Bryn Mawr College (sans donner de cours) pour terminer l’encadrement de sa dernière (et septième) thésarde, Marguerite Lehr.
Après cela, elle met fin à cette émigration forcée et retourne en Angleterre où elle retrouve sa famille et des habitudes plus britanniques (jardin, paris hippiques…). Elle s’éteint en 1931 après une vie bien remplie et est enterrée au Ascension Parish Burial Ground où elle retrouve de nombreux scientifiques et universitaires de Cambridge.
Roger Mansuy est professeur de mathématiques en CPGE au lycée Saint-Louis à Paris.
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Cet établissement est fondé en 1869 dans la petite localité de Hitchin avant de déménager à Girton en 1873. Parmi les fondatrices, on reconnaît aussi bien des figures de ce qui deviendra le mouvement des suffragettes, que des femmes de la bonne société ou des intellectuelles comme George Eliot (ces catégories ne sont pas disjointes).
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Il s’agit d’une prestigieuse chaire de professeur de mathématiques pures de l’université de Cambridge fondée par Lady Sadleir en mémoire de son premier mari, le physicien William Croone.
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Les trois autres sont Iginia Massarini, Vera von Schiff, et Charlotte Wedell. Vera von Schiff dispose d’un poste universitaire à l’université féminine de Saint-Pétersbourg, elle est accompagnée de son mari, également congressiste. Iginia Massarini enseigne dans un établissement romain pour jeunes filles, elle est accompagnée de son père avocat.
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Après une visite à l’hôtel de Charlotte, Corrado Segre écrit le 8 août 1897 à son épouse restée en Italie : Je suis heureux de lui avoir rendu ce respect, car j’ai pu voir que c’est une femme très bonne, et j’ai constaté qu’elle était très flattée de notre visite.
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Elle était déjà membre de la London Mathematical Society depuis 1881 et son exploit au Math Tripos, et fondatrice de l’American Mathematical Society.
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Par ailleurs, Joseph James Sylvester a fait une importante partie de sa carrière à l’université John Hopkins de Baltimore quelques décennies plus tôt et a abondamment publié en Europe.
Une réflexion sur « Charlotte Angas Scott »
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