De quelle dizaine parle-t-on ?

Les difficultés en numération des élèves se révèlent, bien souvent, largement après le CP et le CE1, au moment de l’introduction des grands nombres ou encore des nombres décimaux. L’intervention des enseignants du RASED1 peut alors tout à la fois débloquer des élèves et aider les enseignants dans les classes.

Nathalie Simon

© APMEP Septembre 2022

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Ils s’appellent Jules, Lisa, Maëlis et Viola, ils sont en CE2 et leur enseignante a fait appel au RASED dans lequel j’exerce en tant qu’enseignante pour les aides à dominante pédagogique. Les difficultés sont générales pour Jules mais plutôt concentrées en mathématiques pour les trois demoiselles. La demande d’aide rédigée par l’enseignante précise notamment que les notions de « centaines, dizaines, unités » ne sont pas acquises.

Le début d’une aide au sein d’un groupe de remédiation ressemble à une enquête, il s’agit de découvrir ce qui pour ces élèves fait obstacle aux apprentissages. Sensibilisée à la notion de malentendus, j’ai pris l’habitude d’écouter les élèves parler de mathématiques afin de débusquer dans leur discours les traces de leurs représentations, de leurs conceptions.

Ma première approche consiste en une consigne : «Je voudrais que vous m’expliquiez ce que c’est une dizaine, comme si moi je ne savais pas.»

Voici les réponses classiquement retrouvées : « la dizaine c’est le nombre de devant », « une dizaine c’est une barre de 10 », « dans \({45}\) par exemple c’est le \({4}\) » et « une dizaine c’est \({10}\) unités ». Chacun valide d’ailleurs les réponses de ses camarades.

Afin de mettre en relation ces propositions qui parlent d’écritures chiffrées et de quantités, je propose une activité de dénombrement d’une grande quantité d’objets, en général des macaronis (ou des haricots rouges) [1]. Sans trop de surprise, chacun s’engage dans la tâche en dénombrant un par un, avec des stratégies de calcul (par exemple \(50 + 50 + 36\)) ou pas (dénombrement simple jusqu’à « cent-vingt-huit : \({128}\) »). Après échanges sur les méthodes employées, j’en viens à dire que j’aimerais pouvoir vérifier ce qu’ils ont trouvé mais que je ne vais jamais avoir le temps de tout recompter comme eux, qu’il faudrait trouver une organisation qui permette d’écrire « combien il y a » sans tout compter un par un, ou une méthode qui permette de s’arrêter et de reprendre sans s’embrouiller et dans laquelle on ne fait pas de calculs… une méthode que même les petits CP qui ne comptent que jusqu’à \(10\) peuvent utiliser… En général, ce dernier indice leur permet de se rappeler qu’« on peut faire des groupes de \({10}\) ! ». S’en suit une effervescence autour de la table, souvent une demande de contenants comme des gobelets, ou la mise en route des groupements par \(10\).

L’instant à ne pas rater pour approcher au mieux la représentation que chacun se fait de la tâche est le moment de l’encodage de la quantité en écriture chiffrée. Le principe de position de notre numération permet en effet de coder la quantité car chaque chiffre, selon le rang qu’il occupe, réfère à une unité de compte (le chiffre des centaines correspond au nombre de groupements de \(100\), celui des dizaines au nombre de groupements de \(10\) et celui des unités au nombre d’éléments isolés). La mobilisation de cette caractéristique de notre numération écrite serait la manifestation de sa compréhension, c’est peu fréquemment le cas si son enseignement n’a pas été explicite. Ainsi, en reprenant l’observation du groupe de CE2, tous comptent de \(10\) en \(10\) (avec plus ou moins de succès) puis de \(1\) en \(1\), obtiennent un mot-nombre oralisé qu’ils transcodent ensuite en écriture chiffrée dans une procédure que je qualifie de grapho-phonétique « cent-quarante-trois » « cent, j’écris \({1}\), quarante, j’écris \({4}\), trois, j’écris \({3}\) ». Lorsque j’interroge chacun sur les chiffres inscrits sur l’ardoise « ça commence par \({1}\) parce que c’est cent, ensuite quarante, c’est la famille du \({4}\) ; et \({3}\), c’est trois ». J’aime beaucoup reprendre avec eux en commençant par les unités : « Tu as écris \({3}\), tu peux me les montrer, où sont ces trois ? ». En général, pas de problème. « Ok, on va les cacher ces \({3}\) ». Et je masque les trois macaronis et le chiffre \(3\). « Il reste \({14}\), tu peux me montrer ces quatorze ? » « ? ? ? » Pour ces élèves, le quatorze n’est pas identifiable, il n’a pas de sens puisqu’il résulte d’une transcription de cent et de quarante. D’ailleurs, si je propose de repasser par le nombre « cent-quarante-trois auquel on enlève trois, il reste cent quarante, tu me les montres ? » Pas de problème !

Il semble donc que pour les élèves qui paraissent ne pas comprendre les notions de centaines, dizaines et unités, qui ne peuvent pas les manipuler, qui échouent aux exercices de type : \(4d+12u=\) en proposant \({412}\), qui n’arrivent pas à mobiliser d’autres stratégies de calcul mental que le surcomptage, qui appliquent les algorithmes opératoires posés sans en comprendre le sens (qu’est-ce que c’est, cette « retenue » ?), il semble donc que, pour ces élèves en délicatesse avec la construction du nombre, ce soit le principe de son codage écrit qui soit resté obscur.

La confrontation de ces observations avec des éléments théoriques comme le modèle du triple-code de Dehaene et Cohen (figure 1) et les différentes conceptions du nombre de Fuson (figure 2), amène à identifier un profil d’élèves en difficultés en mathématiques qui sont ceux restés bloqués sur une conception unitaire ou une conception dite des « -antes » et des « uns ». Pour ces élèves, les liens entre le code analogique et le code symbolique arabe n’est pas établi ou mal établi.

Figure 1. Modèle du triple-code, Dehaene et Cohen (1995).
Figure 2. Conceptions du nombre selon le modèle de Fuson (1998). Source : Samier, R. et Jacques, S. (2021) Les troubles des apprentissages en mathématiques, Tom Pousse.

Pour les élèves dont la stratégie consiste à passer systématiquement par un comptage des « dix » et des « uns », puis d’oraliser le mot-nombre et enfin de transcoder, on peut imaginer que c’est justement cette stratégie qui les empêche de découvrir le lien direct entre quantité et code arabe. C’est donc un objectif pour l’enseignant de proposer des situations où cette stratégie n’est plus possible. C’est ce qui permettra aux élèves d’accéder à une conception de la valeur positionnelle des chiffres.

Comment faire ? On peut déjà se dégager de l’emprise de la suite orale connue. J’ai maintenant fait mienne une citation de Christine Chambris (octobre 2014, contribution à l’élaboration des programmes) « la comptine est un leurre et d’une efficacité absolue ». En proposant précocement dès le CP des activités de groupements sur des quantités non oralisables, on peut faire éprouver aux élèves le lien direct entre la quantité et le code arabe.

Parfois, l’obstacle réside dans le fait même d’être en mesure de compter les dizaines, et non plus les unités, et donc dans la conceptualisation de la notion de dizaine. Je me suis ainsi aperçue rapidement qu’il y avait plusieurs niveaux de compétence dans l’identification de cette nouvelle unité de compte : pour certains dire « un » alors que les yeux voient plusieurs n’est pas simple ; pour beaucoup d’élèves, dire « un » pour une barre de \(10\) ou pour un fagot de \(10\) pailles retenues par un élastique c’est possible, mais compter de la même manière une barre de \(10\) et \(10\) petits cubes détachés ou \(10\) pailles en fagot et \(10\) pailles dans un gobelet, ce peut être beaucoup plus difficile et en tout cas solliciter son système inhibiteur. Ce système cognitif, décrit par Olivier Houdé, permet de réguler les stratégies mobilisées en situation. Dans le cas du dénombrement, il faut apprendre à résister à une heuristique de dénombrement de « un » automatisée dès le plus jeune âge, pour mettre en œuvre un dénombrement de groupements conceptualisés comme « dizaines » ou « centaines ».

C’est donc en multipliant les activités de dénombrement-codage par groupements que l’on va pouvoir accompagner les élèves dans leur représentation conceptuelle de la dizaine, en variant les matériels à dénombrer mais surtout les contenants (opaques ou non, hétérogènes, en nombre suffisant ou non). De la même façon, on proposera des activités de décodage (du code arabe aux groupements).

Sans doute encore trop souvent les activités de numération en cycle 2 se limitent au transcodage (code arabe \(\longleftrightarrow\) code verbal oral ou écrit), si on ajoute l’importance sociale de la comptine orale dès la maternelle et le fait qu’apparaissent les nombres à deux chiffres au moment où l’élève de CP découvre l’oralisation des mots écrits par la combinatoire et le système grapho-phonétique, alors on peut facilement comprendre que certains appliquent avec réussite cette méthodologie aux nombres.

En tant qu’enseignant, être conscient de cette confusion possible, de cet amalgame entre combinatoire alphabétique et écriture arabe à plusieurs chiffres, permet d’être vigilant et d’éviter de conforter cette analogie. Il faut éviter de comparer les chiffres aux lettres comme on peut le faire pour expliquer qu’avec les premiers on écrit des nombres comme avec les seconds des mots, car justement ce n’est pas du tout « comme ». Éviter également l’utilisation d’une frise de l’alphabet et d’une frise numérique qui seraient un peu trop semblables. Plusieurs didacticiens des mathématiques comme Chambris [2] ou Mounier [3] encouragent à utiliser les unités de numération comme intermédiaires entre le code arabe et le code oral, ce qui pourrait minimiser le risque d’association grapho-phonétique dénuée de sens.

Par exemple :

\[530\longrightarrow\text{5c/3d}\longrightarrow\text{cinq cents/trente}\longrightarrow\text{cinq-cent-trente}\]

\[\text{quatre cents/vingt/huit}\longrightarrow\text{4c/2d/8u}\longrightarrow 428\]

L’utilisation des unités de numération, présentées comme unités de compte lors du codage d’une quantité, permet d’aborder et de résoudre des problèmes sans calculs, de type « combien de paquets de \(10\) bonbons puis-je faire avec mon sac de \(350\) bonbons ? ». C’est une découverte pour ce groupe de CE2. Eux qui avaient une représentation très stéréotypée de la résolution de problèmes mathématiques (opérations – phrase réponse) comprennent que résoudre un problème, c’est avant tout se représenter la situation et mettre en œuvre une stratégie de résolution qui peut être un calcul ou pas. Et dans ce cas, les principes de construction de notre code écrit sont de formidables clés de résolution.

Nous terminons nos séances de remédiation en utilisant leur compréhension toute neuve de la numération écrite en jonglant avec les unités de mesure. Comprendre les relations entre centimètres et mètres, entre centimes et euros, entre kilogrammes et grammes, passer d’une unité de mesure, comme d’une unité de compte, à l’autre me permet d’évaluer leurs progrès et leurs capacités de transfert.

Au terme de notre travail, chacun a enrichi sa compréhension du fonctionnement des nombres, des barrières de défense se sont un peu baissées puisque ce que l’on connaît mieux, l’on comprend mieux, fait moins peur. Et chacun est reparti en sachant avoir découvert le secret des nombres (« car c’est pas comme les lettres ! », fut notre cri de guerre).

L’enseignante de la classe a souhaité que nous mettions en place dans sa classe une séance de dénombrement de grandes quantités. Ceci m’a permis in vivo de partager mes observations, les questionnements à adresser aux élèves pour identifier les difficultés de compréhension et les malentendus. Des échanges lors des conseils des maîtres ont également permis de réfléchir en équipe à la construction du sens des nombres à plusieurs chiffres dès le CP.

Les enseignants s’engagent volontiers dans les échanges de pratiques pédagogiques lorsqu’ils sont confrontés aux difficultés que leurs élèves rencontrent. Le problème avec les petits nombres rencontrés au cycle 2 (par opposition aux « grands nombres » du cycle 3) c’est que des malentendus, des stratégies inappropriées peuvent permettre des réussites.

Ainsi les difficultés pouvant être rencontrées par les élèves en mathématiques semblent beaucoup moins facilement identifiées, caractérisées, par les enseignants que les difficultés de lecture. C’est sans doute pour cela que ce terrain me semble à privilégier dans nos missions d’enseignants spécialisés en aides pédagogiques.

Références

  1. Les essentielles ERMEL 15 situations CP. Hatier 2016. 
  2. C. Chambris. « Consolider la maitrise de la numération des entiers et des grandeurs. Le système métrique peut-il être utile ? » In : Grand \(\mathbb N\), revue de mathématiques, de sciences et technologie pour les maîtres de l’enseignement primaire (2012). . p. 39‑69. 
  3. É. Mounier. « Deux numérations pour comprendre le nombre ». Séminaire des inspecteurs de l’Éducation nationale chargés de mission en mathématiques. (24 septembre 2018). 

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Après avoir longtemps été enseignante en cycle 2, Nathalie Simon a passé la certification CAP-ASH pour devenir maîtresse E. Après quelques années dans cette mission, elle s’est lancée dans la formation et est, à présent, enseignante à l’INSPÉ Centre-Val de Loire.


  1. Le RASED (Réseau d’Aides Spécialisées aux Élèves en Difficulté) est un dispositif de l’Éducation nationale qui couvre une ou plusieurs écoles maternelles et élémentaires. Il est composé d’un psychologue de l’Éducation nationale et d’enseignants spécialisés dans les aides relationnelles et pédagogiques. Les aides aux élèves sont pensées en collaboration avec les enseignants de la classe qui doivent interpeller le RASED en formulant une demande d’aide décrivant le profil de l’élève et les aides qu’ils ont déjà mises en place pour l’accompagner. L’aide peut prendre la forme d’évaluation des besoins de l’élève, de séances d’aide individuelles, en petits groupes ou en co-enseignement dans la classe. Ce peut également être, dans le cadre des missions de personne-ressource, un partage d’information, un accompagnement des équipes à la définition des besoins ou à la rédaction des PPRE (Projet Personnalisé de Réussite Éducative) : circulaire n° 2014-107 du 18 août 2014 .
Pour citer cet article : Simon N., « De quelle dizaine parle-t-on ? », in APMEP Au fil des maths. N° 545. 10 mai 2023, https://afdm.apmep.fr/rubriques/eleves/de-quelle-dizaine-parle-t-on/.

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