Pascal, triangle arithmétique,
combinaisons et récurrence

Dominique Baroux et Martine Bühler présentent dans cet article le triangle arithmétique. Un sujet d’étude pour Pascal, sur lequel il s’est appliqué « avec légèreté et pour délasser son esprit ». Près de 350 ans plus tard, c’est un incontournable des programmes de Première ! Délassons donc notre esprit en redécouvrant ses propriétés qui nous amènent aux combinaisons et au raisonnement par récurrence. Les autrices nous ouvrent avec Pascal de nouvelles perspectives pour notre enseignement.

Dominique Baroux & Martine Bühler

© APMEP Mars 2023

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Introduction

En 1665 paraît un ouvrage intitulé Traité du Triangle Arithmétique avec quelques autres petits traitez sur la mesme matière. Sur la page de garde, il est précisé que l’auteur est Monsieur Pascal. Or Pascal est mort en 1662. Les premiers mots de l’avertissement1 donnent une explication à ce mystère :

« Ces Traités n’ont point encore paru, quoi qu’il y ait déjà longtemps qu’ils soient composés. On les a trouvés tous imprimés parmi les papiers de Monsieur Pascal, ce qui fait voir qu’il aurait eu dessein de les publier. Mais ayant, peu de temps après, entièrement quitté ces sortes d’études, il négligea de faire paraître ces Ouvrages, que l’on a jugé à propos de donner au public après sa mort, pour ne pas le priver de l’avantage qu’il en pourrait retirer. C’est l’unique but que l’on a eu dans cette publication. Car quoi que ces traités ayant été admirés par toutes les personnes qui les ont lus, on ne les juge pas néanmoins capables de pouvoir beaucoup ajouter à la réputation que Monsieur Pascal s’est acquise parmi toutes les personnes savantes, par les Ouvrages plus considérables qu’on a vus de lui. Et l’on supplie le Lecteur de les regarder aussi comme une chose qu’il a négligé lui-même, et à laquelle il ne s’est appliqué que légèrement, et plutôt pour délasser son esprit que pour l’employer, la jugeant indigne de cette application forte et sérieuse qu’il aurait accoutumé d’apporter dans les choses plus importantes, et qui méritent seules, comme il le disait souvent, d’occuper l’esprit des personnes raisonnables et Chrétiennes. »

Le Traité du Triangle Arithmétique commence par exposer la génération du triangle arithmétique ainsi que 19 propriétés appelées «conséquences» par Pascal. Quatre applications (appelées «usages» par Pascal) du triangle arithmétique sont ensuite présentées. La première concerne «les ordres numériques2», la deuxième le calcul des combinaisons et la troisième présente une solution au «problème des partis», célèbre problème qui avait déjà fait l’objet d’une correspondance entre Pascal et Fermat en 1654. La quatrième, assez courte, s’intéresse au développement du binôme.

Dans cet article nous présenterons d’abord une explication de la génération du triangle arithmétique par Pascal, puis nous donnerons deux propriétés avec leur démonstration. Nous terminerons par l’étude des combinaisons, ce qui nous permettra de présenter une démonstration dans laquelle Pascal utilise le principe du raisonnement par récurrence.

Les extraits de textes de Pascal présentés dans cet article proviennent de l’édition de 1665. Dans les passages que nous avons recopiés, pour plus de lisibilité, nous avons fait le choix d’adopter une orthographe moderne, tout en gardant rigoureusement la même syntaxe et les mêmes mots que Pascal.

Triangle arithmétique

La définition d’un triangle

Ce schéma apparaît dès le début de l’ouvrage, juste après l’avertissement et la table des matières3 :

Figure 1. Triangle arithmétique.

«J’appelle Triangle Arithmétique une figure dont la construction est telle» sont les premiers mots de Pascal. Voici ses explications présentées d’une manière moderne.

Les petits carrés sont des cellules, les rangs parallèles sont les lignes horizontales de cellules, les rangs perpendiculaires sont les lignes verticales, les nombres au-dessus du triangle s’appellent les exposants des rangs perpendiculaires et ceux à gauche du triangle les exposants des rangs parallèles, les «diagonales» sont les bases (comme par exemple les cellules contenant \(\mathsf{D}\), \(\mathsf{B}\), \(\theta\), \(\lambda\), qui forment la quatrième base). Sur le schéma ci-dessus est représenté un triangle arithmétique ayant dix bases. Dans sa partie sur les combinaisons, Pascal dira que ce triangle a pour exposant \(10\) ou bien qu’il s’agit du dixième triangle. En fait Pascal ne parle que de triangles finis.

Le nombre de la première cellule est a priori arbitraire et s’appelle le générateur du triangle, mais, dans la pratique, les différents usages du triangle arithmétique utilisent le générateur \(1\), et les propriétés sont énoncées avec ce même générateur égal à l’unité, avec un commentaire sur ce que devient la propriété pour un générateur différent. Nous nous limiterons dans cet article aux propriétés et usages des triangles de générateur \(1\). Ces définitions étant données, Pascal pose le principe de génération des triangles :

Le nombre de chaque cellule est égal à celui de la cellule qui la précède dans son rang perpendiculaire, plus à celui de la cellule qui la précède dans son rang parallèle. Ainsi la cellule \(\mathsf{F}\), c’est-à-dire le nombre de la cellule \(\mathsf{F}\), égale la cellule \(\mathsf{C}\), plus la cellule \(\mathsf{E}\) ; et ainsi des autres4.

Figure 2. Génération du triangle.
Quelques propriétés du triangle arithmétique

Pascal donne ensuite les conséquences de la génération du triangle, en appelant plus simplement cellule «le nombre de la cellule». Par exemple, les cellules des premiers rangs parallèle et perpendiculaire sont toutes égales au générateur, Pascal considérant que, lorsqu’une cellule n’a pas de cellule qui la précède, on ajoute 0 au lieu de la cellule précédente. Chaque cellule est égale à sa réciproque (obtenue en échangeant les exposants des rangs parallèle et perpendiculaire). Les justifications sont données pour un exemple générique.

Nous présenterons dans cet article deux conséquences : la deuxième telle qu’on la trouve dans l’ouvrage de Pascal et la septième avec de petits schémas explicatifs.

Conséquence seconde

En tout Triangle Arithmétique, chaque cellule est égale à la somme de toutes celles du rang parallèle précédent, comprises depuis son rang perpendiculaire jusqu’au premier inclusivement.

Soit une cellule quelconque \(\omega\) [10], je dis qu’elle est égale à \(R+\theta+\psi+\varphi\) [\({4}+{3}+{2}+{1}\)], qui sont celles du rang parallèle supérieur depuis le rang perpendiculaire de \(\omega\), jusqu’au premier rang perpendiculaire.

Figure 3. Conséquence seconde.

Pascal utilisera cette conséquence seconde pour démontrer sa proposition 1 sur les combinaisons que nous présenterons dans le paragraphe suivant.

Conséquence septième
En tout Triangle Arithmétique, la somme des cellules de chaque base est double de celles de la base précédente.
Figure 4. Somme des cellules vertes = somme des cellules orange.
Figure 5. Somme des cellules vertes = somme des cellules orange.

Finalement, la somme des cellules de la base formée des cellules vertes est le double de la somme des cellules de la base formée des cellules orange, c’est-à-dire de celles de la base précédente.

Remarquons qu’en tournant de 45° un triangle arithmétique, on constate que le mode de génération de Pascal est identique au nôtre et on reconnaît ce que nous nommons « triangle de Pascal ».

Figure 6. Triangle arithmétique ayant six bases tourné de 45° dans le sens horaire.

Nous ne considérons pas les rangs parallèles et perpendiculaires, la ligne donnant les coefficients binomiaux \(\dbinom{n}{k}\) pour un entier \(n\) est la base numérotée \(n+1\) chez Pascal.

Un intérêt de cette conséquence septième est de donner une démonstration alternative à celle du programme de spécialité de terminale générale de la propriété \(\displaystyle\sum_{k=0}^{n}\binom{n}{k}=2^{n}\). En effet, la somme concernée est la somme des cellules de la \((n+1)\)-ième base et la conséquence septième montre que la suite de ces sommes (somme des cellules d’une base) est une suite géométrique de raison \(2\).

Notons que Pascal commence par une présentation abstraite de la construction du triangle arithmétique et donne ensuite des applications à des problèmes mathématiques. Il établit le lien avec les combinaisons ainsi qu’avec le problème des partis et le développement du binôme dans la suite de son ouvrage.

Les combinaisons dans le Traité du triangle arithmétique

Après l’exposé de dix-neuf propriétés du triangle arithmétique, Pascal donne «divers usages du Triangle Arithmétique».

Le deuxième usage concerne les combinaisons. Il commence par en donner une définition :

Lorsque de plusieurs choses, on donne le choix d’un certain nombre, toutes les manières d’en prendre autant qu’il est permis entre toutes celles qui sont présentées s’appellent ici les différentes combinaisons.

Par exemple, si de quatre choses exprimées par ces quatre lettres, \(\mathsf{A}\), \(\mathsf{B}\), \(\mathsf{C}\), \(\mathsf{D}\), on permet d’en prendre, par exemple, deux quelconques, toutes les manières d’en prendre deux différentes dans les quatre qui sont proposées s’appellent Combinaisons.

Ainsi on trouvera, par expérience, qu’il y a six manières différentes d’en choisir deux dans quatre ; car on peut prendre \(\mathsf{A}\) et \(\mathsf{B}\), ou \(\mathsf{A}\) et \(\mathsf{C}\), ou \(\mathsf{A}\) et \(\mathsf{D}\), ou \(\mathsf{B}\) et \(\mathsf{C}\), ou \(\mathsf{B}\) et \(\mathsf{D}\), ou \(\mathsf{C}\) et \(\mathsf{D}\).

Je ne compte pas \(\mathsf{A}\) et \(\mathsf{A}\) pour une des manières d’en prendre deux ; car ce ne sont pas des choses différentes, ce n’en est qu’une répétée.

Ainsi, je ne compte pas \(\mathsf{A}\) et \(\mathsf{B}\) puis \(\mathsf{B}\) et \(\mathsf{A}\) pour deux manières différentes ; car on ne prend en l’une et l’autre manière que les deux mêmes choses, mais d’un ordre différent seulement ; et je ne prends point garde à l’ordre ; de sorte que je pouvais m’expliquer en un mot, en disant simplement que je parle seulement des combinaisons qui se font sans changer l’ordre.

Puis il démontre sur un exemple générique la relation dite «de Pascal» sur ces combinaisons. Ce que Pascal nomme la multitude des combinaisons d’un nombre \(k\) dans un nombre \(n\) est ce que nous notons \(\dbinom{n}{k}\).

Lemme 4
S’il y a quatre nombres quelconques, le premier tel qu’on voudra, le second plus grand de l’unité, le troisième tel qu’on voudra, pourvu qu’il ne soit pas moindre que le second, le quatrième plus grand de l’unité que le troisième : la multitude des combinaisons du premier dans le troisième, jointe à la multitude des combinaisons du second dans le troisième, égale la multitude des combinaisons du second dans le quatrième.

En termes modernes : on a quatre nombres, « le premier tel qu’on voudra » \(k\), « le deuxième plus grand d’une unité » \(k+1\), le troisième tel qu’on voudra mais supérieur ou égal au second \(n\geqslant k+1\), « le quatrième plus grand de l’unité que le troisième » \(n+1\), alors, la formule donnée par Pascal est notre « relation de Pascal » : \[\binom{n}{k}+\dbinom{n}{k+1}=\binom{n+1}{k+1}.\]

Pascal présente cette propriété sur un exemple générique avec lequel il va ensuite la démontrer.

Soient quatre nombres tels que j’ai dit :
Le premier tel qu’on voudra, par exemple : \(1\).
Le second plus grand de l’unité, savoir \(2\).
Le troisième tel qu’on voudra, pourvu qu’il ne soit pas moindre que le second, par exemple, \(3\).
Le quatrième plus grand de l’unité, savoir, \(4\).
Je dis que la multitude des combinaisons de \(1\) dans \(3\), plus la multitude des combinaisons de \(2\) dans \(3\), égale la multitude des combinaisons de \(2\) dans \(4\). Soient trois lettres quelconques, \(\mathsf{B}\), \(\mathsf{C}\), \(\mathsf{D}\). Soient les mêmes trois lettres, et une de plus, \(\mathsf{A}\), \(\mathsf{B}\), \(\mathsf{C}\), \(\mathsf{D}\).
[…]
Il faut démontrer que la multitude des combinaisons de \(1\) dans \(3\) et celles de \(2\) dans \(3\) égalent celles de \(2\) dans \(4\).
Cela est aisé, car les combinaisons de \(2\) dans \(4\) sont formées par les combinaisons de \(1\) dans \(3\), et par celles de \(2\) dans \(3\).
Pour le faire voir, il faut remarquer qu’entre les combinaisons de \(2\) dans \(4\), savoir, \(\mathsf{AB}\), \(\mathsf{AC}\), \(\mathsf{AD}\), \(\mathsf{BC}\), \(\mathsf{BD}\), \(\mathsf{CD}\), il y en a où la lettre \(\mathsf{A}\) est employée, et d’autres où elle ne l’est pas. Celles où elle n’est pas employée sont \(\mathsf{BC}\), \(\mathsf{BD}\), \(\mathsf{CD}\), qui par conséquent sont formées de deux de ces trois lettres, \(\mathsf{B}\), \(\mathsf{C}\), \(\mathsf{D}\) ; donc ce sont des combinaisons de \(2\) dans ces trois, \(\mathsf{B}\), \(\mathsf{C}\), \(\mathsf{D}\). Donc les combinaisons de \(2\) dans ces trois lettres \(\mathsf{B}\), \(\mathsf{C}\), \(\mathsf{D}\), font portion des combinaisons de \(2\) dans ces quatre lettres, \(\mathsf{A}\), \(\mathsf{B}\), \(\mathsf{C}\), \(\mathsf{D}\), puisqu’elles forment celles où \(\mathsf{A}\) n’est pas employée.
Maintenant si des combinaisons de \(2\) dans \(4\)\(\mathsf{A}\) est employée, savoir \(\mathsf{AB}\), \(\mathsf{AC}\), \(\mathsf{AD}\), on ôte l’\(\mathsf{A}\), il restera une lettre seulement de ces trois, \(\mathsf{B}\), \(\mathsf{C}\), \(\mathsf{D}\), savoir, \(\mathsf{B}\), \(\mathsf{C}\), \(\mathsf{D}\), qui sont précisément les combinaisons d’une lettre dans les trois, \(\mathsf{B}\), \(\mathsf{C}\), \(\mathsf{D}\). Donc si aux combinaisons d’une lettre dans les trois, \(\mathsf{B}\), \(\mathsf{C}\), \(\mathsf{D}\), on ajoute à chacune la lettre \(\mathsf{A}\), et qu’ainsi on ait \(\mathsf{AB}\), \(\mathsf{AC}\), \(\mathsf{AD}\), on formera les combinaisons de \(2\) dans \(4\), où \(\mathsf{A}\) est employée ; donc les combinaisons de \(1\) dans \(3\) font portion des combinaisons de \(2\) dans \(4\).
D’où il se voit que les combinaisons de \(2\) dans \(4\) sont formées par les combinaisons de \(2\) dans \(3\), et de \(1\) dans \(3\) ; et partant que la multitude des combinaisons de \(2\) dans \(4\) égale celle de \(2\) dans \(3\), et de \(1\) dans \(3\).
On montrera la même chose dans tous les autres exemples […]

Outre son aspect historique, ce texte présente un intérêt pédagogique. La démonstration se fait sur un exemple générique avec une méthode combinatoire, qui est une des deux méthodes préconisées par le programme de spécialité de Terminale générale. On peut donc présenter ce texte en classe, l’utilisation d’un exemple générique pouvant aider les élèves à s’approprier la démonstration, voire à la refaire sur un autre exemple, puis dans le cas général.

Pascal poursuit et termine cette partie sur les combinaisons avec deux propositions faisant le lien avec le triangle arithmétique.

Proposition 1
En tout Triangle Arithmétique5, la somme des cellules d’un rang parallèle quelconque, égale la multitude des combinaisons, de l’exposant du rang, dans l’exposant du Triangle.

Pascal commence par éclairer cette proposition par un exemple détaillé. Il se place dans le triangle arithmétique ayant quatre bases (\(4\) est l’exposant du triangle). Il prend la somme des cellules du rang parallèle \(2\) (\(2\) est l’exposant du rang), \(\varphi+\psi+\theta\) [\({1}+{2}+{3}\)]. Cette somme est égale au nombre de combinaisons de \(2\) dans \(4\) [6].

Figure 7. Exemple : proposition 1 dans le quatrième triangle.

Il donne ensuite un second exemple plus concis : « Ainsi la somme des cellules du 5 rang du 8 triangle égale la somme des combinaisons de \(5\) dans \(8\), &c. » \(\left[{1}+{5}+{15}+{35}=\dbinom{{8}}{{5}}\right]\) .

Pascal poursuit :

La démonstration en sera courte, quoi qu’il y ait une infinité de cas, par le moyen de ces deux Lemmes.

Le 1. qui est évident de lui-même, que dans le premier triangle, cette égalité se trouve ; puisque la somme des cellules de son unique rang, savoir, \(\mathsf{G}\), ou l’unité, égale la somme des combinaisons de \(1\), exposant du rang, dans l’exposant du Triangle.

Le 2. que s’il se trouve un Triangle Arithmétique dans lequel cette proportion se rencontre, c’est-à-dire dans lequel quelque rang que l’on prenne, il arrive que la somme des cellules soit égale à la multitude des combinaisons de l’exposant du rang dans l’exposant du Triangle ; je dis que le Triangle suivant aura la même propriété.

D’où il s’ensuit que tous les Triangles Arithmétiques ont cette égalité ; car elle se trouve dans le premier Triangle par le premier Lemme, & même elle est encore évidente dans le second ; Donc, par le second Lemme, le suivant l’aura de même, & partant le suivant encore ; & ainsi à l’infini.

Il faut donc seulement démontrer le second Lemme.

On voit là très clairement posé le principe de la démonstration par récurrence. Le lemme 2 est démontré sur un exemple générique.

Soit un triangle quelconque, par exemple le troisième, dans lequel on suppose que cette égalité se trouve, c’est à dire, que la somme des cellules du premier rang \(\mathsf{G}+\sigma+\pi\) ; égale la multitude des combinaisons de \(1\) dans \(3\) ; & que la somme des cellules du 2ème rang \(\varphi+\psi\), égale les combinaisons de \(2\) dans \(3\) ; & que la somme des cellules du 3ème rang \(\mathsf{A}\), égale les combinaisons de \(3\) dans \(3\) :

je dis que le quatrième triangle aura la même égalité, & que, par exemple, la somme des cellules du second rang \(\varphi+\psi+\theta\), égale la multitude des combinaisons de \(2\) dans \(4\).

Figure 8. Démonstration de Pascal du lemme 2 de la proposition 1.

Pour faciliter la compréhension, voici une présentation de cette démonstration à l’aide d’un schéma et d’une transcription plus moderne.

Figure 9. Troisième et quatrième triangle.

On doit montrer que la somme des cellules du second rang du quatrième triangle, c’est-à-dire \(\varphi+\psi+\theta\), est égale à \(\dbinom{4}{2}\).

\(\varphi+\psi=\dbinom{3}{2}\) (hypothèse de récurrence).

\(\theta=G+\sigma+\pi\) d’après la deuxième propriété des triangles arithmétiques.

Or \(G+\sigma+\pi=\dbinom{3}{1}\) (hypothèse de récurrence). D’où \[\varphi+\psi+\theta=\left(\varphi+\psi\right)+\left(G+\sigma+\pi\right)=\dbinom{3}{2}+\dbinom{3}{1}.\]

On a donc \(\varphi+\psi+\theta=\dbinom{4}{2}\) d’après le lemme 4.

On trouve des exemples d’utilisation du principe de récurrence bien avant le XVIIe siècle (voir [3]). Mais le traité de Pascal, dans lequel il l’utilise à plusieurs reprises, est, à notre connaissance, le premier texte où l’on trouve ce principe formalisé quasiment comme nous le faisons actuellement. Ce principe démonstratif est nommé « raisonnement par récurrence » à la suite de Poincaré [7, p.32-34].

Proposition 2
Le nombre de quelque cellule que ce soit, égale la multitude des combinaisons d’un nombre moindre de l’unité que l’exposant de son rang parallèle, dans un nombre moindre de l’unité que l’exposant de sa base.

En langage moderne, le nombre de la cellule de rang parallèle \(k\) dans la \(n\)-ième base est le nombre de combinaisons de \(k-1\) parmi \(n-1\), c’est-à-dire \(\dbinom{n-1}{k-1}\).

Pascal démontre cette propriété sur un exemple générique dans le triangle arithmétique ayant six bases, en utilisant la proposition 1 ci-dessus et la conséquence seconde donnée dans le paragraphe sur les propriétés du triangle arithmétique.

Nous présentons le sixième triangle arithmétique afin de faciliter la compréhension de la démonstration de Pascal. Le cinquième triangle est jaune.

Figure 10. Sixième triangle.
Soit une cellule quelconque, \(\mathsf{F}\), dans le quatrième rang parallèle et dans la sixième base: je dis qu’elle est égale à la multitude des combinaisons de \(3\) dans \(5\), moindres de l’unité que, \(4\) et \(6\) : car elle égale les cellules6, \(\mathsf{A}+\mathsf{B}+\mathsf{C}\). Donc par la précédente7, &.c.

Pourquoi Pascal fait-il une démonstration si compliquée alors qu’il aurait pu utiliser son mode de génération du triangle arithmétique et le lemme 4 pour arriver à la proposition 2 ? On peut faire l’hypothèse que, dans ce cas, sa façon de visualiser le triangle arithmétique a été déterminante pour Pascal ; elle conduit à travailler sur les rangs parallèles, alors que notre visualisation privilégie les bases qui deviennent horizontales (voir figure 6).

Pascal est-il le père du triangle arithmétique ?

En fait, ce triangle apparaît dans différents ouvrages antérieurs à Pascal, dont certains devaient lui être connus. De même, le lien avec les combinaisons et la formule du binôme était connu bien avant Pascal. Ainsi, au moins au Xe siècle, mais probablement bien avant, les Indiens savaient tracer un triangle arithmétique pour calculer le nombre de combinaisons. Ils l’avaient mis au point pour résoudre des problèmes de syntaxe posés par l’écriture de poésies dont les vers étaient des combinaisons de syllabes courtes et longues. Un savant du IIe siècle avant Jésus-Christ nommé Pingala aurait proposé des algorithmes de résolution, décrits bien plus tard (Xe siècle) par un commentateur de culture arabo-musulmane8.

Depuis le Xe siècle, on trouve le triangle arithmétique présenté sous différentes formes dans des traités de mathématiciens de la tradition algébrique arabe. Le mathématicien As-Samaw’al9 expose dans un ouvrage d’algèbre la construction du triangle arithmétique, qu’il attribue à al-Karaji10. As-Samaw’al cite un ouvrage perdu de son prédécesseur, qu’il reproduit, dans lequel celui-ci donne le triangle comme moyen de connaître « le nombre dans le développement des carrés, des cubes, jusqu’à la limite que l’on veut »11. Le texte explicite la règle de formation du triangle et le lien avec le développement du binôme. On retrouve plus tard ce même triangle dans un autre domaine, l’analyse combinatoire, qui intéresse non seulement les mathématiciens, mais aussi les linguistes12. Ibn Muncim13 consacre toute une section de son ouvrage, La Science du Calcul, à la combinatoire ; il s’agit de dénombrer tous les mots possibles d’une langue. Il est amené pour résoudre le problème à construire un tableau qui n’est autre que notre triangle arithmétique14.

Figure 11. Le triangle de Ibn Munc im. Source : CNRS

On trouve également ce triangle dans des traités chinois, par exemple dans le Miroir de jade des quatre inconnues, de Zhu Shijie, écrit au tout début du XIVe siècle. L’ouvrage traite de résolutions d’équations ayant jusqu’à quatre inconnues.

Il donne le triangle arithmétique, utilisé pour résoudre des équations de degré élevé15.

Figure 12. Triangle de Zhu Shijie. Source : Wikipédia 

Des mathématiciens européens étudieront à leur tour ce triangle. En particulier, on le retrouve dans des traités de mathématiciens français comme Hérigone16 que Pascal cite dans son traité.

Dans le chapitre XV de son Arithmétique pratique17, il pose et résout des questions sur ce que nous appelons combinaisons et donne une procédure générale donnant le « nombre de manières différentes dont se pourra prendre une conjonction de tant de choses qu’on voudra » parmi un nombre donné de «choses». Dans le chapitre III de son Algèbre18, il donne le triangle arithmétique, sa construction, et son utilisation pour les puissances du binôme.

Figure 13. Le triangle d’Hérigone.

Conclusion

Un intérêt de la lecture des textes historiques est de nous faire prendre conscience que les présentations que nous faisons à nos élèves ne reflètent pas la réalité historique et que celle-ci est bien plus complexe. Notre enseignement s’enrichit grâce à la multiplicité des angles de vue sur les notions à enseigner.

D’un point de vue pédagogique, il sera peut-être difficile de suivre pas à pas Pascal pour construire notre cours sur les combinaisons mais certaines de ses méthodes sont inspirantes.

Nous pouvons faire lire aux élèves la définition de Pascal sur les combinaisons ainsi que le lemme 4. Une fois passée la surprise (et pourquoi pas l’intérêt) de lire un mathématicien dans le texte, le fait qu’il s’exprime en français et non avec des symboles mathématiques pourrait aider certains élèves mal à l’aise avec le symbolisme algébrique. Une exposition «rhétorique» peut leur permettre de mieux appréhender ce dont il s’agit et les amener ainsi à voir l’intérêt du langage algébrique et pourquoi pas à se réconcilier avec lui.

Le programme spécifie aussi de travailler le raisonnement par récurrence. Le mettre en œuvre à partir d’une formulation générale est difficile pour les élèves. On peut le travailler dans un premier temps, comme Pascal, avec un minimum de symbolisme dans l’initialisation, dans l’hérédité, dans la conclusion. Il nous semble que sa présentation est assez convaincante pour les élèves mais surtout, on retiendra l’utilisation permanente par Pascal de l’exemple générique, particulièrement intéressante dans le cas de la démonstration de l’hérédité. Cela peut être une aide pour comprendre une démonstration, puis pour passer à l’utilisation du langage symbolique pour nos élèves, pour lesquels l’usage de ce langage n’est pas encore bien installé.

Très brève bibliographie

Articles
  1. M. Guillemot. « Le triangle arithmétique à travers les âges ». In : Bulletin Vert n° 416 (1998), Paris. p. 351‑362.
  2. M. Guillemot. « En route vers l’infini ». In : Histoires de problèmes, histoire des mathématiques (1993). Sous la dir. de Commission Inter-IREM Épistémologie et Histoire des Mathématiques. Ellipses, Paris.
  3. P. Legrand. « La récurrence au fil des siècles ». In : Bulletin Vert n°506 (2013). APMEP, Paris. p. 600‑610. 
Textes originaux
  1. B. Pascal. Traité du triangle arithmétique avec quelques autres petits traitez sur la mesme matière. Disponible sur Gallica . Paris : Guillaume Desprez, 1665.  
  2. B. Pascal. Œuvres complètes. T. II. Texte présenté, établi et annoté par Jean Mesnard.  Desclée de Brouwer, 1970.
  3. B. Pascal. Œuvres complètes : Physique et mathématique. T. III. Disponible sur le site de l’université de Lyon . Paris : Hachette, 1869–1872.
  4. H. Poincaré. La science et l’hypothèse. Réédition 2017, original disponible sur Gallica . Paris : Flammarion, 1902. 
Documents pour la classe
Les brochures listées ci-dessous sont disponibles en ligne sur la page du groupe M.:A.T.H. , site de l’IREM de Paris Cité : les pages citées comportent des extraits de textes et les énoncés donnés aux élèves.
  1. Groupe M.:A.T. H. « Extrait du Triangle arithmétique de Pascal et extrait d’un texte de Montmort ». In : Mathématiques : Approche par des textes historiques. n° 61. . IREM de Paris, 1986, p. 83‑94.
  2. Groupe M.:A.T. H. « Le problème des partis de Pacioli à Pascal et Fermat ». in : Mathématiques : Approche par des textes historiques. n° 61. . IREM de Paris, 1986, p. 99‑147.
  3. Groupe M.:A.T. H. « Extrait du Triangle arithmétique de Pascal ». in : Mathématiques : Approche par des textes historiques. n° 79. . IREM de Paris, 1990, p. 99‑106.
  4. Groupe M.:A.T. H. « Pascal au carrefour des probabilités, de l’algorithmique, de la récurrence et de la combinatoire ». In : Mnémosyne n° 20 (juin 2021). . p. 27‑46.
  5. Groupe M.:A.T. H. « Dans nos classes ». In : Mnémosyne n° 6 (novembre 1993). . p. 15‑25.

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Dominique Baroux a enseigné au lycée d’Arsonval à Saint-Maur.
Martine Bühler a enseigné au lycée Flora Tristan à Noisy Le Grand.
Toutes deux, actuellement à la retraite, sont membres du groupe de travail « Histoire des maths » de l’APMEP ainsi que du groupe M.:A.T.H. de l’IREM de Paris. Elles participent également aux travaux de la CII « Épistémologie et histoire des mathématiques ».



  1. L’auteur de cet avertissement n’est pas précisé mais on peut penser qu’il s’agit de l’éditeur. 

  2. Pour les lecteurs curieux, nous renvoyons au traité de Pascal [4]. 

  3. La figure provient de l’ouvrage cité en introduction [4]

  4. Les coloriages ne sont pas dans le texte original. . 

  5. Nous rappelons que, pour Pascal, un triangle arithmétique particulier est défini par le nombre de bases. 

  6. Conséquence seconde de la construction du triangle arithmétique. 

  7. Proposition 1 démontrée ci-dessus. 

  8. Pour en savoir plus, on peut consulter l’excellent site de Bernard Ycart

  9. Mort en 1175. 

  10. On ne connaît quasiment rien sur la vie de ce mathématicien. Il a vécu à la fin du Xe siècle et au début du XIe siècle. 

  11. Traduction R. Rashed, Entre arithmétique et algèbre, Les Belles Lettres, 1984, p. 75–77. 

  12. Voir A. Djebbar, Une histoire de la science arabe, Collection Points-Sciences, Seuil, Paris, 2001. 

  13. Mathématicien maghrébin ayant vécu à la fin du XIIe siècle et au début du XIIIe siècle. 

  14. On trouve une traduction de cette section du livre dans A. Djebbar, L’analyse combinatoire au Maghreb : l’exemple d’Ibn Muncim (XIIe – XIIIe siècle), Publications mathématiques d’Orsay, Université de Paris-Sud, Orsay, 1985.  

  15. K. Yabuuti, Une histoire des mathématiques chinoises, Belin, Pour la Science, Paris 2000. 

  16. Mathématicien et astronome français, né vers 1580, mort en 1633. Source : Wikipédia

  17. Hérigone Pierre, Arithmétique pratique, Chapitre XV, dans Cours mathématique, demonstré d’une nouvelle, briefve, et claire methode. Tome 2, Paris, 1634–1637, p. 119–121 . 

  18. On la trouve dans le même Cours mathématique

Pour citer cet article : Baroux D. & Bühler M., « Pascal, triangle arithmétique, combinaisons et récurrence », in APMEP Au fil des maths. N° 547. 8 mai 2023, https://afdm.apmep.fr/rubriques/temps/pascal-triangle-arithmetique-combinaisons-et-recurrence/.

Une réflexion sur « Pascal, triangle arithmétique, combinaisons et récurrence »

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