À propos de l’article
Du bon usage de l’algèbre en histoire du calcul
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© APMEP Décembre 2019
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Dans leur article Du bon usage de l’algèbre en histoire du calcul paru dans le n° 531 d’Au fil des maths, Jérôme Gavin et Alain Schärlig, comme de nombreux commentateurs du problème 24 du Papyrus Rhind1, considèrent que l’auteur utilise un procédé de fausse position. Nous présentons une autre interprétation plus proche des écrits et des pratiques des scribes égyptiens. L’article précité de Jérôme Gavin et Alain Schärlig doit nous interroger. En effet, il semble que la conclusion des auteurs résume bien leur propos : « analyser un travail mathématique avec des outils postérieurs à sa rédaction, cela ne permet pas de révéler la manière de penser de ses auteurs »2. Les historiens savent combien il est difficile de percer les manières de penser des Anciens et combien il est nécessaire d’effectuer de nombreuses études pour essayer d’être au plus près de nos illustres prédécesseurs. Mais, au moment où l’histoire des mathématiques et l’algorithmique sont fort justement introduites dans les programmes de lycée, il semble que la traduction sous une forme générale «algébrique» soit, au contraire, nécessaire pour comprendre et justifier la démarche des savants qui nous ont précédés. Ceci peut aussi permettre de mettre en évidence des interprétations plus construites et pertinentes que les précédentes, en particulier que celles données par les auteurs de l’article.
En effet, reprenant ce qu’ils ont plus largement développé dans leur ouvrage « Longtemps avant l’algèbre : la fausse position ou comment on a posé le faux pour connaître le vrai, des Pharaons aux temps modernes », publié en 2012, ils interprètent la résolution de l’exemple R24 du Papyrus Rhind, sous la forme d’une application d’une méthode arithmétique de fausse position, sans oublier la règle de trois, outils qui, dans l’état de nos connaissances, semble être étrangers aux pratiques des scribes égyptiens. De plus, sans doute contraints par une présentation succincte de ce problème, ils ont transformé une certaine prudence qui figurait dans leur ouvrage en une certitude, les amenant à introduire des opérations différentes de celles qui figurent dans le texte du problème 24. Pour mieux comprendre notre critique, il peut être utile de faire justement un détour algébrique. En effet, situés dans cette problématique, les outils précités peuvent être placés dans le cadre de ce qui relève aujourd’hui, de la résolution d’équations simples du premier degré de la forme \(ax=b\).
Choisissant une fausse valeur \(x_0\) de l’inconnue on obtient \(a x_0=b_0\), ce qui permet d’écrire
\[\dfrac{b}{b_0}=\dfrac{ax}{ax_0}=\dfrac{x}{x_0}\cdotp\]
En appliquant une règle de trois, on justifie ainsi la méthode classique de simple fausse position parfois appelée abréviativement sous la forme « multiplie puis divise » :
\[x=(b\times x_0)\div b_0,\]
qui diffère, comme nous le verrons, de l’algorithme du problème R24 que nous pouvons traduire comme suit :
\[x=(b\div b_0)\times x_0.\]
Autrement dit, ces traductions algébriques mettent en évidence la différence fondamentale entre les deux procédures. Il est plus simple d’effectuer d’abord la multiplication que la division, opération qui, hier comme aujourd’hui, peut donner des résultats « compliqués ». L’inversion des opérations n’est pas innocente ! Si l’on veut éviter des « outils postérieurs », on se doit de refuser d’écrire l’égalité suivante
\[x=\frac{bx_0}{b_0}\]
qui peut masquer l’ordre effectif des opérations effectuées par le scribe égyptien, quand nous ne parlons pas des proportions envisagées par les auteurs.
À ces considérations « théoriques », nous pouvons ajouter des réflexions liées au document égyptien. Les auteurs basent donc leur propos essentiellement sur l’exemple R24 du Papyrus Rhind complété fort justement, dans leur ouvrage, par le problème R26 du même document. Il est un fait qu’après la lecture algébrique faite par August Eisenlohr, le premier éditeur du Papyrus Rhind3, l’interprétation en termes de fausse position donnée par Eric Peet, l’éditeur anglais de cet important texte égyptien4, a été retenue par de nombreux auteurs5. Pendant longtemps, nous avons aussi suivi cette lecture, mais un examen plus complet nous a amenés à la réfuter comme peuvent en témoigner la publication, De l’arithmétique à l’algèbre ; fausses positions et premier degré, en 2008, par le Groupe d’histoire des mathématiques de Toulouse, ou le site que nous avons créé avec Daniel Austin consacré à une édition française du Papyrus Rhind6 qui fournit une étude complète dont nous donnons ici un aperçu. Dans le Papyrus Rhind, le problème R24 est le premier exemple d’exercices relatifs à des calculs de quantités qui vont de R24 à R38 qu’en termes algébriques modernes on peut traduire sous la forme d’équations du premier degré. Seuls les quatre premiers relèvent de la même procédure ce qui peut, déjà, laisser planer un doute sur l’utilisation plus large d’une technique de simple fausse position lorsque, comme les auteurs, dans leur ouvrage, nous la comparons aux applications que nous pouvons en trouver dans les textes du Moyen Âge.
Afin de mieux justifier nos affirmations, donnons une adaptation de la résolution du problème R24 (pour une meilleure compréhension nous avons mis entre chevrons et en bleu, divers ajouts et nous en avons indiqué les diverses parties en les séparant par des lignes ou colonnes) :
Une quantité. Son septième lui est ajouté. Il en résulte \(19\). <Quelle est la quantité ?> | ||
1 7 |
1 8 |
\1 2 1/4 1/8 |
1/7 1 |
\2 16 |
\2 4 1/2 1/4 |
< Total 8> | 1/2 4 |
\4 9 1/2 |
\1/4 2 |
<Total 16 1/2 1/8> | |
\1/8 1 |
||
<Total 19> |
Il est clair que, traduit algébriquement, l’énoncé du problème R24 revient à résoudre, dans la structure numérique égyptienne, l’équation:
\[x+\frac{1}{7}x=19.\]
Il est tout aussi évident que le scribe ne donne aucun commentaire et que, tout au plus, nous pouvons distinguer trois « opérations ». C’est en se basant sur la première que les auteurs introduisent une technique de fausse position : « le scribe choisit un résultat provisoire (dont il sait qu’il se révélera certainement faux) de \(7\), particulièrement confortable puisqu’il lui sera facile d’en trouver le septième. Il calcule que \(7\) augmenté de son septième donne \(8\). Mais il faudrait atteindre \(19\). Il applique alors une recette (pour nous la règle de trois) : il multiplie \(7\) par \(19\) et divise par \(8\). Il trouve \(16+\dfrac{1}{2}+\dfrac{1}{8}\) soit pour nous \(16+\dfrac{5}{8}\) »7.
Sans doute pris par leur souci de mettre en évidence leur hypothèse, les auteurs en viennent à introduire des opérations qui ne sont pas considérées par le scribe ! En effet, comme ils le constatent dans leur ouvrage, les deux dernières opérations écrites par le scribe Âhmès, le rédacteur du Papyrus Rhind, correspondent, ici, respectivement, à la division de \(19\) par \(8\) et à la multiplication du quotient ainsi obtenu par \(7\) :
\[19\div8=2+\frac{1}{4}+\frac{1}{8}\text{ et }\left(2+\frac{1}{4}+\frac{1}{8}\right)\times7=16+\frac{1}{2}+\frac{1}{8}\cdotp\]
Ils en oublient la prudence qui prévalait alors dans l’ouvrage : « il s’est lancé dans une règle de trois, que nous voyons de cette manière \(\dfrac{7}{8}=\dfrac{x}{19}\) d’où \(x=\dfrac{7\times19}{8}\cdotp\) Mais dans laquelle lui a considéré qu’il devait d’abord diviser \(19\) par \(8\dots\) »8 (les termes écrits en gras et en couleur et surlignés sont de notre fait). Nous savons que l’intérêt de la technique de simple fausse position, comme celle de la règle de trois, réside justement dans l’inversion des opérations que l’on traduit de manière abrégée sous la forme « multiplie puis divise ». Autrement dit, en considérant d’abord la division, le scribe égyptien s’est éloigné des techniques suggérées par nos auteurs.
Qu’en est-il de la première opération sur laquelle ils fondent leur interprétation ? Ici encore, nous devons considérer ce que les auteurs disent dans leur ouvrage en considérant fort justement le problème R26 où le scribe est plus loquace. Mais, à nouveau, l’interprétation est liée à l’introduction de la fausse position. Resituée dans le cadre des données de l’exemple R24, ils proposent « calcule depuis \(7\), cherches-en le septième, qui est \(1\) ; le total est \(8\) » là où nous préférons insister sur la forme plurielle employée par le scribe « Opère à partir de \(7\). Tu feras leurs septièmes en tant qu’unité. Le total est \(8\) » :
\[1+\frac{1}{7}=\frac{1}{7}\times8.\]
Autrement dit, ceci revient à dire que le scribe raisonne en septièmes; il obtient \(8\) septièmes de quantité et, par suite, un septième de quantité est obtenu à partir de la division de \(19\) par \(8\), d’où, ensuite, en multipliant par \(7\) le résultat ainsi obtenu, la valeur de la quantité ; ceci justifie notre écriture algébrique précitée. Pour clore cette étude, nous pouvons considérer un texte de même facture qui figure dans l’exemple R38, alors qu’il est relatif aux problèmes R31 et R33, où le scribe n’opère pas par fausse position mais par division directe. En fait, le passage précité par les septièmes n’est que le prélude de l’utilisation d’un palliatif à notre réduction au même dénominateur, fort utile pour mener à bien les divisions d’un entier par un nombre fractionnaire, par exemple, en R31,
\[\begin{align*}33\div\left(1+\frac{2}{3}+\frac{1}{2}+\frac{1}{7}\right) &=33\div\left(\frac{1}{42}\times97\right)\\ &=14+\frac{1}{4}+\frac{1}{97}+\frac{1}{56}+\frac{1}{679}+\frac{1}{776}+\frac{1}{194}+\frac{1}{388}\cdotp\end{align*}\]
Les outils principaux en sont, d’une part, le texte de R38 que nous pouvons traduire comme suit
\[42\times\left(1+\frac{2}{3}+\frac{1}{2}+\frac{1}{7}\right)=97,\]
semblable à la multiplication de R24, à savoir, \[7\times\left(1+\frac{1}{7}\right)=8,\]
et, d’autre part, l’inversion qui en découle
\[\left(1+\frac{2}{3}+\frac{1}{2}+\frac{1}{7}\right)\times\frac{1}{97}=\frac{1}{42},\]
fort utile pour obtenir les « derniers » termes fractionnaires du résultat.
Il semble donc que tous ces éléments plaident en faveur du rejet, par le scribe égyptien, de l’utilisation de la technique de fausse position « multiplie puis divise » sans oublier l’introduction de la règle de trois, outils qui semblent étrangers, dans l’état de nos connaissances, à la civilisation égyptienne. En revanche, l‘interprétation que nous donnons attribue un sens certain aux diverses présentations opératoires du scribe.
Même si l’interprétation du problème 24 du Papyrus Rhind en termes de méthode de fausse position est la plus courante, nous venons de mettre en évidence qu’une lecture très précise de l’intégralité de ce papyrus peut permettre de rejeter cette hypothèse. Il faut aussi, parfois, interroger certaines suppositions. Elles peuvent se révéler être fausses !
Michel Guillemot, ancien responsable du groupe Histoire des mathématiques de l’APMEP.
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Le plus important document mathématique qui nous soit parvenu de l’Égypte ancienne.↩︎
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Gavin J., Schärlig A., Du bon usage de l’algèbre en histoire du calcul, Au fil des maths n° 531. p. 65. (2019).↩︎
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Eisenlohr, 1877 (1999), Ein mathematisches Handbuch der alten Ägypter, p. 60-61.↩︎
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Peet, 1923, The Rhind Mathematical Papyrus, p. 60-61.↩︎
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Pour une dernière publication en français, voir Michel, 2014, Les mathématiques de l’Égypte ancienne, p. 185, 189.↩︎
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Voir les exemples de quantité sur le site consacré au Papyrus Rhind sur unblog.fr.↩︎
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Gavin J., Schärlig A., Du bon usage de l’algèbre en histoire du calcul, Au fil des maths n° 531 p.~65. (2019).↩︎
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Gavin J., Schärlig A., 2012, Longtemps avant l’algèbre: la fausse position ou comment on a posé le faux pour connaître le vrai, des Pharaons aux temps modernes}, p. 13.↩︎
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