Apprendre à débattre et
à animer un débat mathématique

Comment aider les élèves à acquérir une autonomie de pensée ? Comment former les enseignants dans ce sens ? L’autrice partage une expérience en formation initiale en Belgique autour de la pratique de débats mathématiques.

Thérèse Gilbert

© APMEP Décembre 2021

⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅♦⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅

« Madame, c’est toujours comme ça que l’on doit faire alors ? », « Monsieur, avec vous aussi on devra faire comme ça ? » Voilà des questions que l’on préférerait ne pas entendre dans le contexte des mathématiques. Elles montrent que certains élèves n’envisagent pas de se positionner par rapport à ce qu’ils apprennent, mais se contentent un peu trop souvent de suivre des règles.

Comment rendre les élèves intellectuellement autonomes ? Comment les amener à prendre position en mathématiques ? Nous pensons que la pratique du débat est un des moyens de progresser dans ce sens. Discuter de questions mathématiques, remettre en question ce que dit l’enseignant ou un élève, argumenter pour convaincre, donner un raisonnement que l’on pense inattaquable, mais aussi faire évoluer son point de vue, revenir sur ce que l’on pensait après avoir écouté les autres et, oui, écouter les autres pour les comprendre… tant de compétences que l’on souhaite voir acquérir par tout citoyen.

En Belgique, la formation des enseignants du secondaire inférieur1 se déroule en trois ans. Durant ces trois années d’études pour devenir agrégés de l’enseignement secondaire inférieur (AESI), les étudiants2 ont l’occasion de vivre des débats dans leurs cours de mathématiques. En troisième année, on leur demande d’en faire vivre à leurs élèves durant leurs stages.

Participer à des débats mathématiques : un exemple de débat spontané

Certains débats vécus par les étudiants en Bac 1, Bac 2 et Bac 3 AESI en mathématiques sont prévus par l’enseignant, d’autres naissent de questions qui se posent spontanément lors d’un cours. Voici un exemple de débat qui s’est imposé au début de la formation, en Bac 1, à partir d’une question dont la réponse ne faisait (heureusement) pas l’unanimité.

Lors d’un cours de méthodologie, les étudiants ont reçu un extrait de manuel3 où l’on présentait le crible d’Ératosthène comme une méthode à appliquer.

Il existe un « truc » pour découvrir tous les nombres premiers plus petits que 100 : tu utilises le crible d’Ératosthène. Il « suffit » d’un peu d’organisation :

  • on commence par barrer \({1}\), car ce n’est pas un nombre premier ;

  • le nombre qui suit (c’est \({2}\)) est premier ; on barre en bleu tous les multiples de \({2}\)4 car ce ne sont pas des nombres premiers ;

  • le nombre qui suit (c’est \({3}\)) est premier ; on barre en vert tous les multiples de \({3}\) car ce ne sont pas des nombres premiers ;

  • \({5}\) est un nombre premier ; on barre en mauve tous les multiples de \({5}\) car ce ne sont pas des nombres premiers ;

  • \({7}\) est un nombre premier ; on barre en orange tous les multiples de \({7}\) car ce ne sont pas des nombres premiers.

Les nombres qui restent sont les nombres premiers plus petits que \({100}\).

Le manuel présente le crible comme un « truc ». On aimerait en faire une activité de réflexion. Les étudiants doivent écrire les questions que l’on souhaiterait que les élèves se posent.

Voici trois exemples des questions listées.

Q1. Pourquoi les nombres non-barrés sont-ils premiers ?

Q2. Pourquoi n’a-t-on pas demandé de barrer les multiples de \({4}\) ?

Q3. Pourquoi s’arrêter aux multiples de \({7}\) ?

Puis quelqu’un propose :

Q0. Pourquoi les barrés ne sont-ils pas premiers ?

J’écris la question puis demande « Les questions Q0 et Q1 ne font-elles pas double emploi ? Ne peut-on en rayer une ? ».

Je pensais naïvement que la réponse à cette dernière question prendrait quelques secondes. La Q0 est assez élémentaire puisque l’on barre des multiples de… La Q1 est plus délicate, sa réponse repose sur celles aux questions Q2 et Q3 notamment.

Mais le débat a duré une heure. En voici un condensé.

Quelques éléments du débat

Beaucoup d’étudiants Oui, elles demandent la même chose.

Sam Mais quand même la Q1 est plus difficile que la Q0, il me semble. Donc c’est bizarre qu’elles reviennent au même.

Jassem au tableau La Q0, c’est \(A\rightarrow B\). [\(A\) représente « le nombre est barré » et \(B\) « le nombre n’est pas premier ».]5 Et on a vu que la contraposée \(\neg B \rightarrow \neg A\) [non \(B\) implique non \(A\)] était équivalente. Donc les deux questions sont équivalentes.

Dans un premier temps, tout le monde a l’air convaincu. Cependant l’un ou l’autre étudiant hésite. Je propose d’y réfléchir encore, mais par trois. Au bout d’un moment, deux groupes sur neuf pensent que les deux questions ne sont pas équivalentes. Les autres pensent le contraire. On reprend le débat.

Laure au tableau Ici, on a \(A\rightarrow B\) (Q0) et \(\neg A \rightarrow \neg B\) (Q1). Et les deux ne sont pas équivalentes. Si on sait que « barrés \(\rightarrow\) non premiers », ça ne signifie pas que « non barrés \(\rightarrow\) premiers »

Jassem Je suis d’accord avec toi pour l’argument général mais, dans ce cas-ci, un nombre est soit premier, soit non premier, donc ici les deux sont équivalentes. S’il y avait un troisième choix, alors je serais d’accord.

Amina Si un nombre est barré, il n’est pas premier. Alors, s’il n’est pas barré, il serait quoi ? Ce sont des chiffres quand même !

Sylvain Changeons de contexte. Si on ne barre que les multiples de \({2}\) [non égaux à \({2}\)], alors tous les barrés seront non premiers, mais tous les non barrés ne seront pas premiers !

X Mais tu changes de contexte !

Gabriella Mais s’il n’est pas premier, il est quoi ? !

Nour On répond à la Q0 ainsi : les barrés sont multiples d’un nombre premier [pris au moins deux fois] donc ils ne sont pas premiers. Mais cette réponse ne répond pas à la Q1 !
Quand on répond à la Q0, on ne répond pas à la Q1.
À la question Q0, on parle de \({16}\) (il est barré car multiple de \({2}\), donc non premier), mais on ne dit rien de \({5}\).

Sylvain Si on change de contexte…

Les autres protestent : « On ne veut pas changer de contexte ».

Farah Ici, les deux [implications] sont vraies…

Modes de pensée utilisés

Voici les modes de pensée utilisés, que j’ai pointés au cours suivant :

  • abstraire, parler logique, distinguer entre réciproque et contraposée,

  • pour savoir si deux propositions ou questions sont équivalentes, on peut se demander si une « réponse » à l’une peut servir à trouver la réponse à l’autre,

  • changer de contexte peut aider à y voir clair (ici, cette démarche a malheureusement été refusée),

  • prendre des exemples éclairants.

Dans ce problème, le fait que les implications liées aux questions Q0 et Q1 étaient toutes les deux correctes ne leur facilitait pas la tâche.

Le ressenti des étudiants en Bac 1

Après avoir animé quelques débats, je mène une petite enquête, avec réponses anonymes, auprès des étudiants de cette classe de Bac 1 : presque tous ont apprécié les débats, deux étudiants ont apprécié moyennement. L’un(e) écrit « J’adore les débats », un(e) autre « J’ai tout de même peur de dire n’importe quoi ».

Mais tous pensent que cela apporte quelque chose au cours de maths. Voici ce qu’ils en disent : « cela nous pousse à ou nous permet de :

  • bien expliciter nos idées, parler aux autres pour les défendre,

  • écouter les arguments des autres, confronter nos idées à celles des autres,

  • développer ou compléter des idées ensemble,

  • avoir notre propre avis,

  • réfléchir, avoir des arguments, nous poser des questions, justifier, nous entraîner à justifier,

  • revoir la matière en profondeur, enrichir notre savoir,

  • travailler beaucoup de compétences transversales,

  • acquérir une rigueur mathématique.

Et cela permet à l’enseignant :

  • d’écouter le point de vue des élèves,

  • de se rendre compte des obstacles auxquels les élèves sont confrontés ».

Temps, choix et sacrifice

Je n’avais pas prévu de passer plus d’une heure sur cette question. L’intérêt de la discussion me saute aux yeux, mais cette heure passée à débattre aura pour conséquence la suppression d’un problème qui devait suivre… Je me demande « et si c’était à refaire, poserais-je la question de départ ? » ; il est toujours délicat de faire des choix.

Ce débat a-t-il suffi pour qu’aucun d’entre eux n’essaie plus de deviner une réponse par l’interprétation de mon expression ou le ton que j’emploie ou en se fiant à ses condisciples ? Non, pas aucun. Tout n’évolue pas si vite. Affaire à suivre…

Deux ans après, voyant l’évolution des étudiants, je ne doute pas que ces temps de débat ont été très formateurs, et que, s’il est vrai qu’il faut faire des choix, celui de supprimer tous les moments de débats aurait été le pire.

On trouvera sur la revue numérique un exemple de « débat prévu » sur la comparaison d’ensembles infinis, en Bac 3, avec en partie les mêmes étudiants que le précédent.

Évolution de la pensée sur deux ans

Ce qui me frappe est l’évolution des étudiants sur deux ans. D’abord au niveau de l’acquisition d’une pensée (notamment mathématique) : la plupart « ne se laissent plus faire », ils remettent en question ce qu’ils apprennent en mathématiques, ce que leurs pairs énoncent, parfois pour les contredire, souvent pour mieux les comprendre. De plus, s’ils n’ont pas tous acquis la même aisance dans les débats, tous semblent avoir progressé dans l’écoute, la remise en question et l’exploitation des idées d’autrui.

Les conséquences sur les autres séances de cours sont évidentes. Mais, attention, avec un public de tels étudiants, habitués à tout remettre en question, à trouver eux-mêmes les questions intéressantes (parfois prévues pour plus tard), il n’est plus aussi facile de « dérouler son cours », d’arriver à tout voir dans l’ordre prévu. Mais c’est un plaisir pour l’enseignant et une richesse au niveau de l’apprentissage de la pensée pour l’étudiant.

Le ressenti des étudiants deux ans après

Je propose en Bac 3 la même enquête que celle menée deux ans plus tôt, en Bac 1. Presque tous ont bien apprécié ces activités et plusieurs sont très emballés.

À propos de la difficulté de débattre, pointée par certains

« Au début j’avais du mal à exprimer mon point de vue à l’ensemble de la classe. Mais avec le temps, j’aime échanger. Ça nous pousse à exprimer clairement notre raisonnement. S’approprier les arguments des autres afin d’avoir un avis. »

« En Bac 1, je n’osais pas trop donner mon avis, mais à force d’en vivre, je me suis sentie plus à l’aise et maintenant je prends du plaisir à y participer. »

« Je me pose plein de questions lors des débats. Je me sens impliquée même si j’ai parfois peur de réagir, mais ça m’a apporté beaucoup de choses de vivre des débats (réflexion, esprit critique, arguments…). »

Ce que les débats permettent de travailler

En plus de ce qu’ils avaient déjà pointé deux ans plus tôt, on trouve les propos suivants :

« travailler l’esprit critique, mettre en doute, ne pas croire tout ce qu’on nous dit sur parole, décider par soi-même si un énoncé est correct ou non » ;

« c’est en expliquant sa pensée que l’on se rend compte des trous dans sa réflexion, mais surtout de la difficulté à poser des mots justes et clairs sur sa pensée » ;

« écouter l’autre et le comprendre, se demander pourquoi il pense cela ».

Sur l’influence de la pratique du débat

« Personnellement, je trouve que ça a développé mon esprit critique. J’ai découvert une tout autre facette des mathématiques. »

« Par la suite, sans même être en situation de débat, nous justifions ce que nous avançons. »

Animer un débat entre étudiants

Pour se préparer à faire vivre des débats au secondaire, quelques étudiants de Bac 3 sont invités à en animer un pour les étudiants de Bac 1. Voici la narration d’un de ces débats, mené par Inês Teixeira da Rocha, ci-dessous appelée « la prof », auprès de douze étudiants de Bac 1.

Une figure est tracée à main levée au tableau.

Calculez l’aire de la figure donnée.

La question6 est inspirée du puzzle de Lewis Carroll. Il en existe diverses versions. Certains auteurs demandent7 si les points \(\mathsf{F}\), \(\mathsf{E}\), \(\mathsf{C}\) sont alignés. Nous avons préféré laisser les étudiants se poser la question.

Après un petit moment de recherche individuelle, la prof relève les réponses et fait voter :

34 cm2 (6 voix), 34,125 cm2 (8 voix), 33 cm2 (1 voix) et 49,9 cm2 (1 voix).

Les deux dernières propositions (dues à des erreurs de calcul) sont rapidement éliminées. Plusieurs étudiants votent pour plusieurs réponses « à la fois ».

Le débat commence. Il dure 41 minutes avant que la prof ne conclue. Il a été enregistré. En voici des extraits dans l’ordre chronologique, mais structurés en fonction des arguments, et augmentés de l’un ou l’autre commentaire en italique.

Quelques extraits du débat

Identifier ce qui pose problème

Amin J’ai obtenu deux résultats différents :

  • en additionnant séparément l’aire de chaque forme, j’ai obtenu 34 cm2,

  • puis, en m’occupant directement du triangle \(\mathsf{ACF}\) et en faisant \(\dfrac{B\cdot h}2\), j’ai obtenu 34,125 cm2.

Ce qui me perturbe maintenant, c’est « comment c’est possible d’avoir plusieurs aires différentes ? ».

X C’est pas possible d’avoir plusieurs résultats.

Y C’est impossible.

La perte de l’aire des côtés communs et l’évocation d’une situation de la vie courante

Zinedine Moi je pense que ce qui fait ça, c’est que (…) il y a les côtés du carré, au milieu du grand triangle. Et donc que c’est une partie de l’aire qui est enlevée.

Naim C’est comme un appartement. Un appartement, tu peux calculer toute la superficie, mais, si tu calcules chaque pièce, eh bien, il y a les murs qui… Quand tu mets des figures, ben, tu perds de l’aire au milieu. Tu perds les côtés.

Identifier les données

Karima à la prof Quand vous demandez de calculer l’aire de la figure, vous parlez bien du grand triangle \(\mathsf{ACF}\) ?

Prof De la figure qui est tracée.

Karima aux autres Parce que, si elle dit « calculez l’aire de la figure », on part du principe que c’est le grand triangle, mais elle a pas précisé si c’est le grand triangle.

La propriété d’additivité de l’aire

Karima Mais, bon, partons du principe que c’est le grand triangle. Je suis d’accord de dire que ce serait plus précis de calculer avec l’entièreté du puzzle.

Romain Je ne suis pas d’accord avec l’argument de la précision parce que si je vous donne un carré et que je trace la diagonale, si vous calculez l’aire des deux triangles, est-ce qu’on va perdre en précision ou pas ?

Évocation d’une situation semblable
Amin évoque une situation vue sur l’internet : on extrait un carré de chocolat d’une tablette rectangulaire et on découpe le reste de la plaquette en parties, que l’on recolle autrement. Ces morceaux semblent reconstituer la plaquette entière alors que celle-ci possède un carré de moins8.

Amin Vous connaissez tous ? Vous êtes d’accord que, vu qu’on a éjecté un morceau de chocolat, c’est pas possible d’avoir une aire identique entre ces deux tablettes ? L’aire qu’on a retirée est répartie entre les différentes découpes.

Calcul de longueurs

Matteo Moi, j’ai calculé de deux manières différentes :

  • en additionnant les hypoténuses des petits triangles, j’ai obtenu \(\overline{\mathsf{FC}}={12,4}{\text{cm}}\),

  • et, d’une autre manière, en faisant la grande, \(\overline{\mathsf{FC}}= {10,5}{\text{cm}}\),

ce qui fait quand même une grosse différence. Et, du coup, je me demandais laquelle était la plus correcte. Du coup, j’ai redessiné les deux triangles et j’ai mesuré et j’ai vu que ça correspondait plus à cette réponse-ci (il montre \({12,4}\)).

Ici la grande différence entre les deux réponses obtenues devrait interpeller Matteo. Le calcul donne une longueur contredite par le dessin mais ne provoque pas de vérification des calculs.

Karima Ce que j’ai fait, c’est utiliser le théorème de Pythagore. J’obtiens \(\overline{\mathsf{FC}}={12,4}{\text{cm}}\), \(\overline{\mathsf{EC}}={7,6}{\text{cm}}\) et \(\overline{\mathsf{EF}}={4,71}{\text{cm}}\).

En réalité, la différence entre \(\overline{\mathsf{FC}}\) et \(\overline{\mathsf{FE}}+\overline{\mathsf{EC}}\) est bien plus petite que ne le laissent croire ces résultats…

Peut-être la prof aurait-elle pu demander à Matteo et Karima d’expliciter leur méthode et laisser le temps à chacun de se l’approprier et de vérifier les calculs. On peut se demander toutefois si cela n’orienterait pas trop le débat, en donnant de l’importance à la méthode, alors que le problème n’est pas vidé.

Le triangle apparent est-il un triangle ?

Damla Ce problème me fait penser au problème du carré manquant ; et on peut s’apercevoir que ce triangle n’est pas un vrai triangle et qu’en fait les points \(\mathsf{C}\), \(\mathsf{E}\) et \(\mathsf{F}\) ne sont pas alignés. Et c’est pour ça que…

Matteo Pour avoir fait le schéma, je peux confirmer qu’ils sont alignés.

Un peu plus tôt, la mesure effectuée sur le dessin ne discréditait pas les calculs effectués. Maintenant, pour l’alignement, on fait confiance au dessin.

Damla Entre \(\mathsf{C}\) et \(\mathsf{F}\), je pense qu’il y a une concavité ou une convexité quelque part. Je pense que si on relie \(\mathsf{C}\) et \(\mathsf{F}\), à un moment donné, il y aura un léger vide.

Amin Je suis d’accord.

Amin dessine au tableau.

Amin Si les points ne sont pas alignés, il y aura un léger décalage là. Le \({0,125}\), c’est le petit écart entre le carré et l’hypoténuse, là.

X Je ne suis pas d’accord avec toi. Les points, on voit qu’ils sont alignés.

Faire confiance au dessin… ou pas ?

Damla Mais c’est une illusion d’optique.

Calcul d’angles

Matteo Si on essaie avec la trigonométrie de calculer l’angle \(\widehat{\mathsf{BCE}}\) et l’angle \(\widehat{\mathsf{DEF}}\), eh bien, s’ils sont égaux, alors on peut prouver que \(\mathsf{C}\), \(\mathsf{E}\) et \(\mathsf{F}\) sont alignés et, s’ils sont différents, on peut prouver qu’ils ne sont pas alignés.

Damla J’ai calculé \(\widehat{\mathsf{DEF}}=32\)°. Et \(\widehat{\mathsf{BCE}}=31\)°. Donc il y a 1° qui disparaît.

Comparer des triangles

Amin Je pense que la réponse est \({34}\), parce que le piège là-dedans, c’est qu’on pense que \(\mathsf{DEF}\) et \(\mathsf{BCE}\) sont deux triangles semblables, alors que pas du tout. Le plus petit côté de \(\mathsf{DEF}\), c’est \({2,5}\), et pour \(\mathsf{BCE}\), c’est \({4}\). On fait \(\dfrac{{4}}{{2,5}}={1,6}\). Or, si on fait \({4}\) fois \({1,6}\), on obtient \({6,4}\) et non \({6,5}\).

Mais où est passé \({0.125}{\text{cm}^2}\) ?

Amin Si les points ne sont pas alignés, c’est \({34}\).

Karima Pourquoi \({34}\) et pas \({34,125}\) ?

Amin va au tableau et montre où se situe l’aire de \({0,125}{\text{cm}^2}\).

Zinedine explique le lien entre « les deux triangles sont semblables ou non » et « les points sont alignés ou non », il montre « le petit angle » [proche de 180°] et la perte d’aire.

Dernier vote : tous votent pour \({34}{\text{ cm}^2}\).

Conclusion et prise de recul

La prof reprend la problématique de départ (deux valeurs pour une seule aire), puis les arguments :

  • mauvais : la perte d’aire due aux segments « internes » à la figure ; elle donne la propriété d’additivité de l’aire ;

  • et bons : l’évocation de la situation du chocolat, le théorème de Pythagore, la trigonométrie, les triangles semblables et la proportionnalité,

et remontre sur une figure la différence d’aire de \({0,125}{\text{ cm}^2}\).

Puis elle fait le point sur les démarches mentales utilisées : changer de contexte (chocolat), prendre un exemple de la vie réelle (appartement), changer de situations (un carré découpé), inventer un contre-exemple pour contrer un argument, douter d’un schéma…

Ce débat montre une difficulté à positionner le rôle de la figure dans l’argumentation. Ici, elle pourrait servir, mais ne sert pas, à vérifier la plausibilité des longueurs calculées des hypoténuses. En revanche, certains l’utilisent pour certifier l’alignement des points, alors que les données démentent cet alignement. Espérons que cette expérience marque les esprits et que, grâce à elle, le rôle de la figure ait changé.

Une pratique qui se transmet

Certains étudiants de Bac 3 vont ensuite animer un débat avec des élèves de 13–14 ans, avant leur stage. Suite à ces expériences avec les élèves, on relève quelques difficultés lors de l’animation de débat et des questions qui restent en suspens.

Difficultés des étudiants animateurs

Les questions de départ

Une première difficulté, importante, est de pouvoir repérer ce qui peut vraiment faire débat.

Une question peut être volontairement vague — par exemple, « Vrai ou faux ? Le périmètre et l’aire varient de la même façon. » —, on peut laisser les élèves tenter de l’interpréter, mais pour que le débat soit efficace, il faudrait qu’elle soit précisée (par les élèves ou l’enseignant) assez rapidement — pour l’exemple donné, « Si l’on augmente le périmètre d’une figure, augmente-t-on son aire ? » (à préciser encore si nécessaire).

Il est aussi des questions qui ne peuvent pas être objet de débat parce qu’elles relèvent de convention ou de définition : comment appelle-t-on tel objet ? comment définit-on un parallélogramme ? Si les élèves n’ont pas la réponse, il vaut mieux que l’enseignant y réponde sans trop tarder.

En revanche, on peut repérer, lors d’un cours, les questions dont la réponse ne fait pas l’unanimité, mais qui peuvent se résoudre grâce à un raisonnement : « moi j’ai deux figures de même périmètre mais qui n’ont pas la même aire » ; « mais non, ce n’est pas possible »… Et dans ce cas, ne pas valider ou contredire mais laisser les élèves s’expliquer, quitte à ce que cela ne dure que quelques minutes.

Enfin, certaines questions en entraînent une autre, qui en entraîne une autre… On ouvre des parenthèses « débat » dans le débat principal… Même si toutes ces sous-questions sont intéressantes, il est parfois difficile de revenir à la question de départ.

Le rôle de l’enseignant et sa neutralité

Dans les essais pratiqués, l’étudiant-animateur a permis à tout le monde de s’exprimer, est resté neutre, a fait respecter un climat d’écoute, et de façon générale a assuré l’échange. Pour ce dernier point, on peut insister sur le rôle du regard lors de l’échange : des conditions spatiales propices à l’échange peuvent être essentielles.

Ce qui semble moins facile est de faire expliciter certains propos, mais sans « casser » le débat et sans montrer que l’on attache particulièrement de l’importance à un argument. Certains étudiants-animateurs stoppent les élèves après chaque argument pour le noter eux-mêmes au tableau et l’entrain du débat est alors freiné. D’autres ne font pas expliciter au risque que beaucoup d’élèves passent à côté des arguments échangés.

Une solution est de prendre des notes et, si certains arguments sont passés inaperçus, de redonner la parole à ceux qui les ont exprimés, en leur demandant d’expliciter, d’aller eux-mêmes au tableau…

Garder une trace du débat, écrire une conclusion, relever les démarches mentales

Une des difficultés récurrentes concerne la rédaction, avec les élèves, de notes claires et détaillées, reprenant les principaux arguments avancés, ainsi qu’une critique des faux arguments. Relever les arguments d’élèves sans les trahir mais en les explicitant est une tâche ardue. Il faut aussi prendre le temps de rédiger une conclusion à la question ayant fait débat.

Il est aussi intéressant de revenir sur les démarches mentales transférables employées par les élèves. Les repérer nécessite une grande culture mathématique et méthodologique. On peut le faire à un autre moment du cours, pour permettre à l’enseignant de prendre du recul et de pointer ce qui est utile dans la formation de citoyens critiques.

De la difficulté d’animer un premier débat

Les étudiants se trouvent en double difficulté : ils animent pour la première fois un débat face à un public qui n’en a presque jamais vécu. Dans le cas présent, les élèves sont habitués à argumenter face à l’enseignant, mais non à échanger en grand groupe avec leurs condisciples.

Dans chaque groupe, les élèves ont vécu deux débats. Il est clair que le premier a servi d’échauffement et que le deuxième a été plus fructueux.

Les élèves silencieux

Que ce soit avec les étudiants ou les élèves, on en repère presque toujours qui se taisent lors des débats. S’intéressent-ils au débat ou en profitent-ils pour faire une pause lors de cette activité non cotée ? Dans les classes, il y a aussi des élèves qui n’ont pas les mots pour exprimer leur pensée, qui ne comprennent pas les propos d’autres élèves, qui se sentent dépaysés face à ce type d’activité de débat et qui se demandent ce qu’on leur veut parce que ça ne correspond pas à l’image qu’ils se font de l’école. Pour que chacun ait l’occasion de participer, d’exprimer son opinion, on peut entrecouper l’échange en grand groupe de débats privés.

Une question qui a été soulevée après ces débats est celle de la possibilité de voter « je ne sais pas ». Parfois ce « je ne sais pas » est une réelle réponse, que l’élève peut argumenter (j’ai des raisons de donner deux réponses différentes, je ne vois pas où est mon erreur, j’ai un début d’argumentation…), mais risque-t-on ainsi de donner à certains élèves la possibilité de ne pas se prononcer et de ne pas s’approprier le problème ?

Des compétences citoyennes

En Belgique francophone, « le cours d’éducation à la philosophie et à la citoyenneté (EPC) a pour objectif de former des citoyens ouverts et autonomes, capables de juger et décider en toute autonomie » [4]. Dans certains réseaux, les compétences d’EPC sont exercées à travers différents cours. En voici quelques-unes, officielles , qui peuvent être travaillées lors de débats mathématiques :

  • recourir à l’imagination pour élargir le questionnement,

  • assurer la cohérence de sa pensée : notamment construire un raisonnement logique, évaluer la validité d’un énoncé, d’un jugement, d’un principe,

  • prendre position de manière argumentée : se donner des critères pour prendre position, se positionner, évaluer une prise de position,

  • renforcer son estime de soi, ainsi que celle des autres,

  • se décentrer par la discussion : écouter l’autre pour le comprendre, élargir sa perspective,

  • participer au processus démocratique : se préparer au débat, débattre collectivement, décider collectivement,

  • coopérer, assumer des responsabilités individuelles et collectives.

Il est clair que d’autres modes d’apprentissage, dont les débats sont complémentaires, notamment la résolution de problème en groupe, travaillent ces compétences. Ce que la pratique du débat nous a apporté est surtout que les questions, remarques, réponses des étudiants ne passent plus forcément par l’enseignant. On passe de « X dit ceci, qu’en pensez-vous ? » à, si nécessaire, « X, tourne-toi vers les autres pour parler ; et vous, regardez X et réagissez ». Et cela contribue grandement à la prise de position personnelle, à l’écoute et à la coopération.

Références

  1.  H. Ben Aïcha et T. Gilbert. Quatre débats pour éveiller l’esprit critique. Site de ChanGements pour l’Égalité . 2019.

  2. J.-F Zucchetta. « Quand un devoir peut devenir un sujet de réflexion ». In : Bulletin APMEP n° 391 (décembre 1993). .

  3. soleilpartout. Illusion d’optique : le chocolat à l’infini. ; consulté en mars 2021.

  4. Cours de philosophie et de citoyenneté 1er degré de l’enseignement secondaire. . Conseil des Pouvoirs organisateurs de l’Enseignement Officiel Neutre Subventionné (CEPEONS ), Fédération Wallonie-Bruxelles (FW-B ), Fédération des Établissements Libres Subventionnés Indépendants (FELSI ).

  5.  Fédération Wallonie-Bruxelles. Socles de compétences. Enseignement fondamental et premier degré de l’Enseignement secondaire. .

  6.  M. Legrand et al. Principe du « Débat scientifique » dans un enseignement. Pré-tirage du Tome I . Journées nationales de l’APMEP à Grenoble : IREM de Grenoble, novembre 2011.

⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅♦⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅

Thérèse Gilbert est formatrice d’enseignants à la Haute École Galilée à Bruxelles et membre du Groupe d’Enseignement Mathématique (GEM, ) de Louvain-la-Neuve.


  1. Le secondaire inférieur correspond au collège en France et au secondaire I en Suisse romande.↩︎

  2. De la Haute École Galilée, à Bruxelles.↩︎

  3. G. Leenarets, O. Lerot, V. Wuyts, Delta 1, Cahier d’activités, Plantyn, Waterloo, 2014.↩︎

  4. Il faudrait spécifier « différents de 2 lui-même ».↩︎

  5. Les notes entre crochets ont été ajoutées pour clarifier les propos.↩︎

  6. Voir aussi [1], pour un écho de cette activité vécue avec des élèves de 14 ans.↩︎

  7. On peut trouver une analyse de cette question dans J.F Zucchetta, [2].↩︎

  8. Voir par exemple [3].↩︎

Pour citer cet article : Gilbert T., « Apprendre à débattre et à animer un débat mathématique », in APMEP Au fil des maths. N° 542. 6 février 2022, https://afdm.apmep.fr/rubriques/eleves/apprendre-a-debattre-et-a-animer-un-debat-mathematique/.