Manipuler en mathématiques… oui mais

Cet article propose une mise en scène d’actions de formation afin de lancer un débat sur le rôle et la place de la manipulation au sein d’une séquence de mathématiques. À lire de la maternelle à l’université ! Vos réactions seront les bienvenues.

Joël Briand

© APMEP Mars 2019

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Au moment où le ministère met en avant une méthode appelée imprudemment « méthode de Singapour » avec sa marchandisation associée1, au prétexte que les élèves y mènent des activités « mathématiques concrètes à partir de matériel attrayant » et passent « du monde concret qui leur est familier à une vision abstraite », il convient de revenir sur le rôle et la place de la manipulation et de l’expérience2 dans l’activité mathématique. Ce point est en effet mis en avant par les promoteurs de la « méthode ». L’enfant manipulerait, il schématiserait et enfin il passerait à l’abstraction.

Or, depuis 40 ans, les recherches en didactique des mathématiques ont montré à la fois l’importance de la manipulation dans la genèse d’une activité mathématique mais aussi les obstacles à l’acquisition de savoirs mathématiques qu’une manipulation mal organisée pouvait créer.

En tant que formateur, j’ai l’habitude d’aborder cette question à l’aide d’un exemple qui consiste à faire une analyse comparée de deux séquences (fictives) se déroulant dans un cours préparatoire. Le même type d’analyse peut être effectué dans une séquence de classe de collège. Je donnerai donc un second exemple.

En cours préparatoire

Imaginons deux professeurs des écoles qui se donnent pour but de faire concevoir que \(4 + 3\) font \(7\). Pour organiser leur séance de classe, ces deux professeurs décident d’utiliser du matériel : ce sont deux boîtes et sept cubes.

Le premier professeur montre quatre cubes et les place dans une boîte. Il écrit « \(4\) » au tableau. Il montre ensuite trois cubes, les place dans l’autre boîte. Il écrit « \(3\) » au tableau. Devant les élèves, il renverse le contenu de la seconde boîte dans la première. Il fait alors compter le tout. Les élèves disent « \(7\) ». Le professeur approuve et complète au tableau en écrivant \(4 + 3 = 7\). Les élèves recopient cette égalité sur leur cahier.

Le second professeur, avec le même matériel montre quatre cubes et les place dans une boîte. Il écrit « \(4\) » au tableau. Il montre ensuite trois cubes, il les place dans l’autre boîte. Il écrit « \(3\) » au tableau. Devant les élèves, il renverse le contenu de la seconde boîte dans la première et ferme cette boîte. Il donne alors la consigne : « Prévoyez le nombre de cubes qu’il y a dans la boîte fermée. Pour cela, vous pouvez écrire ce qui vous paraît utile sur votre cahier de brouillon. Lorsque vous aurez prévu, nous ouvrirons la boîte pour vérifier ».

Après un moment, les élèves annoncent leurs prévisions et la façon dont ils ont pu prévoir à l’aide d’un écrit ou/et de gestes (comptage à l’aide des doigts, dessins des boîtes et des objets, bâtonnets, numérotage, nombres écrits, etc.), la boîte est ouverte et le professeur fait compter le tout. Les élèves disent « \(7\) ». Certaines prévisions s’avèrent donc justes, d’autres fausses. Le professeur complète au tableau en écrivant \(4 + 3 = 7\). Les élèves recopient sur leur cahier.

Comparons ces deux moments de classe.

Le premier professeur a illustré à l’aide d’une manipulation ce qu’il veut faire apprendre :

\(4 + 3 = 7\). Les élèves n’ont eu à aucun moment à prévoir un « résultat » qui serait issu d’une utilisation des signes « \(4\) » et « \(3\) ». Leur tâche a été de dénombrer une quantité présente à leurs yeux. L’écrit lié à ce moment est celui donné in fine par le professeur : \(4 + 3 = 7\).

Le second professeur organise un moment afin que les élèves, à l’aide d’un langage écrit en devenir, prévoient un résultat. La tâche des élèves consiste à produire des écrits qui permettent de contrôler ce que contient la boîte fermée. L’ouverture de cette boîte permettra de valider (ou d’invalider) les prévisions. L’écriture \(4 + 3 = 7\) (écriture experte) qui sera donnée par le professeur sera une autre façon d’écrire ce que les élèves avaient déjà rédigé.

Nous pouvons dire que, dans ces deux moments de classe, le milieu matériel est le même. C’est le milieu d’apprentissage qui a changé.

En comparant les deux tableaux, un visiteur pourra observer que les deux professeurs ont écrit le même texte : \(4 + 3 = 7\), et pourra conclure un peu trop rapidement que ces deux professeurs ont fait la même leçon.

L’idée communément admise que, pour faire des mathématiques il faut manipuler, est donc porteuse de graves malentendus.

Les deux scénarios s’appuient sur une manipulation mais seul le second propose une activité mathématique, c’est-à-dire une activité au cours de laquelle les élèves ont à produire un modèle (par une représentation ou un écrit) qui permet de contrôler une action effectuée dans un milieu matériel.

Bien sûr, il faudra plusieurs séances pour que les élèves progressent dans les écrits mais l’activité mathématique se situe au niveau de l’écrit. L’écrit sert à prévoir ; les formes d’écrit évoluent toujours avec pour but de contrôler le milieu matériel. L’écriture \(4 + 3 = 7\) ponctue l’évolution des écrits des élèves. A contrario, le premier scénario ne donne aucune garantie sur ce que peut signifier l’écriture \(4 + 3 = 7\), qui ne fait suite à aucune production écrite des élèves. La phrase \(4 + 3 = 7\) sera éventuellement retenue par ceux des élèves qui ont bien intégré qu’au-delà de la manipulation, l’enjeu à l’école est d’apprendre cette égalité.

En sixième

Cette analyse peut être conduite de l’école maternelle au lycée en passant par le collège. Imaginons le même montage de formation à partir d’un autre exemple, cette fois en nous servant des travaux des collègues de l’IREM de Lyon3 à propos de l’addition de fractions décimales en sixième, et en construisant deux scénarios comme précédemment.

Scénario 1 : le professeur propose à chaque élève ou groupe d’élèves deux bandes de longueurs différentes dont la mesure donnée est une fraction décimale de l’unité (l’unité pouvant être le mètre). La première bande mesure \(1u + \dfrac{\mathstrut3}{\mathstrut10}\,u\) la seconde mesure \(\dfrac{\mathstrut85}{\mathstrut100}\,u\). Ces deux mesures sont écrites au tableau. Il demande de mettre bout à bout ces deux baguettes puis de mesurer la baguette obtenue. Le résultat du mesurage (sous contrôle du professeur) est \(2u + \dfrac{\mathstrut1}{\mathstrut10}\,u + \dfrac{\mathstrut5}{\mathstrut100}\,u\). Il écrit ensuite au tableau : \[\left(1u + \frac{3}{10}\,u\right) + \frac{85}{100}\,u = 2u + \frac{1}{10}\,u + \frac{5}{100}\,u.\]

Scénario 2 :4 le professeur montre les deux bandes de mesures et donne leurs mesures. La première mesure \(1u + \dfrac{3}{10}\,u\), la seconde mesure \(\dfrac{85}{100}\,u\). Les élèves doivent d’abord prévoir quelle sera la longueur obtenue en mettant les deux bandes bout à bout puis trouver une disposition des nombres qui leur permette d’effectuer rapidement l’addition posée des deux mesures. Les élèves effectuent des calculs et produisent un résultat. Le mesurage effectif permettra de valider ou d’invalider les prévisions des élèves. On peut prévoir une discussion liée à l’équivalence d’écritures.

La même analyse que celle effectuée au cours préparatoire peut être conduite. Le milieu matériel est le même ; le milieu d’apprentissage diffère. Dans le scénario 1, la manipulation est une finalité. La tâche des élèves est de mesurer la bande obtenue par mise bout à bout des deux bandes. Seuls les élèves qui ont compris que l’enjeu n’était pas de mesurer mais de se servir des mesures données auront éventuellement appris quelque chose. Dans le scénario 2, la manipulation sert à la fois à poser le problème et à valider (ou invalider) des résultats prévisionnels obtenus à l’aide d’un travail sur les écrits mathématiques. La consigne du professeur engage les élèves à travailler à l’aide des écritures des deux mesures.

Ajoutons que le passage d’une validation pragmatique (par mesurage de la bande obtenue par mise bout à bout des deux bandes) à une validation syntaxique (les calculs) est porteur de ruptures. Prenons cette fois deux bandes l’une de mesure \(2u + \dfrac{\mathstrut7}{\mathstrut10}\,u\) et l’autre de mesure \(1u +
\dfrac{\mathstrut5}{\mathstrut10}\,u\)
et reprenons le déroulement du scénario 2. Les élèves prévoient. La vérification des prévisions s’effectue par mise bout à bout des deux bandes :

Cette vérification matérielle valide ou invalide les prévisions. Le professeur s’appuie alors sur les écritures et leur transformation, à la manière de cette illustration.

Si, pour les élèves, les deux mesures signifient « les deux bandes », alors les calculs constituent une rupture de signification. En effet, les élèves qui cherchent à faire le lien entre le matériel et les calculs sont à la peine. Pour que le lien puisse se reconstruire, il faut sans doute revenir sur les deux bandes et effectuer des découpages et un réassemblage :

Conclusions

  • Dans les deux exemples, le premier scénario aurait sa place en classe à condition qu’il ait pour seul objectif d’expliquer la règle d’un jeu qui se joue avec le second scénario.

  • La manipulation, si elle n’est pas intégrée dans un processus d’apprentissage, ne permet pas aux élèves de progresser, sauf pour ceux qui ont compris qu’au-delà de la manipulation, le seul enjeu était de retenir le savoir affiché par le professeur. Si le résultat peut être obtenu par l’action, les élèves n’ont pas à engager un travail cognitif. Ils se bornent à faire des constats qui restent attachés au contexte.

  • Le passage d’une validation pragmatique à une validation syntaxique est constitué de continuités et de ruptures. Il est donc utile de lier les transformations dans le milieu des signes et les transformations dans le milieu matériel lorsque c’est possible.

  • Cet enseignement qui consiste à demander de prévoir est-il destiné à une élite du côté des élèves ? Non, bien au contraire ! La tendance à vouloir faire manipuler (au sens des premiers scénarios) les élèves qui seraient en difficulté en mathématiques ne fait que creuser l’écart entre ceux qui sont déjà entrés dans les écrits mathématiques et ont compris leur usage et ceux qui tardent à comprendre l’intérêt de ces écrits.

    En conclusion, déclarer qu’il est nécessaire de passer « du monde concret… à une vision abstraite » est une vieille lune qui n’a jamais aidé à construire des séquences de classe et à laquelle il est toujours bon d’opposer ce qu’écrivait Paul Langevin : « Le concret, c’est de l’abstrait devenu familier par l’usage ».

Références

  1. T. Assude. « Travaux pratiques au collège ? Conditions et contraintes d’émergence et de vie d’un dispositif ». In : M. Bridenne (eds) Nouveaux dispositifs d’enseignement en mathématiques dans les collèges et les lycées (2002).
  2. I. Bloch. « Différents niveaux de modèles de milieux dans la théorie des situations didactiques : recherche
    d’une dialectique scientifique entre analyse théorique et contingence. » In : Actes de la 11e École d’Été de DDM, Corps 2001 (2002), p. 125-140.
  3. J. Bolon. « L’enseignement des décimaux à l’école élémentaire ». In : Grand N 52 (1992).
  4. J. Briand. « La place de l’expérience dans la construction des mathématiques en classe ». In : Petit x 75 (2007), p. 7-33.
  5. J. Briand. « Réflexions actuelles sur les mathématiques à l’école primaire ». In : Le Café pédagogique (2010).
  6. G. Brousseau. « Le contrat didactique : le milieu ». In : RDM 9.3 (1988).
  7. C. Chambris. « Relations entre les grandeurs et les nombres dans les mathématiques de l’école primaire. Évolution de l’enseignement au cours du XXe siècle. Connaissances des élèves actuels. » Paris 7, 2008.
  8. Y. Chevallard. « Le caractère expérimental de l’activité mathématique ». In : Petit x 30 (2007), p. 5-15.
  9. T. Dias. « La dimension expérimentale des mathématiques : un levier pour l’enseignement et l’apprentissage. » Lyon, Université Claude Bernard, 2009.

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Joël Briand est maître de conférences honoraire en mathématiques et formateur en IUFM-ÉSPÉ à Bordeaux.


  1. Une analyse didactique vous en sera proposée dans le 532 de notre revue.

  2. La place de l’expérience dans la construction des mathématiques en classe, Revue « Petit x », 75, pp. 7-33, 2007.

  3. S. Roubin et B. Rozanes (IREM de LYON).

  4. Proposé par l’équipe de l’IREM de Lyon : .

Pour citer cet article : Briand J., « Manipuler en mathématiques… oui mais », in APMEP Au fil des maths. N° 531. 23 avril 2019, https://afdm.apmep.fr/rubriques/opinions/manipuler-en-mathematiques-oui-mais/.