Les amidakujis
Les auteurs nous font découvrir les mathématiques cachées derrière les amidakujis, ce jeu traditionnel japonais qui permet d’attribuer aléatoirement un lot d’une liste à chaque participant d’une loterie.
Alice Ernoult & Stéphane Gaussent
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© APMEP Septembre 2023
Introduction
Le mot japonais « amidakuji » signifie loto d’Amida qui est le nom japonais du bouddha Amitaba. Le jeu traditionnel présenté ici est une façon de tirer au sort pour attribuer un lot, et un seul, à chaque personne, quand on dispose de \(n\) lots pour \(n\) personnes.
Cette situation peut se présenter à l’approche de Noël ou en fin d’année scolaire quand on veut faire des cadeaux au sein d’un groupe : vous êtes \(n\) personnes dans une pièce avec \(n\) cadeaux et vous devez attribuer un cadeau, et un seul, à chaque personne. Mettons que \(n=5\) et que Léa, Zina, Ben, Mous et Chloé sont dans la pièce, ainsi qu’un tétraèdre en plastique, un calendrier mathématique, un jeu des sept familles de l’informatique, un ticket pour la pièce Codée de la compagnie LAPS/équipe du matin et un sac de billes. Qui va obtenir quoi ?
Voici la réponse traditionnelle venue d’Extrême-Orient.
On trace \(5\) barres verticales avec les lots au pied des barres, puis on place des traits horizontaux entre deux barres consécutives (appelés « barreaux »), avec la règle que deux traits ne doivent pas être au même niveau de part et d’autre d’une même barre verticale. On cache ensuite la partie qui contient des traits horizontaux et on place un nom de personne en haut de chaque barre. Finalement, on effectue le tirage de l’amidakuji (on dit aussi qu’on le parcourt), en partant de chaque nom, en descendant le long des barres verticales et, chaque fois qu’on arrive à un barreau, on le prend pour changer de barre. |
On voit sur le dessin ci-dessous le trajet pour Ben.
Figure 1. Construction des trois étapes: placer les barreaux, cacher et attribuer les barres, effectuer le tirage pour Ben.
Ainsi, Ben aura le jeu des sept familles de l’informatique. On laisse le soin à la lectrice ou au lecteur de trouver le lot que chaque personne va recevoir1.
Pourquoi deux personnes n’arrivent-elles jamais au même endroit ? Pourquoi les lots sont-ils tous distribués ? On observe que faire un tirage d’amidakuji revient à choisir un ordre pour les personnes considérées, on dit que l’on fait une permutation des \(n\) personnes. Réciproquement, peut-on réaliser un amidakuji dont le tirage donne n’importe quelle permutation ? Peut-on trouver un amidakuji avec le nombre de barreaux minimal pour une permutation donnée ?
L’une des premières occurrences en Europe pour l’étude des amidakujis semble dater de 1977. Il s’agit d’un article de Rosaline Turner, publié dans The Mathematical Gazette, revue britannique consacrée à l’enseignement des mathématiques [1]. Quelques années plus tôt, en 1966, Martin Gardner y fait référence mais sans utiliser le terme amidakuji, dans New Mathematical Diversions [2].
La simplicité du jeu rend facile sa compréhension par des élèves dès le collège ou même avant… et pourtant les questions soulevées ne sont pas toutes si faciles à résoudre ! Cela fait des amidakujis un bon support de sujet pour un atelier MATh.en.JEANS (voir par exemple [3]). Nous nous proposons de revenir dans cet article sur des éléments qui ont été exposés lors des Journées Nationales à Lyon en 2016 [4] puis repris par Éric Trotoux 2 dans un article qu’il n’a malheureusement pas eu le temps de totalement terminer [5].
Dessine-moi une bijection !
Dans une perspective de généralisation, on remplace assez vite les prénoms et les lots par des numéros ou des lettres, typiquement, \(1\), \(2\), \(3\), … ou A, B, C, … Fixons-nous sur les numéros, ainsi dans le dessin de la figure 1, le \(5\) arrive à la 3e position, c’est le trajet de Ben. Si on effectue tous les tirages avec \(1\) au lieu de Zina, \(2\) au lieu de Léa, …, on voit qu’en bas, on a la suite \(3\) \(4\) \(5\) \(1\) \(2\), ainsi le trajet du \(1\) arrive à la 4e position, celui du \(2\) à la 5 … On peut donc coder ces trajets par une application \(\sigma\) de l’ensemble \(\{1,2,3,4,5\}\) dans lui-même avec \(\sigma(1)=4\), \(\sigma(2)=5\), \(\sigma(3)=1\), \(\sigma(4)=2\), \(\sigma(5)=3\).
Quand on parcourt l’amidakuji à partir de deux numéros différents, on aboutit à deux numéros différents, cela signifie que les images par \(\sigma\) de deux numéros différents sont différentes. On dit alors que \(\sigma\) est injective. Pour voir cela, on peut décomposer l’amidakuji en étapes horizontales pour effectuer son tirage progressivement en faisant descendre les numéros en même temps.
À chaque étape, un seul barreau est emprunté par les deux trajectoires qui proviennent des barres qui bordent ce barreau. Les numéros s’échangent comme on le voit dans le zoom de la figure 2.
Figure 2. Chaque barreau n’échange que deux numéros.
En conclusion, en procédant par « zooms » successifs, on retrouve la même situation à chaque niveau de l’amidakuji : chaque barreau ne fait qu’échanger la place de deux numéros. On peut itérer ce procédé et montrer que, quelle que soit la taille de l’amidakuji, le parcourir revient à ranger les numéros de \(1\) à \(n\) dans un certain ordre. On dit que l’on fait une permutation des numéros de \(1\) à \(n\).
Dans notre problème de départ, étant donné un amidakuji, on peut se demander quel est le lot reçu par chaque personne ou au contraire quelle personne reçoit quel lot. Si on reformule avec les numéros, on peut se demander pour chaque numéro la place qu’il va occuper ou pour chaque place quel numéro s’y trouvera. Ce qui rend possible le fait de se poser la question dans les deux sens est le caractère bijectif d’une permutation: chaque personne reçoit un, et un seul, lot, et chaque lot est attribué à une, et une seule, personne. Cela peut encore se traduire par le fait qu’une permutation est une bijection de l’ensemble \(\{1,\ldots,n\}\) dans lui-même, une application telle que pour tout élément de l’ensemble d’arrivée il existe un, et un seul, antécédent dans l’ensemble de départ. Cette condition permet de définir ce qu’on appelle la bijection réciproque qui dans notre cas est encore une application de l’ensemble \(\{1,\ldots,n\}\) dans lui-même.
Mais revenons plutôt au point de vue « permutation des numéros de 1 à \(n\) ». Une fois que les numéros ont subi une permutation, peut-on trouver un amidakuji dont le tirage va donner une permutation qui permettrait de retrouver l’ordre initial ? Autrement dit, peut-on trouver un amidakuji dont le tirage donne la bijection réciproque ?
Il se trouve que c’est extrêmement facile : un amidakuji qui représente la bijection réciproque est celui obtenu par réflexion via un miroir placé sous l’amidakuji.
Ensuite, on colle les deux amidakujis et on parcourt l’ensemble de haut en bas, comme on le voit ci-dessous. Cela redonne bien la séquence \(1,2,3,4,5\) dans l’ordre.
Au passage, on voit que si on a deux amidakujis de même taille (avec le même nombre de barres), on peut les coller ensemble verticalement pour obtenir un nouvel amidakuji. Le parcourir revient à appliquer successivement les deux permutations qu’ils représentent, on dira que l’on concatène ou empile les deux amidakujis.
Une question vient alors : cette opération de concaténation a-t-elle de « bonnes » propriétés ? La réponse sera apportée dans la partie Le groupe des amidakujis.
Un algorithme de tri
Dans la figure précédente, la dernière partie du dessin montre comment réordonner la suite de nombres \(3, 4, 5, 1, 2\) ; l’amidakuji réalise le tri (au sens algorithmique) et renvoie \(1,2,3,4,5\). Il semble donc que les amidakujis puissent illustrer des tris de suites de nombres entiers. Existe-t-il un algorithme qui permette de trouver un amidakuji qui réordonne une suite de nombres donnée ?
La réponse est oui, et même il en existe plusieurs. Voici une illustration d’un de ces algorithmes. On commence par mettre des barreaux pour placer le \(5\), en les positionnant plutôt vers le haut. Puis, on fait descendre les nombres et on voit qu’on se retrouve avec le même problème, mais seulement pour les numéros \(1,2,3,4\) ; on doit réordonner \(3,4,1,2\).
On place alors des barreaux pour mettre le \(4\) à sa place. De nouveau, on fait descendre les nombres et on se retrouve avec \(3,1,2\) à réordonner. On continue, jusqu’à ce que tous les nombres soient dans le bon ordre.
Figure 3. Les étapes de l’algorithme de tri.
À chaque étape, on réduit la suite de nombres à réordonner d’un élément. Intuitivement, on voit donc qu’en un temps fini, on peut réordonner n’importe quelle suite de nombres. Voici ce que cela peut donner en termes algorithmiques, dans le langage Python.
Fonction amida |
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def amida(S): n=len(s)\\ for i in range(n): # i va prendre successivement chaque valeur entre 0 et n-1 k = S.index(n-i) # donne la position de n-i dans la liste S, renvoie un entier entre 0 et n-i-1 for j in range(k, n-i-1): S[j],S[j+1] = S[j+1],S[j] # échange S[j] et S[j+1] return(S) |
Cet algorithme se range dans la famille des algorithmes de tri par sélection. La commande S.index(n-i)
va directement chercher la valeur qu’on veut. Pour évaluer la qualité d’un algorithme on peut s’intéresser à sa complexité que l’on mesure souvent en comptant le nombre d’opérations utilisées lors de son exécution. Ici, derrière la commande S.index(n-i)
il y a des opérations de comparaison mais il est difficile de savoir combien. Cela nous empêche donc d’évaluer directement la complexité de l’algorithme présenté et donc, par exemple, de le comparer directement à d’autres.
On peut tout de même observer que l’amidakuji construit avec cet algorithme engendre \(6\) barreaux pour réordonner la liste \(3,4,5,1,2\), alors que celui obtenu dans la partie Dessine-moi une bijection ! pour effectuer le même tri en comportait \(16\). En particulier, deux amidakujis différents peuvent donner le même tirage (nous verrons une explication de ce phénomène dans la partie Le groupe des amidakujis). Une question vient alors : existe-t-il un algorithme qui minimise le nombre de barreaux lors de cette construction ? Les élèves de l’atelier MATh.en.JEANS déjà mentionné ont astucieusement abordé le problème [3], même si, comme le souligne Éric Trotoux dans son article [5], il leur a manqué une observation supplémentaire pour identifier ce qui donne le nombre minimum de barreaux. Ce nombre est le nombre d’inversions de la permutation considérée3.
L’énumération d’amidakujis comportant le moins possible de barreaux pour représenter une permutation donnée, éventuellement avec d’autres contraintes, a fait l’objet de publications de recherche en informatique relativement récentes. On trouve par exemple un panorama de ces publications et de questions dans un mémoire présenté en 2021 dans une université canadienne [6].
Le groupe des amidakujis
Dans la partie Dessine-moi une bijection !, on a vu qu’on pouvait empiler verticalement deux amidakujis avec le même nombre de barres verticales pour en obtenir un troisième. En particulier, on a illustré le fait que, si on empile un amidakuji avec son image miroir, le tirage donne l’identité (les numéros de \(1\) à \(n\) sont dans le même ordre à l’arrivée qu’au départ).
Ainsi, on voit que la concaténation (ou empilement) d’amidakujis de même taille, disons avec \(n\) barres verticales, est une opération interne à l’ensemble des amidakujis de taille \(n\). Notons cet ensemble \(\mathscr{L}_n\). Pour réaliser cette opération, on considère comme égaux des amidakujis où on rallonge ou raccourcit les barres verticales lorsqu’aucun barreau ne les touche, et sans changer la position relative de barreaux qui arrivent sur une même barre verticale. On suppose aussi qu’on dessine tous les amidakujis avec le même écart entre les barres verticales. Par exemple, les deux amidakujis suivant sont considérés identiques et sont donc le même élément dans \(\mathscr{L}_5\).
Ainsi, si on pense à l’amidakuji avec \(n\) barres verticales et aucun barreau, on obtient un élément neutre pour la loi de concaténation : quand un amidakuji est empilé avec celui là, il n’est pas modifié.
De plus, cette loi est associative : en effet, si on prend trois amidakujis \(A\), \(B\) et \(C\) et si on concatène \(A\) et \(B\), puis \(C\), on obtiendra le même dessin que si on fait d’abord la concaténation de \(B\) et \(C\) et qu’on empile \(A\) au-dessus. En termes d’égalité, en notant la concaténation par une étoile, ceci se traduit par \((A*B)*C = A*(B*C)\).
Ainsi, pour l’instant, \(\mathscr{L}_n\) est un monoïde, c’est-à-dire un ensemble muni d’une loi interne associative qui possède un élément neutre. Pour augmenter les possibilités de calcul, il est raisonnable que les éléments aient des inverses. Pour un amidakuji donné, on cherche un autre amidakuji avec lequel la concaténation donnera l’identité. Un monoïde dont tous les éléments sont inversibles est un groupe. On va donc chercher comment fabriquer des inverses aux amidakujis.
Dans la partie Dessine-moi une bijection!, on a déjà vu qu’en concaténant un amidakuji avec son image miroir, on obtient un amidakuji dont le tirage est l’identité. Cependant, cet amidakuji n’est pas égal à l’amidakuji neutre pour la loi de concaténation. Dans la suite, on introduit des relations qui le rendront équivalent au neutre. Commençons par remarquer qu’on peut décomposer chaque amidakuji en une succession d’amidakujis plus simples, comme on le voit ci-dessous.
Pour cela, on utilise la concaténation et la propriété qui assure qu’on ne modifie pas un amidakuji quand on allonge ou qu’on raccourcit les barres verticales à condition de ne pas modifier la position relative de barreaux portés par une même barre. En revanche, la position relative de barreaux non adjacents peut être modifiée. On obtient ainsi des tranches qui correspondent à un amidakuji avec un seul barreau.
Ces amidakujis plus simples sont les générateurs de \(\mathscr{L}_n\) et ils sont en nombre fini. Ainsi, dans \(\mathscr{L}_n\), les \(n-1\) amidakujis obtenus en mettant un barreau entre la \(i\)-ème barre et la \((i+1)\)-ième, pour \(1\leqslant i\leqslant n-1\), suffisent pour obtenir tous les éléments de \(\mathscr{L}_n\) en utilisant la loi de concaténation.
Inspirés par le fait que la concaténation d’un amidakuji et de son image miroir donne un tirage égal à l’identité, dans le but d’obtenir des inverses, il est naturel d’éliminer les barreaux consécutifs entre deux mêmes barres verticales, dès qu’ils n’ont pas de barreaux entre eux arrivant sur leurs barres. Il s’agit d’une relation locale ; elle ne change le dessin qu’autour des deux barreaux.
On va donc considérer comme équivalents les deux amidakujis ci-dessus. Cela revient à considérer comme équivalents beaucoup d’amidakujis, et même une infinité car on peut toujours rajouter deux barreaux consécutifs entre deux barres verticales. Dans l’exemple ci-dessous, cela revient à rendre équivalents les quatre amidakujis.
Ainsi dans le calcul avec les amidakujis, on pourra s’autoriser à remplacer un amidakuji par un autre tant qu’on reste dans la classe d’amidakujis équivalents. Formellement, on rajoute une relation pour chaque générateur du monoïde \(\mathscr{L}_n\). On considère donc sur \(\mathscr{L}_n\) la relation d’équivalence \(\sim\) engendrée par ces \(n-1\) relations.
Cette relation d’équivalence est compatible avec la concaténation, c’est-à-dire que si on concatène deux amidakujis équivalents avec un troisième, les deux amidakujis obtenus seront aussi équivalents. Cela provient de la localité de chacune des \(n-1\) relations. De plus, on peut voir que tout amidakuji admet un inverse à équivalence près.
Ainsi, l’ensemble des classes d’équivalence \(\mathbb{L}_n=\mathscr{L}_n/{\sim}\) est muni d’une structure de groupe pour la concaténation.
En effet, si on concatène verticalement (la classe d’) un amidakuji et son image par un miroir horizontal, on peut appliquer autant de relations que de barreaux dans l’amidakuji de départ, à chaque étape on reste dans la même classe d’équivalence. À la fin, on obtient l’amidakuji sans aucun barreau, l’identité de \(\mathbb{L}_n\).
On voit ci-dessous un exemple d’un tel procédé ; à la première étape, on simplifie les deux barreaux entourés, à la deuxième, on va simplifier les deux barreaux entre la troisième et la quatrième barre, et ainsi de suite… Une fois toutes ces simplifications effectuées, il n’y aura plus aucun barreau.
Une autre façon de voir cette question de l’inverse est de remarquer que les relations associées à chaque générateur font en sorte que chaque générateur du monoïde possède un inverse, modulo la relation d’équivalence. Comme chaque amidakuji peut se décomposer en les générateurs, on obtient un inverse pour chaque amidakuji.
Un groupe de Coxeter
Le fait de pouvoir bouger les barreaux verticalement entre deux barres verticales, sans changer leur position relative avec des barreaux qui arrivent à ces barres, implique par exemple que l’on considère comme identiques les deux amidakujis suivants.
En termes de générateurs, cela se traduit par le fait que si les barreaux sont assez loin, on peut faire la concaténation dans l’ordre qu’on veut cela ne change pas l’amidakuji, tant qu’on ne croise pas d’autres barreaux sur les mêmes barres. On peut représenter cela comme suit et les deux amidakujis suivants sont identiques, au sens de \(\mathscr{L}_n\).
Maintenant, notons \(A_i\), pour \(1\leqslant i\leqslant n-1\), les générateurs introduits à la section précédente ; \(A_i\) est l’amidakuji avec \(n\) barres et un seul barreau entre la \(i\)-ème et la \((i+1)\)-ième barre.
Comme on l’a déjà dit, on peut décomposer un amidakuji en une concaténation d’amidakujis générateurs, en commençant par en haut. On peut donc écrire un amidakuji \(A\) comme un produit de \(A_i\), pour des valeurs de \(i\). Sur l’exemple ci-contre, en notant la concaténation avec une étoile, cela donne :
\(A=A_4*A_1*A_3*A_4*A_2*A_1*A_2*A_3.\)
Mais si on avait baissé un peu le premier barreau en haut pour le faire passer juste sous le barreau sur la première barre, on aurait une écriture en termes de produit de cette forme
\(A=A_1*A_4*A_3*A_4*A_2*A_1*A_2*A_3.\)
On est ainsi amené à considérer le groupe abstrait \(G_n\) engendré par \(n-1\) générateurs \(b_i\) pour \(1\leqslant i\leqslant n-1\) soumis aux relations \[\forall\,i\in [\![ 1,n-1 ]\!],\ \forall j\in [\![1,n-1 ]\!],\ b_i^2 = 1\quad
\text{et}\quad b_ib_j = b_jb_i \quad\text{si}\quad\vert i-j\vert > 1.\] Ces relations transcrivent en termes abstraits les équivalences et identifications que nous avons faites plus haut sur les amidakujis. La première assure l’existence d’inverses et la deuxième revient à faire bouger des barreaux qui sont assez éloignés.
On peut voir que ce groupe appartient à la classe des groupes de Coxeter et que, lorsque \(n\geqslant3\), il est de cardinal infini.
Intuitivement, on pressent que ce groupe abstrait est proche du groupe des amidakujis. Pour formaliser cela, on définit un morphisme de groupes \(\varphi\) : \(G_n\longrightarrow \mathbb{L}_n\) en envoyant \(b_i\) sur (la classe d’équivalence de) l’amidakuji \(A_i\) qui a un seul barreau entre la \(i\)-ème et la \((i+1)\)-ième barre (un morphisme de groupes est une application qui respecte les structures multiplicatives).
Ce morphisme envoie un élément \(b_{i_1}b_{i_2}\cdots b_{i_k}\) sur l’amidakuji qui possède \(k\) barreaux et qui est construit tranche par tranche en commençant par un barreau entre la \(i_1\)-ème et la \((i_1+1)\)-ième ligne, puis entre la \(i_2\)-ème et la \((i_2+1)\)-ième ligne, et ainsi de suite…
Ci-dessous, on peut voir l’image de \(b_4b_1b_3b_4b_2b_1b_2b_3\) par \(\varphi\) ; il s’agit de notre précédent exemple.
Le morphisme \(\varphi\) : \(G_n \longrightarrow \mathbb{L}_n\) est un isomorphisme, c’est-à-dire qu’il est bijectif. La surjectivité provient du fait qu’on peut découper un amidakuji par tranches, comme on l’a déjà utilisé plusieurs fois. Pour l’injectivité, il faut étudier le noyau de \(\varphi\) et montrer qu’il est réduit au neutre. C’est un peu plus compliqué et nous ne donnerons pas la démonstration ici.
Par ailleurs, le groupe \(\mathbb{L}_n\) des amidakujis ressemble finalement au groupe symétrique \(S_n\), le groupe des permutations de \(\{1,2,\ldots,n\}\) pour la composition \(\circ\) des applications de \(\{1,2,\ldots, n\}\) dans lui-même.
En effet, on peut définir un morphisme de groupes \(\Theta\) : \(\mathbb{L}_n
\longrightarrow S_n\) en associant à un amidakuji \(A\) la permutation obtenue en lisant les numéros en bas des barres. Par exemple, pour l’amidakuji \(A\) de la figure 2, on trouve la permutation \(\Theta (A) = \begin{pmatrix} 1 &2 & 3 & 4 & 5\\ 3&4&5&1&2\end{pmatrix}\).
Si on écrit un amidakuji \(A\) comme une concaténation de générateurs \(A = A_{i_1}* A_{i_2}*\cdots*
A_{i_k}\), on peut vérifier qu’on a bien \(\Theta(A)=\Theta(A_{i_1})\circ\Theta(A_{i_2})\circ\cdots
\circ\Theta(A_{i_k})\).
La partie Un algorithme de tri a montré que les amidakujis peuvent servir à réordonner des suites de nombres. Si on adapte l’algorithme de tri, on peut placer une permutation de \(\{1,2,\ldots, n\}\) en bas de \(n\) barres verticales et placer des barreaux qui vont réaliser cette permutation, comme dans la figure 3. En d’autres termes, le morphisme \(\Theta\) est surjectif.
Concentrons-nous maintenant sur le noyau de \(\Theta\). On peut remarquer que l’amidakuji ci-dessous appartient au noyau, c’est-à-dire qu’il s’envoie sur la permutation identité par le morphisme \(\Theta\).
On peut démontrer que le noyau est engendré par cet amidakuji, voir par exemple les parties II et III de [5]. Cela permet de construire un isomorphisme entre \(\mathbb{L}_n/\ker(\Theta)\) et \(S_n\).
De manière équivalente, on peut aussi rajouter une relation sur l’ensemble \(\mathbb{L}_n\) en considérant équivalents les deux amidakujis suivants. C’est une forme de la célèbre relation de tresses.
\(\equiv\) |
On obtient ainsi la présentation par générateurs et relations de type Coxeter du groupe symétrique : \[\langle b_i, 1\leqslant i\leqslant n-1 \mid b_i^2 = 1, \quad b_ib_j =
b_jb_i \quad\text{si}\quad\vert i-j\vert > 1, b_ib_{i+1}b_i = b_{i+1}b_ib_{i+1}\quad\text{pour}\quad1\leqslant i\leqslant n-2\rangle,\] où, en fait, \(b_i\) est la transposition \((i\quad i+1)\). La partie Un algorithme de tri montre une manière de décomposer n’importe quelle permutation en un nombre de transpositions simples (cet algorithme donne même le nombre minimal de transpositions). Et la forme des relations montre que si on a deux amidakujis qui donnent la même permutation, leurs nombres de barreaux auront la même parité.
Références
-
Roseline Turner. « Amida ». In : The mathematical Gazette Vol. 61. N°417 (1977), p. 213-215.
-
Martin Gardner. New Mathematical Diversions. Permière édition 1966. Éd. The Mathematical Association of America, 1995
-
Ateliers MATh.en.JEANS.Amida-kuji. (consulté le 3 janvier 2023). Collège Mario Meunier (Montbrison), 2013.
-
Stéphane Gaussent. Amidakujis, les mathématiques au service du « hasard ». (consulté le 3 janvier 2023). Journées Nationales de l’APMEP, Lyon, 2016.
-
Éric Trotoux. « Amida-kujis, les mathématiques au service du « hasard ». Du jeu à l’étude de sa relation au groupe symétrique ». In : Le Miroir des maths N° 17 (2018). IREM de Basse-Normandie , p. 7-31.
-
Patrick Di Salvo. « Amidakuji : Gray Code Algorithms for Listing Ladder Lotteries ». (consulté le 3 janvier 2023). Master of Sciences thesis. University of Guelph, 2021.
-
Chloé recevra le calendrier mathématique, Mous le tétraèdre en plastique, Léa le sac de billes et Zina aura la chance d’assister à une représentation de la pièce Codée.
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Enseignant apprécié en classe préparatoire, Éric Trotoux était très impliqué dans la vie de l’APMEP. Pierre Ageron lui a rendu hommage dans le numéro 547 d’Au fil des maths :
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Pour une permutation \(\sigma\), le nombre d’inversions est le cardinal de l’ensemble \(\{(i,j),\ 1\leqslant i< j\leqslant n,\ \sigma(i)> \sigma(j)\}\).
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Alice Ernoult est professeure en classe préparatoire économique et commerciale au lycée François Ier du Havre. Stéphane Gaussent est enseignant-chercheur à l’université Jean-Monnet de Saint-Étienne. Les deux participent à la commission enseignement supérieur de l’APMEP.
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