Histoire de boulesBoole

Les projets au sein d’une classe ne peuvent pas tous être construits à l’avance : il est parfois intéressant de se laisser porter par ses élèves, ses expériences et ses rencontres. C’est le récit d’une de ces aventures scolaires que nous propose ici Agnès Veyron. On reste admiratif sur les capacités de l’auteure à faire feu de tout bois.

Agnès Veyron

© APMEP Septembre 2019

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Mardi 12 septembre : classe de 5e C

« Vous avez choisi le nom pour votre îlot ?
— Nous, c’est George Boole !
— Très bien, qu’est-ce qu’il a fait ?
— Il a inventé l’algèbre.
— Presque, on peut dire qu’il a inventé une algèbre. OK pour le nom, trouvez son portrait pour la première page de votre cahier d’îlot et préparez sa biographie. »

Voici comment George Boole est entré dans ma classe au début de l’année 2017-2018.

Dimanche 23 octobre : Journées APMEP à Nantes

La conférence de l’après-midi portait sur la famille Boole. Je me suis dit que c’était l’occasion de faire plus ample connaissance. Je découvre d’abord Mary, la femme de George, une proche de Maria Montessori, elle aussi passionnée de pédagogie. Puis viennent leurs filles : Alicia la mathématicienne, Ethel la suffragette, Lucy la chimiste.

Ambiance feutrée, lumière douce, il flotte dans la salle un parfum d’aventure intellectuelle, de droit des femmes, d’éducation et d’émancipation. Je me laisse emporter.

\(24\div3=8\) ; huit groupes de trois élèves, \(2+3=5\) ; cinq Boole. Il manque trois sujets d’exposés.

La conférence se poursuit, ma réflexion aussi : Lord Everest, l’oncle de Mary ? Un peu loin des maths. Coxeter qui a travaillé avec Alicia ? Peut-être, ou alors les polytopes, la géométrie 4D ? Pourquoi pas, j’ai déjà fait au collège les géométries finies, les géométries non arguésiennes, alors la 4D ça doit être possible.

Le droit des femmes ? Embarquer un collègue d’éducation civique, c’est une piste. À la fin de la conférence, j’ai une certitude : on peut trouver huit sujets d’exposés.

Jeudi 23 novembre : la maison rouge

L’exposition de la collection Karmitz présente une installation de Christian Boltanski Animitas blanc , « La musique des astres et la voix des âmes flottantes » .

De la neige à perte de vue, une multitude de tiges flexibles, une clochette au sommet de chaque tige et le vent qui agite les clochettes. Les clochettes tintent, ce sont les voix des morts qui nous parlent. Une demi-heure passée devant l’écran.

Le musée ferme. Il faut sortir.

Samedi 16 décembre : la Foir’Fouille

Il y a un monde fou, comme d’habitude. Mon regard est attiré par un bac de boules de Noël transparentes. Tiens, et si on mettait les Boole dans les boules, puis les boules sur des tiges flexibles, celles-ci s’entrechoqueraient afin que monte jusqu’à nous l’esprit des Boole ? La construction, génération après génération, du savoir scientifique et des droits civiques.

Lundi 8 janvier : le hall devant le CDI

J’échange mes vœux avec la documentaliste. Elle me dit : « J’ai adoré notre travail commun sur les biographies, qu’est-ce qu’on fait maintenant ? » Les boules, mais je suis fatiguée, je n’ai pas envie, plus tard.

Jeudi 25 janvier : surf sur l’internet

Ma recherche est partie des travaux d’Alicia Boole sur les polytopes réguliers, ce sont des solides de dimension 4. Je surfe de la page du musée où sont présentés les patrons 3D de ces solides, à une page Facebook de passionnés de constructions géométriques en 3D. L’hexacosichore, dit le « \(600\) » est un polytope. Il est composé de \(600\) tétraèdres réguliers. \(600\), un peu moins que le nombre d’élèves du collège. Il doit être possible de faire construire à chaque élève un tétraèdre, de les assembler pour obtenir le patron 3D de l’hexacosichore. Une œuvre collaborative.

Lundi 19 février : les vacances

Le canapé, un thé bien chaud, un bon bouquin et… les Boole. Trois semaines séparent la reprise de la journée « Portes ouvertes ». Qu’est-ce que j’ai à présenter ? Les biographies de mathématiciens customisée par la professeure d’arts plastiques, c’est tout. Allez, je me bouge. Je file à la Foir’Fouille. J’espère qu’ils ont toujours des boules de Noël début février, sinon… les boules.

Mardi 20 février : à la maison

J’ai les boules, youpi !

Il ne me reste plus qu’à monter la séquence pédagogique. Chaque exposé d’élèves sera présenté ainsi : une illustration sur une face, le texte de l’exposé de l’autre, et ensuite le tout dans une boule transparente. Le but est de créer des chemins depuis George et Mary Boole jusqu’au monde d’aujourd’hui.

Les boules de départ sont donc George Boole et Mary Boole.

Les boules intermédiaires sont Alicia, Ethel, Lucy, l’éducation des filles à l’époque de Mary Boole, les suffragettes, le droit de vote des femmes, l’algèbre de Boole, la conversion décimal-binaire, les méthodes de recherche documentaire, les polytopes.

Les boules d’arrivée sont : le \(600\) du collège, le droit de vote des femmes, les femmes professeures d’université, les calculs sur ordinateur et les moteurs de recherche. Pour mieux comprendre, voici la carte élaborée en fin de séquence avec les élèves :

Je prépare mes questionnaires. Il n’y a plus qu’à passer à l’action à la rentrée.

Lundi 5 mars : salle des profs

C’est le retour de vacances. La journée « Portes ouvertes » est dans trois semaines, réalise-t-on le patron du \(600\) ou pas ? Finalement, je me lance, je le propose aux collègues, ils sont partants. Pas de différenciation : nous posons le même devoir maison pour tous les élèves de la 6e à la 3e, SEGPA et ULIS compris : « Construire le patron d’un tétraèdre régulier de 5 cm de côté. »

Lundi 5 mars, 10 h : classe de 5e C

Je leur explique le projet, ils sont enthousiastes, l’îlot Boole surtout. Il faudrait commencer tout de suite, les idées fusent. Tout le monde voudrait l’exposé sur George. Je calme le jeu.

On verra demain.

Deuxième point sur le \(600\). Tout le collège participe au projet, mais ils sont les seuls à étudier les polytopes. À eux d’expliquer, dans la cour ou la queue de la cantine, ce dont il s’agit à leurs camarades.

Se sentir investi d’une mission et être détenteur d’un savoir que d’autres n’ont pas sont des facteurs de motivation scolaire efficaces, et il faut savoir les utiliser.

Vendredi 9 mars : CDI

La ruche.

« J’ai deux dates pour le droit de vote des femmes en Angleterre, laquelle je prends ? »

« Elle est où la symétrie axiale sur GeoGebra ? » « Je peux imprimer ? » « Construis tes triangles équilatéraux au compas. »

À propos des solides de Platon : « T’as écrit Terre sur l’octaèdre, c’est pas ça c’est le cube ! L’octaèdre, c’est l’Air. » « Quelqu’un peut construire un cube, il en manque un pour le patron de l’hypercube. »

La séance n’est pas de tout repos.

Observer, écouter, s’assurer que tout le monde travaille.

Repérer les compétences : tiens, lui sait justifier un texte, faire une capture d’écran, elle est à l’aise sur GeoGebra, eux savent utiliser la barre de défilement d’une vidéo pour aller exactement où ils veulent.

Utiliser les compétences : « Tu veux créer une zone de texte, va voir Untel, il t’expliquera. »

Faire en sorte que les tâches de bas niveau ne sont pas toujours dévolues aux mêmes :

« Découpe et colle la feuille, moi je vais faire la figure sur GeoGebra.
— Non, toi tu vas coller la feuille et lui va faire la figure.
— Mais moi, je vais plus vite !
— On a le temps.
— Mais je sais faire !
— Il va apprendre. »

Et prendre le temps d’expliquer à trois élèves calmement les principes de l’algèbre de Boole.

Lundi 12 mars : à la maison

Le \(600\). J’ai lancé l’idée, les autres m’ont suivie. Les tétraèdres affluent, il va falloir monter le patron. Comment, je ne sais pas. Il existe \(2^{188}\times 3^{102}\times 5^{20} \times 7^{36} \times 11^{48}\times
23^{48} \times 29^{30}\)
patrons du \(600\). Même sans calculatrice, on sent que ça fait beaucoup. Il nous suffit d’en trouver un. Je pense à l’axiome du choix. Je fouille le web sans résultat. L’angoisse monte.

Mardi 13 mars

Je fais le point. Il me manque des heures. Faire des exposés est une activité chronophage, au train où ça va, nous ne serons pas prêts pour la journée « Portes ouvertes », sans compter le fait que j’ai un programme à finir ! La professeure d’EPS est absente, je prends les heures. Sept heures de maths dans la semaine, ce n’est pas pire qu’en prépa.

Jeudi 15 mars : à la maison

Ça y est, j’ai trouvé un patron du \(600\). En japonais. On va se débrouiller. Je l’envoie aux collègues. Nous cherchons à comprendre le montage. Dix « bouquets » de trois branches de vingt tétraèdres.

\(10\times 3\times 20=600\). Le compte est bon.

Dimanche 18 mars : à la maison

Tentative de montage du patron du \(600\) : j’ai un gros paquet de tétraèdres devant moi. Je dois les monter par branches de \(20\) et faire bien attention en les collant de respecter l’ordre. Je connais la comptine numérique, je compte : \(1\), \(2\), \(3\), \(4\). Où est le cinquième ? Ici ?

N’est-ce pas le même que la dernière fois ? Et celui-ci l’ai-je compté ? Eh oui, les compétences, c’est une histoire de contexte d’évaluation. J’en fais aujourd’hui l’amère expérience, je suis bac + 5, et incapable de compter jusqu’à \(20\).

Je change de méthode : je repère les tétraèdres, je note un numéro sur chacun, je me perds. Échec.

J’en pose vingt sur la table. Quand j’aurai collé tous les tétraèdres présents sur la table, j’aurai une branche de vingt. Principe de conservation. Réussi.

Va-t-on pouvoir monter les branches en classe ? Ça risque d’être difficile, je vais en parler aux collègues.

Mardi 19 mars : CDI

Synthèse du travail : nous sommes tous autour d’une table du CDI, il s’agit d’élaborer la carte présentée plus haut. Chaque groupe de travail a entre les mains la feuille ronde portant le titre de son exposé.

On commence par placer George et Mary, les groupes concernés expliquent aux autres ce qu’ils ont appris. On cherche ensuite comment placer les autres exposés, chacun donne ses arguments pour tel ou tel placement. Chacun apporte sa part de connaissance.

Vendredi 23 mars : salle des profs

Finalement, nous avons trouvé plus prudent de monter le \(600\) nous-mêmes. Un peu plus de \(600\) tétraèdres sont posés sur la table et nous sommes sept profs de maths. Nous sommes équipés de tubes de colles blanches. Et plein d’enthousiasme et d’inconscience, nous attaquons notre tâche : coller, tenir, coller, tenir… S’assurer que le montage est correct. Être minutieux, par principe, par respect.

Et celui-là avec son pompon rouge, il est trop mimi. On le met en bout de branche, bien visible. Et celui-ci tout moche, même pas en carton, on le met au centre. Problème déontologique : pourquoi seuls les plus beaux tétraèdres seraient visibles ? Combien d’efforts ont été nécessaires à l’élève qui a fait le tout moche ? Quelle implication mathématique ? Les coller au hasard ? Non, nous mettrons les plus beaux visibles. Petite mauvaise conscience.

Une tête dans l’entrebâillement de la porte : Qu’est-ce qu’ils font là les profs de maths ? Un conseil d’enseignement ? Non, ils jouent aux cubes.

Colle, colle, khol, école, escol, cool, picole, encore et encore. La routine s’installe, nous collons les tétraèdres les uns après les autres sans réfléchir. Un pompon rouge trop mimi gît au sol. Les doigts sont poisseux, les empreintes digitales s’invitent dans la décoration. « Ça ne tient pas, j’aurais dû attendre un peu plus. » Et puis tout d’un coup, l’un de nous dégaine l’arme fatale : le scotch.

L’heure tourne.

Divine surprise, des élèves de SEGPA arrivent avec trois branches toutes montées, super bien décorées et une boîte pour les ranger. Merci la SEGPA, vous êtes les meilleurs, on vous aime.

Les trente branches de vingt tétraèdres sont posées sur la table enfin. On les rassemble trois par trois. C’est bizarre, quelque chose ne va pas. « Mets celle-là dans l’autre sens », non. « Retourne-la », non plus. Soudain, notre collègue ancien chimiste a une illumination : certaines branches sont dextrogyres et d’autres lévogyres autrement dit, certaines tournent à droite, d’autres à gauche.

La magie des mathématiques est à l’œuvre. Les tétraèdres sont parfaitement symétriques. On les colle ensemble, et rupture de symétrie, la branche tourne. Encore un mystère à éclaircir à la plage cet été.

Il est impossible de monter ensemble des branches qui ne sont pas du même type. La prochaine fois, il faudra se méfier des collègues gauchers et ne jamais les laisser commencer le montage d’un patron de solide 4D si on veut que ça file droit. C’est l’expérience qui entre.

Tous les tétraèdres sont collés, voire scotchés, impossible de démonter les branches. Nous n’avons donc pas d’autre choix que de présenter le lendemain le \(600\) en cours de montage.

Nous expliquerons ensuite aux élèves le problème rencontré et nous espérons faire reconstruire suffisamment de tétraèdres auprès d’élèves volontaires au cours du troisième trimestre pour terminer le \(600\). Finalement, nous n’atteindrons pas notre objectif.

Samedi 24 mars, 7 h : collège F. Gregh

C’est la journée « Portes ouvertes ».

Nous avons suspendu les boules au plafond la veille.

L’exposition que nous présentons est interactive. Le visiteur choisit un parcours, puis cherche les boules correspondantes à ce parcours, puis il les entrechoque dans l’ordre chronologique depuis George ou Mary jusqu’à nous.

Il y a encore peu de monde au collège. Je peux donc filmer le mouvement sans être gênée par le bruit ambiant.

La journée « Portes ouvertes » du collège coïncide avec la remise des bulletins du deuxième trimestre. En temps que professeur principal de 3e, il est clair que je n’aurai pas le temps de venir présenter l’exposition. Mes élèves devront donc se débrouiller seuls. Dès qu’ils arrivent, je leur donne les consignes. « Ne vous inquiétez pas Madame, ça va bien se passer. »

Je reviens un peu après midi, ils sont heureux. Ça s’est bien passé, les visiteurs étaient contents.

Épilogue : classe de 5e C

On m’a dit : « Agnès, change de conclusion, elle est trop noire et elle détonne avec le reste. » Mais la vie n’est pas toujours rose et lire des articles ça sert à réfléchir, alors je laisse cette conclusion :

J’ai cette élève devant moi. Elle a été l’une des plus actives lors des exposés. Elle a compris le principe des opérations de l’algèbre de Boole, elle connaît maintenant plusieurs moteurs de recherches et leur spécificité, elle était là pour finir les exposés, pour installer les boules, pour présenter l’exposition. Jamais elle n’a rechigné au travail, et son esprit très vif nous a beaucoup apporté. Elle sait qu’on manque de professeures d’université.

Elle est là devant moi, avec son absentéisme, ses devoirs pas faits, ses mauvaises notes et ses yeux éteints.

Je sais que je pourrai la croiser dans dix ans devant une école maternelle avec une grosse poussette. Foutu déterminisme de sexe et foutu déterminisme social, peut-être les mêmes qu’à l’époque de Mary Boole sans boule intermédiaire. Le chemin est encore long.

Ressource

Vidéo disponible sur le site d’Agnès Veyron : .

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Agnès Veyron a enseigné les mathématiques au collège F. Gregh à Champagne-sur-Seine tout en étant correspondante et coordinatrice PACEM (Projet pour l’Acquisition de Compétences par les Élèves en Mathématiques).

Pour citer cet article : Veyron A., « Histoire de boules Boole », in APMEP Au fil des maths. N° 533. 20 décembre 2019, https://afdm.apmep.fr/rubriques/eleves/histoire-de-boules-boole/.