Au calcul bien pesé

La balance est un objet simple et familier. Utile à surveiller sa ligne ou à mitonner un bon repas — mais qui y verra une contradiction ? — elle s’invite aussi volontiers en cours de mathématiques. Voyons comment à travers quelques manipulations qui n’opposeront pas la théorie à la pratique tout en donnant à penser, peser, et poser ses calculs.

Karim Zayana

© APMEP Juin 2019

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Balance numérique

Concentré de technologie, cette balance réalise instantanément les pesées. On pose quelque chose dessus : miracle, un poids1 s’affiche à l’écran. Mais le quelque chose peut être contenu dans un récipient, surtout s’il s’agit d’un liquide ou d’un aliment. Le résultat est donc majoré du poids (à vide) du contenant, appelé tare car source d’un défaut, ici un excès. Il faut le compenser par le calcul, opération qu’une fonction dédiée automatise en général après un étalonnage préalable. Soulignons que cette addition-soustraction, où tout ce qui est pris d’une main est rendu de l’autre, astreint à une vraie discipline : l’algèbre — « al-djabr »الجبر — étymologiquement la « restauration » (avec une idée de contrainte) ; le mot s’est infléchi dans l’arabe moderne en le plâtre ou l’attelle médical(e) qui, par sa rigidité, répare la fracture ou soulage le handicap.

Un autre avantage de l’électronique est qu’elle convertit allègrement les unités. En pressant une touche, on passe des grammes aux milligrammes, et l’on voit la virgule se déplacer2. Mieux, sur les modèles avancés, un menu change les kilos de farine en litres ! Tiens, tiens… Nous en venons à un autre usage de la balance en classe, pour déterminer des aires et des volumes.

Commençons sans l’outil. Dès l’école primaire, on dissèque patiemment rectangles et pavés droits en fragments triangulaires ou pyramidaux . On en déduit par recollement ses premières formules mathématiques. Pour ceux qui s’y sont essayé, le disque et les cônes sont plus difficiles à décomposer : on doit les détailler en petites tranches, selon des astuces préfigurant les techniques d’intégration. Par exemple, on émince le disque en fines parts, comme on divise une tarte entre une multitude de convives. On fait glisser côté à côté les secteurs opposés par leur sommet jusqu’à les placer tête-bêche, puis on assemble ces paires comme les anneaux d’une chenille3 (figure 1).

Figure 1 : Puzzle infinitésimal d’un disque et son réagencement rectangulaire [1]

Mais dans le cas général ? Une solution consiste à superposer du carton sur l’objet plan en épousant son contour, ou à remplir d’eau l’objet tridimensionnel (supposé évidé, comme un moule). Puis on pèse le masque en carton ou le liquide. Pour qui est familier des grandeurs quotients, une règle de trois basée sur les masses, surfacique du carton ou volumique de l’eau, achève le travail (figure 2). Les grammages du carton indiqués à l’achat sont assez fiables, et il existe des sets d’emporte-pièces vendus dans le commerce permettant de s’exercer avec les principaux volumes géométriques . Il reste enfin possible d’agir par différence, c’est-à-dire en enlevant de la matière. Pour une surface, cela revient à fabriquer un pochoir. Pour un volume, cela revient à plonger la pièce (un galet, en figure 2) dans une bassine pleine à ras bord, prête à déborder. La pièce une fois retirée, on mesure un allègement (et on essuie autour).

Figure 2 : Pesée d’un solide plan puis d’un solide tridimensionnel

Balance à plateaux suspendus

L’ustensile, rudimentaire, se compose d’un seul fléau fait de deux bras identiques. L’ensemble reste à l’horizontale tant que les deux charges suspendues aux extrémités sont équivalentes. Sinon, il penche du côté le plus lourd. On compare ainsi deux poids. La balance à plateaux est donc logiquement devenue le symbole de la Justice, celle qui soupèse les âmes, les bonnes actions d’un côté et les mauvaises de l’autre. Elle en est la représentation au fronton de nos tribunaux, sur les scènes du Jugement dernier, ou dans les parchemins égyptiens (figure 3).

Figure 3 : Balance trébuchet (lycée de Laon) et allégorie de la Justice au revers d’une médaille Louis XIII (musée de Laon)

C’est le principe physique des moments qui gouverne le mécanisme du système, ici très simple (bras symétriques). Le même qui, plus généralement, explique l’effet levier4, s’applique à une grue de chantier, et détermine la gracieuse et fragile harmonie des mobiles de Calder (sculpteur américain du XXe siècle, exposé par exemple au centre Pompidou). On le retrouve encore, en plus élaboré, dans les balances dotées d’une masselotte : balance romaine, balance Berkel (en forme de pompe à essence), balance Posso (le contrepoids trouve son équilibre le long d’un cadran circulaire), balance ménagère à curseur (« pèse-bébé »). Devenues « vintage », elles font aujourd’hui la joie des collectionneurs.

Destiné à comparer, l’instrument s’utilise d’abord sans calcul ni poids. Juste en cherchant de petites énigmes. Soit trois pièces de 1 €, dont deux exactement de même masse, la troisième plus légère. Isoler la fausse pièce en une seule pesée. Plus difficile : soit cinq pièces de 1 €, dont quatre exactement de même masse, la cinquième plus légère. Isoler la fausse pièce en moins de deux pesées. Réponse à la dernière devinette : placer d’abord deux pièces de chaque côté. S’il y a équilibre, la pièce recherchée est la cinquième. Sinon, départager par une nouvelle pesée les deux pièces totalisant la moindre masse. L’exercice tourne au casse-tête quand le nombre de pièces augmente et que la pièce défectueuse est seulement de poids différent sans qu’on sache si elle est plus lourde ou plus légère. Ce travail préparatoire accompli, on passe en douceur à l’algèbre. On expérimente l’égalité \(1+1=2\) en disposant des masses de référence. Puis on manipule les propriétés algébriques : \(a=b\Rightarrow a+ c = b+c\) et \(a-c=b-c\) (ici en langage littéral). Traduire l’équation en termes d’équilibre autorise en effet à ajouter ou à retrancher le même terme, comme le même poids, de part et d’autre. La compatibilité de l’addition avec l’ordre, formellement \(a\geq b\Rightarrow a\pm c \geq b\pm c\), s’apprivoise sensiblement de la même manière5.

Venons-en à des considérations plus quantitatives. Ainsi la composition d’un coffret de poids ne doit-elle rien au hasard. On y trouve deux poids de 1 g, un poids de 2 g, un poids de 5 g. Puis en transposant ce schéma, deux poids de 10 g, un poids de 2 g, un poids de 50 g. On s’élèverait vers les centaines, voire les milliers (les kilos, donc), et l’on descendrait la gamme des décigrammes à l’identique. Tous les chiffres d’une colonne donnée (dg, g, dag, hg, kg) s’obtiennent par recombinaison car \(3 = 2 + 1\), \(4 = 2 + 1 +1\), \(6 = 5 + 1\), \(7 = 5 + 2\), \(8 = 5 + 2 + 1\) et \(9 = 5+2+1+1\). Les écritures ne sont pas toutes uniques puisque \(2 = 1+1\).

Balance de Roberval

Les plateaux suspendus de la balance traditionnelle sont retenus par des chaînes qui en gênent l’accès. Pour les dégager, l’idée la plus naturelle est de les fixer aux extrémités d’une barre en équilibre sur un pivot, comme les sièges d’un tape-cul. Vous savez, cette planche en porte-à-faux sur un rondin qu’on voit au jardin public dans l’aire des jeux pour enfants. Cependant vous souvenez-vous avec quel malin plaisir votre grand frère vous catapultait sur l’avant en forçant de tout son corps ? De la même manière, montés tels quels, les plateaux penchent et renversent leur contenu. Ingénieux, le Français Roberval (XVII siècle, originaire du village éponyme, dans l’Oise) a corrigé cet inconvénient, articulant le fléau à un parallélogramme de sorte que les côtés latéraux demeurent toujours verticaux, et les plateaux horizontaux. Le fléau supérieur et le fléau inférieur (ce dernier est souvent masqué par le carter de l’instrument) sont rivés, en leur milieu, à l’axe, par une liaison pivot (figures 4 et 5).

Figure 4 : balance de Roberval (au laboratoire du lycée de Laon et, monumentale, dans la ville de Roberval)

Il est rapide de simuler le montage avec un logiciel de géométrie dynamique. Dans l’ordre, on définit les points \(\mathsf{A}\) et \(\mathsf{D}\) qui seront les pivots. Puis on assujettit le point \(\mathsf{C}\) à un cercle de centre \(\mathsf{A}\).
\(\mathsf{C}’ \) désigne son symétrique par rapport à \(\mathsf{A}\). \(\mathsf{E}\) et \(\mathsf{G}\) sont les translatés de vecteur \(\overrightarrow{\mathsf{AD}}\) de \(\mathsf{C}\) et \(\mathsf{C}’ \). Etc. En animant \(\mathsf{C}\), le dispositif entier se meut. On peut en garder trace, à l’exemple de l’empreinte laissée par \(\mathsf{C}’ _1\) sur la feuille (figure 5).

Figure 5 : Puzzle infinitésimal d’un disque et son réagencement rectangulaire [2]

Ludique, la construction d’une maquette n’en est pas moins instructive (figure 5). Elle convainc qu’il n’y a que deux quadrilatères dont les côtés non consécutifs sont égaux deux à deux. Et qu’une fois à plat, le parallélogramme se replie en contre-parallélogramme (figure 6).

Figure 6 : Métamorphose d’un parallélogramme en contreparallélogramme

L’auteur tient à remercier Lise Malrieu, Mahdia Aït Khelifa et Edwige Croix pour leur relecture très attentive, ainsi que les organismes suivants pour leurs aimables photographies : lycée Méchain de Laon, musée d’art et d’archéologie du Pays de Laon, ville de Roberval.

Références

  1. Mickaël Launay. Carnets de voyages du nombre . 2015.

  2. XXe salon culture et jeux mathématiques, 23 – 26 mai 2019. En arpentant les allées, on manipulera puzzles 2-3D et kits de construction de toutes sortes.

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Karim Zayana est inspecteur général, professeur invité à l’Institut Mines-Télécom (Paris). Cet article fait suite à plusieurs échanges avec les équipes enseignantes du premier degré dans les académies de Clermont-Ferrand et de Reims, années 2017 et 2018.


  1. Une masse, en toute rigueur.

  2. Savoir qui glisse, des chiffres ou de la virgule, est un sempiternel débat entre didacticiens… que l’affichage numérique a visiblement tranché.

  3. Autre méthode usuelle : découper le disque en cerceaux concentriques. Les déplier. Les superposer pour former un triangle.

  4. « Donnez-moi un point d’appui, je soulèverai le Monde », aurait dit le Grec Archimède (300 avant J.-C.).

  5. Une autre image de ces propriétés consiste à dire que deux jumeaux auront toujours le même âge et que le benjamin d’une fratrie le demeurera.

Pour citer cet article : Zayana K., « Au calcul bien pesé », in APMEP Au fil des maths. N° 532. 5 juin 2019, https://afdm.apmep.fr/rubriques/ouvertures/au-calcul-bien-pese/.