Qui a (vraiment) le pouvoir au Parlement ?

En mai 2019, les élections au Parlement européen ont fait l’objet d’abondants commentaires. Certains groupes ont gagné des sièges, mais pas suffisamment pour peser sur les débats. D’autres ont perdu des sièges mais semblent toujours incontournables. Il apparaît donc que le pouvoir réel d’un groupe au Parlement ne se résume pas à son nombre de sièges. Les mathématiques peuvent nous aider à mesurer ce pouvoir réel à travers un indice spécifique.


Cet article a reçu le Trophée Tangente 2019.

Antoine Rolland

© APMEP Septembre 2020

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Le Démocristan : à qui perd gagne…

Au pays du Démocristan, le parlement est composé de \(99\) députés. Une loi, pour être votée, doit recueillir la majorité des suffrages de celui-ci et donc être approuvée par \(50\) députés (ou plus). Il se trouve que seuls trois partis siègent au Parlement : le parti A a \(49\) sièges, le parti B a \(49\) sièges aussi, et le parti C un seul siège. Supposons que les députés soient disciplinés et votent tous de la même manière au sein de chaque parti1. Il est évident qu’aucun des partis n’a la majorité absolue à lui seul, mais que n’importe quelle coalition de deux partis forme une coalition gagnante. Les trois partis A, B et C sont interchangeables et jouent le même rôle au sein du Parlement, quand bien même leur nombre de députés varie de \(1\) à \(49\) !

De nouvelles élections ont lieu, et deux nouveaux partis se présentent aux suffrages des électeurs du Démocristan. Les résultats donnent \(40\) sièges au parti A, \(40\) sièges au parti B, \(8\) sièges au parti C, \(6\) sièges au parti D et \(5\) sièges au parti E. Un rapide calcul montre que la coalition (A,B) est toujours gagnante, mais que les coalitions (A,C) ou (B,C) ne le sont plus ! Une alliance avec le seul parti C n’est plus suffisante aux deux grands partis A ou B pour former une coalition gagnante : la présence du parti D ou E est nécessaire pour arriver à une coalition gagnante. Le parti C n’est même plus nécessaire d’ailleurs si D et E s’allient à A ou B pour former une coalition gagnante ! Dans ce nouveau Parlement, les partis A et B, qui ont perdu des sièges, sont toujours incontournables pour constituer une coalition gagnante, mais le parti C, qui a gagné des sièges, n’est plus du tout indispensable à la formation d’une coalition ! L’exemple du Démocristan montre donc que la capacité d’un parti à peser dans une coalition est une question plus complexe que le simple nombre de députés de chaque parti. Dans cette optique, les spécialistes de la théorie des jeux ont développé la notion d’ pour arriver à représenter cette capacité de chaque parti à être indispensable au sein d’une coalition2.

Indices de pouvoir

Afin d’élargir le domaine des indices de pouvoir au-delà du simple cas d’un Parlement, nous considérons maintenant une situation où \(n\) individus, chacun doté d’un poids \(w_i\), participent à un processus de vote à la majorité simple. Une coalition est alors un ensemble d’individus, et cette coalition est dite gagnante si la somme des poids des individus composant la coalition dépasse la moitié de la somme totale des poids. Dans le cadre du Parlement, les individus sont des partis, et les poids correspondent au nombre de députés de chaque parti.

L’indice de pouvoir le plus simple est proposé en 1965 par John Banzhaf, un juriste américain attaché à la notion d’équité et de justice [1] . Il utilise la notion d’individu décisif. Au sein d’une coalition gagnante, un individu est dit décisif si la coalition n’est plus gagnante sans lui (voir encadré 1). L’indice de Banzhaf consiste simplement à compter le nombre de coalitions gagnantes dans lesquelles l’individu \(i\) est décisif. L’indice de Banzhaf normalisé est obtenu en divisant l’indice de Banzhaf par le nombre total d’individus décisifs dans des coalitions afin que la somme de tous les indices soit égale à \(1\).

Dans le cadre initial du Démocristan, nous voyons que A (resp. B et C) est décisif dans les deux coalitions (A,B) et (A,C) (resp. (A,B), (B,C) et (A,C), (B,C)), mais pas dans la coalition (A,B,C) où aucun parti n’est décisif ; l’indice de pouvoir de Banzhaf normalisé de A est donc égal à \(\dfrac{1}{3}\), tout comme ceux de B et C : les trois partis ont le même indice de pouvoir. Après les élections, l’indice de pouvoir de A comme celui de B sont égaux à \(\dfrac{\mathstrut2}{\mathstrut7}\) et ceux de C, D, E sont égaux à \(\dfrac{\mathstrut1}{\mathstrut7}\) (voir encadré 2 pour les détails du calcul) : l’indice de pouvoir de A et B a donc un peu baissé. L’indice de pouvoir de C a beaucoup baissé, même s’il a plus de députés qu’auparavant.

Encadré 1

Nombre de sièges

Répartition des sièges entre les partis 

Dans le nouveau Parlement, une coalition est gagnante quand elle réunit au moins 50 députés.

Il existe alors deux types de coalition gagnante :

  • la coalition (A,B) est gagnante, et plus généralement toute coalition comportant au moins A et B est gagnante ;

  • toute coalition comportant au moins un grand parti et deux petits partis est également gagnante soit les coalitions (A,C,D), (A,C,E), (A,D,E) et (B,C,D), (B,C,E), (B,D,E), ainsi que toute coalition comprenant celles-ci.

La coalition (A,C,D,E) est une coalition gagnante avec un poids de \(59\). La coalition (C,D,E) avec un poids de \(19\) seulement, n’est pas gagnante : A est donc décisif dans la coalition (A,C,D,E). La coalition (A,D,E) a un poids de \(51\) et est encore gagnante : C n’est donc pas décisif dans la coalition (A,C,D,E).

D’autres indices de pouvoir sont possibles : en 1954, Lloyd Shapley et Martin Shubik, alors à l’université de Princeton, avaient déjà proposé un indice permettant de calculer le pouvoir d’un individu au sein d’une coalition [2] . L’intuition permettant de calculer cet indice consiste à imaginer, de manière abusive, que les votes des individus ont lieu de manière séquentielle, c’est-à-dire à considérer une permutation sur l’ensemble des individus. Au fur et à mesure des votes, il arrive alors un moment où un individu rend le groupe gagnant ; cet individu est alors considéré comme décisif. Il y a donc un seul individu décisif au sein d’une permutation. L’indice de Shapley-Shubik d’un individu est alors le nombre de permutations où cet individu est décisif divisé par le nombre total de permutations, ce qui permet de normaliser l’indice pour que la somme de tous les indices de Shapley-Shubik soit égale à \(1\). Cet indice, moins intuitif que celui de Banzhaf, permet cependant de prendre en compte les poids différents des individus au sein d’une même coalition, et possède également de meilleures propriétés mathématiques, détaillées par la suite.

Encadré 2

Afin de calculer l’indice de pouvoir de Banzhaf, il faut comptabiliser pour chaque individu le nombre de coalitions où celui-ci est décisif. Par exemple ci-dessous, A, C et E sont décisifs dans la coalition (A,C,E), mais seul A est décisif dans la coalition (A,C,D,E), et aucun individu n’est décisif dans la coalition (A,B,C,D).

coalition A B C D E
(A,B) ✔   ✔        
(A,C,D)   ✔    
(A,C,E) ✔      
(A,D,E)     ✔   ✔  
(B,C,D)   ✔   ✔   ✔    
(B,C,E)   ✔   ✔     ✔  
(B,D,E)   ✔     ✔   ✔  
(A,B,C)      
(A,B,D) ✔        
(A,B,E) ✔   ✔        
(A,C,D,E) ✔          
(B,C,D,E)   ✔        
(A,B,C,D)          
         
TOTAL \(8\) \(8\) \(4\) \(4\) \(4\)

Revenons au Démocristan : avec seulement trois partis, la situation est symétrique et chacun est décisif dans deux permutations sur les six possibles : les indices de pouvoir de Shapley-Shubik de A, B et C sont donc identiques et égaux à \(\dfrac{\mathstrut1}{\mathstrut3}\cdotp\) Après les élections, il faut regarder les \(120\) permutations possibles des cinq groupes parlementaires. A est décisif dans \(36\) cas, B pareillement, et C, D et E sont décisifs dans \(16\) cas chacun. Les indices de pouvoir de Shapley-Shubik sont donc de \(\dfrac{\mathstrut9}{\mathstrut30}\) pour A et B et de \(\dfrac{\mathstrut4}{\mathstrut30}\) pour C, D et E.

Des propriétés souhaitables

Les indices de Banzhaf ou de Shapley-Shubik ne sont pas les seuls existants. Dans un article [3] paru en 2003, N.-G. Andjiga, F. Chantreuil et D. Lepelley recensent près d’une dizaine d’indices de pouvoir différents et montrent qu’ils peuvent tous se formaliser d’une manière générique, en comptant le nombre de coalitions où un individu est décisif, et en affectant toutes ces coalitions d’un poids spécifique (voir encadré 3).

Encadré 3

La forme générale d’un indice de pouvoir de l’individu \(i\), noté \(P(i)\) est : \[P(i)=\sum_{\stackrel{S\subseteq N}{i\in S}}w(S)\left[\delta(S)-\delta\left(S\smallsetminus\{i\}\right)\right]\]\(i\) est l’individu dont on calcule l’indice \(P(i)\), \(N\) l’ensemble de tous les individus, \(S\) une coalition au sein de \(N\), et \(\delta\) la fonction indicatrice valant \(1\) si \(S\) est une coalition gagnante et \(0\) sinon. \(w(S)\) représente le «poids» de la coalition \(S\).

L’indice de pouvoir de Banzhaf \(B(i)\) correspond au cas \(w(S)=1\), et l’indice de Banzhaf normalisé \(B'(i)\) est obtenu par \[B'(i)=\frac{B(i)}{\displaystyle\sum_{j\in N}B(j)}\cdotp\]

L’indice de Shapley-Shubik \(SS(i)\) correspond au cas \(w(s)=\dfrac{\mathstrut(|S|-1)\, !\,(n-|S|)\, !}{\mathstrut n\, !}\)

\[SS(i)=\sum_{\stackrel{S\subseteq N}{i\in S}}\dfrac{(|S|-1)!(n-|S|)!}{n!}\left[\delta(S)-\delta\left(S\smallsetminus\{i\}\right)\right]\]

La définition d’un indice de pouvoir reflète aussi la définition de ce qu’est le pouvoir au sein d’une assemblée. Une étude des indices de pouvoir permet de déterminer des propriétés vérifiées ou non par les différents indices, et ainsi comprendre quelle est la notion intuitive de pouvoir au sein d’une coalition derrière chaque indice. Présentons par exemple trois parmi les nombreuses propriétés possibles :

propriété de monotonie :

si un individu \(a\) possède un poids plus important qu’un individu \(b\), alors le pouvoir de \(a\) ne peut pas être inférieur à celui de \(b\) ;

propriété de transfert :

si un individu \(a\) donne une partie de son poids à un individu \(b\), alors le pouvoir de \(a\) ne peut pas augmenter ;

propriété de bloc :

si les individus \(a\) et \(b\) forment un bloc, c’est-à-dire se comportent comme un individu de poids total égal à la somme des poids de \(a\) et \(b\), alors le pouvoir de ce bloc doit être au moins aussi important que la somme des indices de pouvoir de \(a\) et \(b\).

Un indice de pouvoir respectant ces trois propriétés est cohérent avec l’intuition selon laquelle le pouvoir de chaque parti est en lien avec le nombre de sièges obtenus : plus un parti a de députés (ou plus un individu a de poids), plus il a de chance d’avoir du pouvoir au sein de l’assemblée. Un indice de pouvoir ne vérifiant pas ces propriétés signifie qu’il y a des situations où pour avoir plus de pouvoir (au sens de l’indice considéré) au sein d’un Parlement, il faudrait perdre les élections ! Situation paradoxale, ou indice peu pertinent ? Les paradoxes arrivent souvent quand les notions mathématiques sont mal définies, ce qui est le cas de la notion de «pouvoir» au sein d’une assemblée. Les indices présentés ci-dessus correspondent à des définitions précises du pouvoir au sein d’une assemblée, comme la capacité à être décisif dans une coalition. Les indices de Banzhaf et Shapley-Shubik vérifient les trois propriétés précédentes. Étonnamment, l’indice de Banzhaf normalisé ne vérifie que la monotonie, ce qui semble en faire un moins bon indice de pouvoir que l’indice de Banzhaf non normalisé.

Le Parlement européen

Abandonnons le Démocristan et regardons le pouvoir des différents groupes au sein du Parlement européen élu en mai 20193.

Encadré 4
Le tableau ci-dessous indique la répartition des sièges par partis au Parlement européen, ainsi que les indices de pouvoir de Shapley-Shubik et Banzhaf normalisé pour chacun d’eux ; le graphe permet également de comparer les indices de pouvoir aux pourcentages de sièges détenus par chaque parti.

Parti

Sièges

Sièges (en % )

Indice Shapley

Indice Banzhaf

PPE 182 24,23 % 27,00 % 26,45 %
S&D 154 20,51 % 21,80 % 21,04 %
RENEW 108 14,38 % 14,60 % 15,25 %
Verts/ALE 74 9,85 % 8,90 % 9,07 %
ENL 73 9,72 % 8,90 % 9,07 %
CRE 62 8,26 % 7,00% 7,14 %
GUE/NGL 41 5,46 % 5,30 % 5,21 %
Brexit 29 3,86 % 3,10 % 3,28 %
5 étoiles 14 1,86 % 1,70 % 1,74 %
Non inscrits 14 1,86 % 1,70 % 1,74 %

pour chaque parti, nombres de sièges, indices Shapley et Banzhaf


Répartition des partis au parlement européen

Le parlement européen (après les éléctions de 2019)

Il y a sept groupes constitués au sein du Parlement européen : Groupe du Parti populaire européen (PPE), Alliance progressiste des socialistes et démocrates (S&D), Alliance des démocrates et des libéraux pour l’Europe (ADLE) maintenant renommée Renew Europe, Groupe des Verts/Alliance libre européenne (Verts/ALE), Groupe Europe des Nations et des Libertés (ENL), Conservateurs et réformistes européens (CRE), Gauche unitaire européenne/Gauche verte nordique (GUE/NGL). Au sein des non-inscrits peuvent encore se constituer deux groupes cohérents : le Parti du Brexit et le Mouvement Cinq Étoiles. Il y a donc au total dix groupes différents, en considérant abusivement que les députés indépendants forment un groupe aussi homogène que les autres groupes4.

Le calcul de l’indice de Banzhaf normalisé de chacun des groupes parlementaires se calcule en parcourant les \(2^{10}=1024 \) sous-ensembles possibles et en regardant pour chacun les groupes décisifs. Le calcul de l’indice de Shapley-Shubik se calcule en parcourant les \(1\times2\times\cdots\times9\times10=3628800\) permutations différentes et en notant pour chacune quel est le groupe décisif.

L’analyse de ces résultats (encadré 4 ) montre que les grands partis PPE et S&D ont un pouvoir au sein du Parlement plus important que ce que le nombre de sièges laissait penser. A contrario, les petits partis tels que les Verts ou l’ENL ont un pouvoir moindre que leur poids au Parlement. Les deux indices, sans être strictement identiques, ne sont pas très éloignés l’un de l’autre, et traduisent une même réalité : dans un contexte d’émiettement des partis, le pouvoir des grands partis se trouve renforcé par rapport aux petits partis : ils sont plus nécessaires à la formation de coalitions gagnantes. Comme quoi il ne suffit pas de maîtriser l’art de la campagne électorale pour remporter les élections : il faut aussi maîtriser la théorie des jeux…


  1. La situation présentée ici est un modèle simplificateur : dans un vrai Parlement, le pouvoir d’un groupe parlementaire ne se limite pas à son nombre de députés, mais se mesure aussi à travers sa capacité à trouver des compromis avec les autres groupes, à peser dans le travail de commission, à proposer les bonnes personnes pour les postes à responsabilité… Également, dans un véritable Parlement, il est rare que les votes soient bloqués. Chaque député garde sa liberté de vote et n’est généralement pas obligé de voter comme les autres députés du même parti.

  2. La notion d’indice de pouvoir au sein d’une coalition dépasse largement le cadre politique.

  3. Cet article a été écrit en septembre 2019, à un moment où la situation de l’appartenance de la Grande-Bretagne à l’Union Européenne — Brexit or not Brexit — est assez floue.

  4. Rappelons que nous supposons toujours l’unanimité des votes au sein de chaque groupe.

Références

  • [1] John F. Banzhaf. «Weighted voting doesn’t work: a mathematical analysis ». In : Rutgers Law Review no 19 (2) (1965), pp. 317-343.J

  • [2] L. S. Shapley et M. Shubik. « A method for evaluating the distribution of power in a committee system ». In : American Political Science Review no 48 (1954), pp. 787- 792.

  • [3] N.-G. Andjiga, F. Chantreuil et D. Lepelley. « La mesure du pouvoir de vote ». In : Mathématiques et sciences humaines / Mathematical Social Sciences no 163 (2003), pp. 111-145.

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Antoine Rolland est enseignant-chercheur à l’université Lyon II.

Coalitions.
Pour citer cet article : Rolland A., « Qui a (vraiment) le pouvoir au Parlement ? », in APMEP Au fil des maths. N° 537. 17 septembre 2020, https://afdm.apmep.fr/rubriques/ouvertures/qui-a-vraiment-le-pouvoir-au-parlement/.

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