Des couleurs pour un parcours

Pfff, ces insupportables séquences sur la numération décimale en 6e, où ceux qui ont compris s’ennuient au dernier degré pendant que l’enseignant s’évertue à en ré-expliquer cent fois le principe à ceux qui ne la maîtrisent pas, avec un succès plus que limité… Lise Malrieu nous présente ici un dispositif permettant à chacun de progresser.

Lise Malrieu

© APMEP Septembre 2018

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Les réflexions récentes sur la différenciation, portées par la réforme du collège, me motivent à faire évoluer ma pratique de façon assez radicale sur cette séquence de numération décimale, où mon enseignement « classique » est pour l’instant assez inefficace. Rapide analyse des besoins : chaque élève doit y trouver son compte. Avec ma collègue Anne-Marie Bonneau-Géraudie, nous travaillons sur une évaluation diagnostique où nous distinguons trois groupes de besoin.

  1. Ceux qui maîtrisent la numération décimale, à la fois son sens et les différentes écritures possibles d’un nombre décimal. Pas question qu’ils perdent leur temps, cette année ! Nous prévoyons pour eux quelques exercices techniques d’entraînement, en particulier sur les différentes décompositions des décimaux, puis toute une série d’énigmes et de défis.

  2. Ceux qui ont acquis le sens de la numération décimale (dixièmes, centièmes, millièmes ainsi que leur lien avec l’unité et entre eux) mais qui tombent dans tous les pièges grossièrement tendus par le prof de math. Pour eux, nous estimons que c’est surtout l’entraînement qui manque. Nous prévoyons de nombreux exercices sur les différents types d’écritures (fractionnaire, décompositions, décimale), avec passage d’une écriture à une autre. Et bien sûr quelques énigmes motivantes pour vérifier l’acquisition de la notion et travailler les compétences.

  3. Ceux qui croient encore qu’un dixième, c’est euh… dix ? Donc, ceux qui n’ont pas compris le principe de découpage de l’unité. Pour eux, programme spécial : travail sur le sens ! Retour historique sur la nécessité de découper l’unité pour effectuer des mesures dans une unité choisie. Nous essayons ensuite de proposer une approche comprenant des situations variées, pour éviter une trop grande redondance avec des activités déjà menées par les collègues de CM1 et CM2, qui n’ont manifestement pas porté leurs fruits pour ces élèves. Nous entrons dans la notion par les aires et le découpage de carrés-unités en dixièmes et centièmes, par des activités au cours desquelles les élèves seront amenés à colorier des surfaces, et ainsi à reconnaître un même nombre écrit de plusieurs façons différentes par le fait que ce sera exactement la même surface de carré-unité qui sera coloriée.

Maintenant, il s’agit de faire vivre ces trois groupes en même temps et d’assurer un travail efficace à chacun. Nous établissons trois parcours correspondant à nos trois groupes de besoin et nous leur donnons des noms de couleur pas trop stigmatisants : vert pour les élèves qui doivent tout reprendre, bleu pour le parcours plutôt technique, et rouge pour les « pros des décimaux ».

Quel dispositif adopter ?

Pour les exercices techniques (parcours bleu), un exerciseur type LaboMeP1 est l’outil idéal : support motivant pour les élèves, possibilité d’améliorer son score en recommençant l’exercice autant de fois que nécessaire, possibilité pour le prof de paramétrer la séance et d’accéder aux résultats de ses élèves. Que demander de plus ? C’est la partie la plus simple à concevoir.

Pour les énigmes (parcours rouge), Anne-Marie en a plus d’une dans sa besace, nous y piochons joyeusement et rajoutons quelques trouvailles issues de questions du concours Kangourou ou de nouveaux manuels.

Exemples :

  • En effectuant les opérations écrites, compléter les cases :

  • Le 17 juin 2345 sera une date très particulière car elle s’écrira : 17 06 2345, c’est à dire avec huit chiffres tous différents.
    Quelle a été la dernière date à posséder cette propriété, c’est-à-dire à s’écrire sous la forme d’un nombre de huit chiffres tous différents ?

    D’après Tournoi de St-Michel-en L’Herm.

Nous avons également des travaux sur les différents types de numération, avec en point d’orgue la fameuse numération babylonienne et sa base 60.

Pour les activités qui travaillent sur le sens de la numération décimale (parcours vert), nous prenons comme base « la petite histoire de la virgule », disponible sur la toile sous de multiples formes (voir annexe 1 ). Nous gardons bien sûr les écritures « à virgule » de côté au début, et nous travaillons uniquement à partir des écritures fractionnaires. Nous réutilisons pour cela plusieurs exercices que je mettais déjà en œuvre mais qui étaient menés trop rapidement pour les élèves les plus en difficulté et qui faisaient bailler les autres. Nous y consacrons cette fois le temps nécessaire (deux séances environ) : les collègues de cycle 3 retrouveront des « classiques » de manipulation, présentés ici avec des carrés-unité (voir les carrés en annexe 4  et plusieurs activités en annexes 2  et 3  ).

Extraits de l’activité 1

Au début de la fiche, il faut un nombre entier de carrés-unité pour recouvrir exactement le rectangle proposé.

Puis, pour le rectangle 3, on donne une situation où cela ne fonctionne plus (on s’arrange pour que le rectangle ait une aire décimale, afin que le découpage en 10 de l’unité soit pertinent) :

Extraits de l’activité 2

L’idée est ici d’exploiter les représentations géométriques des nombres obtenues dans l’activité 1 et de travailler le passage entre cette représentation et l’écriture d’un nombre décimal à l’aide de fractions décimales.

Les six séances ont lieu en salle informatique. À partir de l’évaluation diagnostique, nous annonçons à chaque élève la couleur de son parcours et nous lui distribuons son programme, qu’il colle dans son cahier. La majorité des élèves se trouve en parcours bleu. Le parcours vert représente autour de 8 élèves et le parcours rouge de 4 à 8 élèves suivant les classes.

Pour les deux premières séances des parcours, les élèves « verts » s’installent près du tableau avec le professeur ; les élèves « bleus » travaillent en autonomie aux ordinateurs sur les séances LaboMeP que nous avons paramétrées ; les élèves « rouges » travaillent en autonomie au fond de la salle. En autonomie, cela veut dire : individuellement sur les quelques exercices techniques, par binômes sur les énigmes. Les corrections des exercices techniques sont entièrement rédigées et photocopiées, et chaque élève doit s’auto-corriger régulièrement.

En fin d’heure, chaque élève part avec un travail maison personnalisé, qui dépend de son avancée dans son parcours. Pour les « verts », je donne ce travail quelques minutes avant la fin du cours, individuellement. Pour les « bleus » et les « rouges », je circule à la sonnerie : ils me disent à quel exercice ils en sont, et je leur dis jusqu’où continuer dans leur programme (y compris sur LaboMeP).

En séance 3, un bilan global est noté dans le cahier de cours pour tous les parcours. Puis en séances 4 et 5, les « verts » passent deux séances sur LaboMeP pour des séances quasi-identiques à celles faites en parcours bleu auparavant, les « bleus » passent sur des exercices techniques et énigmes sur leur cahier, avec correction en autonomie sur photocopie. Les « rouges » continuent en autonomie et arrivent progressivement aux travaux sur les différentes numérations, que je relève. Durant ces deux séances, je circule et aide indifféremment les élèves des trois parcours, mais les « verts » restent prioritaires.

Pour la fin des parcours (séance 6), les « verts » travaillent à deux sur des énigmes du type : « Je suis un nombre décimal dont le chiffre des unités est le double de celui des dixièmes, etc. », les « rouges » ont une petite séance technique sur LaboMeP (plus pour leur faire plaisir que par nécessité), les « bleus » se creusent la tête en binômes sur quelques énigmes plus corsées.

La force de ces parcours, c’est qu’un élève avance à son rythme et reçoit l’aide dont il a besoin, soit de son enseignant (surtout quand il est « vert »), soit de l’un de ses camarades. S’il avance plus vite que prévu dans son programme, il peut « basculer » dans le parcours supérieur et s’en trouver ainsi valorisé. C’est arrivé très vite pour un élève « vert » qui avait manifestement été mal aiguillé. Plusieurs élèves « bleus » ont rejoint le parcours rouge lors de la séance 3.

Bien sûr, tout n’est pas parfait : les bugs sur LaboMeP font perdre un peu de temps, l’installation de la première séance est longue, il faut fixer quelques règles de fonctionnement pour avoir l’attention des élèves, mais je suis étonnée de leur investissement, et du peu de rappels à l’ordre nécessaires durant les séances. Et pourtant, malgré ma motivation, j’appréhendais ce nouveau dispositif laissant autant d’autonomie aux élèves. J’avais notamment peur d’être sans cesse sollicitée par des élèves censés être autonomes et ne pas avoir le temps de m’occuper des « verts ». Ce ne fut pas du tout le cas. Chaque élève y a manifestement vu son intérêt : les « verts » étaient contents de commencer à comprendre la numération décimale et d’avoir leur professeure rien que pour eux, ils étaient très sollicités et se sont bien investis. Les « bleus » étaient stimulés par l’envie de rejoindre le parcours rouge. Les « rouges » se sont mis en concurrence, c’est à qui résoudrait le plus d’énigmes. En conclusion, l’adhésion des élèves a été complète, aussi bien dans les classes de ma collègue que dans les miennes, qu’on ne pouvait pourtant pas qualifier de classes « faciles ».

Autre avantage : comme tout le monde ne fait pas la même chose dans la classe, il est facile et discret d’adapter pour les élèves à profil particulier et les élèves handicapés.

Et côté résultats ?

Pas de miracle, bien entendu. Les élèves des parcours bleu et rouge ont tous bien réussi. En revanche, certains élèves du parcours vert n’ont toujours pas acquis la notion. Vous connaissez cette sensation de sables mouvants qu’on perçoit parfois dans le cerveau de nos élèves ? J’ai encore eu ce sentiment de découragement devant l’erreur répétée une dixième fois (et non pas un dixième de fois !) après moult manipulations et moult tentatives d’explications de ma part.

En revanche, tout le monde a essayé de faire les exercices lors des évaluations qui ont suivi et tous les élèves étaient satisfaits du dispositif choisi.

Nous avons renouvelé le dispositif et créé des parcours pour la comparaison de décimaux et le repérage sur la droite graduée. Évidemment, vu que nous étions sur le même registre de la numération, la répartition des élèves dans les trois parcours a été quasiment identique. Notons que cela s’est encore mieux déroulé cette deuxième fois, nous n’avons eu quasiment aucune explication à donner sur le fonctionnement et très peu de perte de temps sur l’ensemble. Sur sa lancée, Anne-Marie en a également créé un pour ses élèves de 5e.

Nous pensons que ce type de dispositif est particulièrement bien adapté aux séquences où l’on peut anticiper une énorme hétérogénéité des élèves. Même en lycée, des parcours peuvent trouver leur place, par exemple en 2de autour du calcul littéral.

Nous espérons que cet article vous incitera à essayer vous aussi ! Et nous vous proposons de nous faire parvenir les énigmes que vous aurez choisies dans les différents parcours, pour les mutualiser dans la revue numérique.

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Après de nombreuses années en collège, Lise Malrieu enseigne maintenant à temps partagé au lycée Grandmont de Tours et à l’ÉSPÉ de Tours-Fondettes. Elle est membre de l’équipe d’Au fil des maths.


  1. Issu de l’exerciseur Mathenpoche, développé par Sésamath, LaboMeP est maintenant présent dans de nombreux ENT. Il permet de configurer des séances d’exercices à partir d’une banque classée par niveaux.

Pour citer cet article : Malrieu L., « Des couleurs pour un parcours », in APMEP Au fil des maths. N° 529. 25 octobre 2018, https://afdm.apmep.fr/rubriques/eleves/des-couleurs-pour-un-parcours/.