Thalès et ses mystères

Thalès, ce célèbre inconnu ? Grâce à Pierre Legrand, allons au-delà du mythe pour découvrir l’homme et ses travaux, ainsi que les premières démonstrations du fameux théorème auquel il a laissé son nom.

Pierre Legrand

© APMEP Mars 2021

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En France, les théorèmes les plus connus des non-mathématiciens sont le théorème de Pythagore et le théorème de Thalès, les deux stars de la géométrie du collège. Mais leur statut social est très différent. Le premier bénéficie d’une indulgence amusée ; chacun ou presque a entendu seriner au moins une fois le fameux quatrain :

Le carré de l’hypoténuse
Est égal si je ne m’abuse
À la somme des carrés
Des deux autres côtés.

Le théorème de Thalès, que personne n’a mis en vers, a moins bonne réputation et son énoncé est nettement moins facile à appréhender. Il constitue donc une cible de choix pour qui n’aime pas les mathématiques. En 2005, au moment des violentes controverses sur le projet de socle commun, Philippe Meirieu, qui fut un proche conseiller de notre ministère, n’hésitait pas à écrire :

Il est plus important de connaître aujourd’hui la différence entre le civil et le pénal que de savoir résoudre [sic] le théorème de Thalès.

Faut-il pour autant en conclure que le citoyen moyen passe plus de temps devant la justice que devant une carte ou un plan ?

Le théorème ainsi vilipendé est à la base de l’homothétie (et, sur le plan pratique, de la réduction d’une figure). Il constitue donc un des piliers de la géométrie élémentaire, ce qui explique qu’il ait reçu un nom permettant de le reconnaître sans avoir à l’énoncer par le menu. Mais ce nom est-il justifié ? Et d’abord qui était Thalès ?

Thalès, illustre et mal connu

Thalès de Milet1 aurait vécu vers l’an 600 avant notre ère, donc deux siècles avant Platon, trois siècles avant Euclide.

Il ne nous reste aucun écrit de lui ; il est fort possible d’ailleurs que son enseignement ait été uniquement oral. Il n’empêche que le personnage fut vénéré tout au long de l’Antiquité gréco-romaine comme un des pionniers de la science et de la philosophie, cette dernière étant entendue au sens large : recherche de la sagesse et de la connaissance. Il fut le fondateur de l’École milésienne de philosophie, la première du genre, et eut de nombreux disciples.

Il ne subsiste sur sa vie et son œuvre aucun texte qui lui soit contemporain. La première mention que nous ayons de lui figure dans les Histoires2  d’Hérodote (écrites vers \(-450\), donc un bon siècle plus tard). Selon ce dernier, qui attribue à Thalès une origine phénicienne, celui-ci aurait accompagné les armées de Crésus lors d’une campagne dans l’actuelle Turquie. Sa prédiction d’une éclipse de soleil aurait assuré le gain d’une bataille et, par la suite, il aurait réussi à détourner le cours d’un fleuve, infranchissable à gué, pour permettre le passage des troupes du roi.

Le second témoignage que nous possédons a été écrit vers \(-390\). C’est le Protagoras de Platon3, qui cite Thalès comme le premier des fameux Sept Sages de la Grèce antique. Platon le mentionne encore, de façon un peu moins élogieuse, dans le Théétète4 :

Thalès étant, mon cher Théodore, tombé dans un puits, tandis qu’occupé d’astronomie il regardait en l’air, une petite servante5 thrace, toute mignonne et rieuse, se mit, dit-on, à le railler de mettre tant d’ardeur à savoir ce qui est au ciel, alors qu’il ne s’apercevait pas de ce qu’il y avait devant lui à ses pieds6.

Si distrait qu’il fût, Thalès devait quand même avoir les pieds sur terre car Aristote, dans sa Politique7 écrite vers \(-350\), lui attribue une habile spéculation sur les pressoirs à olives qui lui aurait valu une fortune.

Selon Aristote8 encore, Thalès enseignait que l’eau était le principe fondamental de l’Univers et que la Terre reposait sur l’eau, flottant « immobile à la manière d’un morceau de bois ».

Les textes antérieurs à notre ère dressent ainsi le portrait d’un personnage à la curiosité universelle, à la fois penseur et homme d’action. Mais les mentions d’une activité proprement géométrique ne sont arrivées qu’un demi-millénaire après sa mort, dans la seconde moitié du premier siècle de notre ère.

Dans son Histoire naturelle9, Pline l’Ancien est peu explicite :

Thalès de Milet a trouvé une méthode pour mesurer la hauteur [des pyramides] en mesurant leur ombre à l’heure où elle est régulièrement égale à son objet.

Dans Le Banquet des Sept Sages10, Plutarque est plus précis.

Dressant seulement à plomb un bâton au bout de l’ombre de la pyramide et se faisant deux triangles avec la ligne que fait le rayon du soleil touchant aux deux extrémités, tu montras qu’il y avait telle proportion de la hauteur de la pyramide à celle du bâton, comme il y a de la longueur de l’ombre de l’un à l’ombre de l’autre.

Pline : si \(\mathsf{BF}=\mathsf{BA}\), alors \(\mathsf{OS}=\mathsf{OT}\).
Plutarque : \(\dfrac{\mathsf{OS}}{\mathsf{BA}}=\dfrac{\mathsf{OT}}{\mathsf{BF}}\cdotp\)
Remarque : une translation amenant \(\mathsf{B}\) en \(\mathsf{O}\) renvoie à la « configuration de Thalès » de nos programmes.


Ce que Plutarque attribue à Thalès n’est donc pas exactement le théorème auquel son nom est accolé dans nos manuels mais, ce qui en est très proche, une première application de l’homothétie.

Selon Diogène Laërce (IIIe siècle de notre ère), l’historienne romaine Pamphila, contemporaine de Néron, affirmait que Thalès « fut le premier […] à avoir inscrit dans un cercle le triangle rectangle, et sacrifia un bœuf en l’honneur de sa découverte »11.

Plus tard encore, au cinquième siècle, Proclus, dans son Commentaire sur le premier livre d’Euclide, écrit que la géométrie, née en Égypte12, fut importée en Grèce par Thalès, qui « l’enrichit de nombreuses découvertes ». Dans le même ouvrage, il indique quelques-unes de celles-ci :

  • tout diamètre partage le cercle en deux parties égales ;
  • les angles à la base d’un triangle isocèle sont égaux ;
  • deux angles opposés par le sommet sont égaux ;
  • deux triangles ayant un côté égal compris entre deux angles égaux sont égaux (ce qui, dit Proclus, permet de déterminer la distance des navires en mer13).

De siècle en siècle, la légende de Thalès s’est ainsi enrichie : on lui a attribué de plus en plus de découvertes, de théories et de maximes. Citons pour le plaisir deux réflexions désabusées que lui prête Diogène Laërce.

Sur la sagesse
« Quelle est, lui disait-on, la chose la plus difficile ? — Se connaître soi-même. — La plus aisée ? — Donner des conseils ».
Sur le mariage
Thalès jeune : « Il n’est pas encore temps » ; Thalès vieux : «Il n’est plus temps».

Pour en finir avec sa biographie, disons un mot de sa mort. Selon Diogène Laërce encore, il connut un trépas peu commun : « Le sage Thalès contemplait les jeux de la lutte, lorsque tu l’enlevas du milieu du stade, Zeus, dieu de la lumière ! ».

L’énoncé et la démonstration du théorème selon Euclide

L’anecdote de la pyramide a quelque vraisemblance, mais si elle est authentique une chose est sûre : Thalès n’a pas donné de justification à sa méthode. La géométrie de l’époque était une science d’observation, non le déroulement d’une pensée logique.

La première formulation explicite et la première démonstration connues figurent dans les Éléments d’Euclide, écrits trois siècles plus tard. C’est la proposition II du livre VI.

Résumons le raisonnement d’Euclide. Les triangles \(\mathsf{AED}\) et \(\mathsf{DEB}\) ont même hauteur issue de \(\mathsf{E}\), donc \(\dfrac{\mathstrut\text{aire }\mathsf{AED}}{\mathstrut\text{aire
}\mathsf{DEB}}=\dfrac{\mathsf{AD}}{\mathsf{DB}}\)
; de même \(\dfrac{\mathstrut\text{aire }\mathsf{AED}}{\mathstrut\text{aire
}\mathsf{DEC}}=\dfrac{\mathsf{AE}}{\mathsf{EC}}\cdotp\)

Mais \(\mathsf{DEB}\) et \(\mathsf{DEC}\) ont même base \([\mathsf{ED}]\) et même hauteur, la distance des deux parallèles \((\mathsf{ED})\) et \((\mathsf{CB})\). On a donc bien \(\dfrac{\mathstrut\mathsf{AD}}{\mathstrut\mathsf{DB}}=\dfrac{\mathsf{AE}}{\mathsf{EC}}\cdotp\)

Ce raisonnement repose sur le calcul de l’aire de \(\mathsf{DEB}\) et \(\mathsf{DEC}\) de deux façons différentes : pour \(\mathsf{DEB}\) par exemple, on utilise le demi-produit de la base par la hauteur en utilisant successivement comme base \([\mathsf{DB}]\) et \([\mathsf{ED}]\). Il est parfaitement correct et d’une belle simplicité, ce qui fait qu’il a été reproduit tel quel pendant près de deux millénaires.

La réciproque se démontre par identification. On reprend la même figure. Il faut prouver que si \(\dfrac{\mathstrut\mathsf{AD}}{\mathstrut\mathsf{DB}}=\dfrac{\mathsf{AE}}{\mathsf{EC}}\), alors \((\mathsf{DE})\) et \((\mathsf{BC})\) sont parallèles. Si \(\mathsf{C}’ \) est le point d’intersection avec \((\mathsf{AC})\) de la parallèle à \((\mathsf{DE})\) issue de \(\mathsf{B}\), on a, d’après le théorème direct, \(\dfrac{\mathstrut\mathsf{AD}}{\mathstrut\mathsf{DB}}=\dfrac{\mathsf{AE}}{\mathsf{EC}’ }\) et donc \(\dfrac{\mathstrut\mathsf{AE}}{\mathstrut\mathsf{EC}}=\dfrac{\mathsf{AE}}{\mathsf{EC}’ }\), ce qui fait que \(\mathsf{C}\) et \(\mathsf{C}’ \) sont confondus.

Une démonstration parfaite, mais…

Le raisonnement ci-dessus est simple, convaincant et, dans le cadre de l’axiomatique implicite propre à l’œuvre d’Euclide, parfaitement rigoureux. Énoncé et démonstration ont d’ailleurs été pieusement conservés, sans concurrence aucune, pendant près de deux millénaires.

Il n’empêche que passer par les aires pour établir un résultat portant sur les rapports de longueurs a un je ne sais quoi d’artificiel qui contraint l’auteur des Éléments à quelques contorsions : si la théorie des parallèles est exposée dès le livre I, il faut attendre le livre VI pour voir arriver le théorème « de Thalès ».

Une telle démarche justifie les reproches14 faits à Euclide par Antoine Arnauld et Pierre Nicole dans la Logique de Port-Royal (1662) : faire des « démonstrations tirées par des voies trop éloignées » et « n’avoir aucun soin du vray ordre de la nature ».

Si nous appelons version 1 la version d’Euclide, il était donc naturel de voir un jour apparaître une version 2 rivale dont le raisonnement soit fondé uniquement sur des rapports de longueurs, sans référence aux aires.

La version 2

Avant d’en faire l’historique, décrivons ce nouveau mode de présentation. Voici d’abord la forme de son énoncé tel que l’a donné en 1898 Hadamard, qui qualifie ce théorème de « fondamental » :

Deux sécantes quelconques sont coupées en parties proportionnelles par des droites parallèles.

En termes plus modernes :

La projection d’une droite sur une autre parallèlement à une direction donnée conserve les rapports de longueur (autrement dit, c’est une application affine).

La démonstration est en trois étapes

Deux droites étant données, on prend sur l’une quatre points \(\mathsf{A}\), \(\mathsf{B}\), \(\mathsf{C}\) et \(\mathsf{D}\) et sur l’autre quatre points \(\mathsf{A}’ \), \(\mathsf{B}’ \), \(\mathsf{C}’ \) et \(\mathsf{D}’ \) tels que \((\mathsf{AA}’ )\), \((\mathsf{BB}’ )\), \((\mathsf{CC}’ )\) et \((\mathsf{DD}’ )\) soient parallèles.

Étape 1.
On suppose \(\mathsf{AB}=\mathsf{CD}\). On mène par \(\mathsf{A}\) et \(\mathsf{C}\) les parallèles à la droite \((\mathsf{A}’ \mathsf{D}’ )\). Les triangles \(\mathsf{ABM}\) et \(\mathsf{CDN}\) ont un côté égal compris entre deux angles égaux. Ils sont donc « égaux ». On a donc \(\mathsf{AM}=\mathsf{CN}\).

La considération des parallélogrammes \(\mathsf{AMB}’ \mathsf{A}’ \) et \(\mathsf{CND}’ \mathsf{C}’ \) montre alors que l’on a \(\mathsf{CN}=\mathsf{C}’ \mathsf{D}’ \) et \(\mathsf{AM}=\mathsf{A}’ \mathsf{B}’ \). Finalement \(\mathsf{A}’ \mathsf{B}’ =\mathsf{C}’ \mathsf{D}’ \).

Étape 2.
Supposons, les notations restant les mêmes, que \(\dfrac{\mathstrut\mathsf{AB}}{\mathstrut\mathsf{CD}}=\dfrac{p}{q}\), où \(p\) et \(q\) sont deux entiers. On divise \([\mathsf{AB}]\) en \(p\) parties égales et \([\mathsf{CD}]\) en \(q\) parties égales, ce qui fait au total \(p+q\) segments de même longueur.

En appliquant à chacun d’eux l’étape 1, on arrive à diviser \([\mathsf{A}’ \mathsf{B}’ ]\) en \(p\) parties et \([\mathsf{C}’ \mathsf{D}’ ]\) en \(q\) parties, ces \(p+q\) parties étant d’après l’étape 1 toutes de même longueur, ce qui prouve que \(\dfrac{\mathsf{A}’ \mathsf{B}’ }{\mathsf{C}’ \mathsf{D}’ }=\dfrac{p}{q}\cdotp\)

N.B. : la figure correspond à \(p=2\) et \(q=3\).

Étape 3.
Supposons maintenant, avec toujours les mêmes notations, que l’on ait \(\dfrac{\mathstrut\mathsf{AB}}{\mathstrut\mathsf{CD}}=r\), où \(r\) est irrationnel. Choisissons arbitrairement un entier \(n\) ; il existe un entier \(k\) tel que \(\dfrac{\mathstrut k}{\mathstrut
n}< r< \dfrac{k+1}{n}\cdotp\)
Prenons sur \([\mathsf{AB}]\) un point \(\mathsf{M}\) tel que \(\dfrac{\mathstrut\mathsf{AM}}{\mathstrut\mathsf{CD}}=\dfrac{k\mathstrut}{n\mathstrut}\) et, dans le prolongement de \([\mathsf{AB}]\), un point \(\mathsf{N}\) tel que \(\dfrac{\mathstrut\mathsf{AN}}{\mathstrut\mathsf{CD}}=\dfrac{k+1\mathstrut}{n\mathstrut}\cdotp\) Menons par \(\mathsf{M}\) et \(\mathsf{N}\) les parallèles à la direction projetante, qui coupent la droite \((\mathsf{A}’ \mathsf{B}’ )\) en \(\mathsf{M}’ \) et \(\mathsf{N}’ \).

L’application de l’étape 2 donne \(\dfrac{\mathstrut\mathsf{A}’ \mathsf{M}’ }{\mathstrut\mathsf{C}’ \mathsf{D}’ }=
\dfrac{\mathsf{AM}}{\mathsf{CD}}=\dfrac{k}{n}\)
et \(\dfrac{\mathsf{A}’ \mathsf{N}’ }{\mathsf{C}’ \mathsf{D}’ }=\dfrac{\mathsf{AN}}{\mathsf{CD}}=\dfrac{k+1}{n}\cdotp\) Mais, puisque \(\mathsf{B}\) est entre \(\mathsf{M}\) et \(\mathsf{N}\mathstrut\), \(\mathsf{B}’ \) est entre \(\mathsf{M}’ \) et \(\mathsf{N}’ \)15.

On a donc \(\dfrac{\mathstrut\mathsf{A}’ \mathsf{M}’ }{\mathstrut\mathsf{C}’ \mathsf{D}’ }<
\dfrac{\mathsf{A}’ \mathsf{B}’ }{\mathsf{C}’ \mathsf{D}’ }<
\dfrac{\mathsf{A}’ \mathsf{N}’ }{\mathsf{C}’ \mathsf{D}’ }\)
, autrement dit \(\dfrac{k}{n}< \dfrac{\mathsf{A}’ \mathsf{B}’ }{\mathsf{C}’ \mathsf{D}’ }< \dfrac{k+1\mathstrut}{n\mathstrut}\cdotp\)

On en déduit : \(\left|\dfrac{\mathsf{A}’ \mathsf{B}’ }{\mathsf{C}’ \mathsf{D}’ }-\dfrac{\mathsf{AB}}{\mathsf{CD}}\right|< \dfrac{1}{n}\cdotp\)

Ceci étant vrai16 pour tout \(n\), on a bien :

\(\dfrac{\mathstrut\mathsf{A}’ \mathsf{B}’ }{\mathstrut\mathsf{C}’ \mathsf{D}’ }=\dfrac{\mathsf{AB}}{\mathsf{CD}}\cdotp\)

Remarque : cette seconde version du théorème a un caractère plus général en apparence que la première, mais il est facile de voir que les deux énoncés sont équivalents.

La guerre des deux versions

La version 2 est plus complexe dans sa démarche que la version d’Euclide, mais elle a le mérite de mieux respecter « le vray ordre de la nature ».

Le pionnier en la matière a été Antoine Arnauld qui, dans le livre X de ses Nouveaux Élémens de Géométrie (1667) publiés cinq ans après sa Logique donne un énoncé et une démonstration radicalement différents de ceux d’Euclide (figure ci-dessous).

Son schéma de travail suit grosso modo le processus en trois étapes détaillé plus haut à propos de la version 2, si ce n’est que la démarche d’Arnauld est assez sinueuse et présente une incontestable faiblesse dans le cas où les rapports de longueurs envisagés sont irrationnels. Mais cela n’a pas empêché son point de vue d’être abondamment repris.

Le tome 2 (Géométrie) du Cours de mathématiques17 de l’abbé Bossut (1775, date incertaine ; ouvrage plusieurs fois réédité) reprend le même schéma avec les mêmes faiblesses : complexité, manque de rigueur lorsque les rapports de longueurs sont irrationnels (l’auteur va jusqu’à utiliser une subdivision des segments en « une infinité de parties égales », page 64).

Les Éléments de géométrie de Legendre (1794), qui furent pendant plus d’un demi-siècle le principal texte de référence en matière d’enseignement de la géométrie, reviennent à la version 1. Ce retour aux sources s’explique par le fait que l’ambition de Legendre était de faire en quelque sorte un Euclide revu et corrigé.

Contemporains18 de la Géométrie de Legendre, les Élémens de géométrie à l’usage de l’École Centrale des Quatre Nations de Lacroix en furent longtemps le seul concurrent sérieux. On y retrouve la version 2 avec, par rapport à Arnauld et Bossut, un effort de rigueur supplémentaire.

Cette même version 2 se retrouve encore dans le Traité de géométrie élémentaire de Rouché et Comberousse (1866), autre beau succès d’édition.

Les Leçons de géométrie élémentaire d’Hadamard (1898) donnent enfin à la version 2 une forme irréprochable. Son raisonnement est celui qui a été exposé plus haut, à ceci près qu’il fusionne les étapes 2 et 3, ce qui n’en facilite pas la lecture.

Un franc-tireur

Clairaut, dans ses Éléments de géométrie (1741) a un cheminement très original : il s’agit moins de démontrer que de rendre plausible et intuitif. Sans faire référence à aucune des deux versions du théorème « de Thalès », il introduit directement de façon intuitive les figures semblables (égalité des angles, proportionnalité des côtés).

Pour en finir avec l’histoire des deux démonstrations du théorème, notons que le problème du choix entre elles est de nos jours élégamment résolu d’une manière qui n’est pas sans rappeler le point de vue de Clairaut : programmes et manuels admettent le résultat.

La référence à Thalès

Euclide, qui ne cite jamais ses sources, ne mentionne évidemment pas le nom de Thalès à propos de ce théorème. Cette étiquette est apparue très tard. Une explication partielle en est que la notion d’homothétie s’est dégagée tardivement (le mot lui-même a été introduit par Chasles vers 1846) et qu’auparavant cet énoncé, n’étant pas considéré comme d’importance majeure, n’avait pas besoin d’un nom qui le signale particulièrement à l’attention. Le tracé des cartes et des plans reposait alors sur une idée informelle de la réduction des figures, ce qui apparaît très nettement dans le livre de Clairaut.

La formule « théorème de Thalès » semble être apparue dans l’édition 1883 du manuel de Rouché et Comberousse. Elle a mis du temps à s’imposer. La Géométrie d’Hadamard (1898) parle seulement de « théorème fondamental » ; il en est de même dans la seconde édition, datée de 1906. La grande réforme19 de 1902-1905 met au programme de troisième « triangles semblables » et « figures homothétiques », sans mentionner Thalès.

Il a fallu attendre les programmes de 1925 pour voir dans les textes officiels l’étiquette « théorème de Thalès ». Depuis lors cette étiquette ou sa variante « configuration de Thalès » ont été de tous les programmes. Une seule singularité : lors du bref interlude des mathématiques modernes, le théorème est devenu pour un temps « axiome de Thalès »20.

D’un pays à l’autre

Si les pays latins ont adopté la même terminologie que nous, ce que nous appelons théorème de Thalès est pour les anglophones Intercept Theorem et pour les germanophones Strahlensatz (théorème des rayons). Il y a pourtant en anglais un Thales’s theorem et en allemand un Satz des Thales, mais ces appellations recouvrent l’énoncé auquel faisait allusion Pamphila : « Un triangle est rectangle en un sommet si et seulement si le côté opposé est un diamètre du cercle circonscrit ». Il en est d’ailleurs de même en russe.

Axiome ou théorème ?

Nous avons donné dans ce qui précède deux démonstrations de la propriété dite de Thalès ; l’une et l’autre sont parfaitement cohérentes… une fois admis un certain nombre d’axiomes implicites. Cette propriété peut donc aussi bien être qualifiée de théorème que d’axiome selon la construction que l’on fait des débuts de la géométrie.

Si l’on envisage cette construction comme celle d’un espace affine associé au plan vectoriel \(\mathbb{R}^2\), l’ensemble de la propriété de Thalès et de sa réciproque n’est autre que la distributivité du produit par un scalaire par rapport à l’addition des vecteurs :

Et Pythagore ?

Arrivé au terme de cet article, le lecteur peut se demander pourquoi je me suis aussi longuement attardé sur un théorème bien moins célèbre que « le carré de l’hypoténuse ».

L’explication est double. Primo : le Bulletin a déjà publié il n’y pas si longtemps deux articles21 sur la question. Secundo : ce que disent les textes anciens sur le personnage de Pythagore est moins du ressort de l’histoire que de la littérature fantastique. Le maître est censé entre autres avoir apprivoisé un aigle, avoir convaincu un ours de devenir végétarien et même avoir eu une cuisse en or.

Il m’a paru préférable de m’en tenir à un personnage plus classique dont on dit22, d’ailleurs, qu’il aurait rencontré le jeune Pythagore et lui aurait conseillé d’aller étudier auprès des prêtres égyptiens.

Références

  1. Diogène Laërce. Vies et doctrines des philosophes de l’Antiquité. Pythagore : ; Thalès : .

  2. « Les Présocratiques ». In : Bibliothèque de la Pléiade, N°345. Le premier chapitre est consacré à Thalès, le quatrième à Pythagore. On y trouve (dans le plus total désordre) l’essentiel de ce qui a été écrit sur eux dans l’Antiquité. Paris : Gallimard, 1988. ISBN :2-07-011139-3

  3. Rudolf Bkouche. Autour du théorème de Thalès. .

  4. Henry Plane. « Une découverte française du XXe siècle : le théorème de Thalès ». In : Actes du Colloque Inter-IREM Géométrie. . Limoges, 1992.

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Pierre Legrand a depuis longtemps un rôle actif au sein de l’APMEP. Il a écrit de nombreux articles dans le Bulletin de l’association.


  1. Milet était une ville de la diaspora grecque, près de la mer, dans le sud-ouest de l’actuelle Turquie.↩︎

  2. Histoires, livre I, § 74 et 75.↩︎

  3. Protagoras § 28.↩︎

  4. Théétète § 174.↩︎

  5. Cette mésaventure de Thalès a été reprise par Diogène Laërce (IIIe siècle de notre ère), mais la jeune fille y est devenue une vieille femme. En six siècles, elle avait eu le temps de prendre de l’âge !↩︎

  6. L’anecdote se retrouve (sans le nom de Thalès) chez La Fontaine (Livre II, fable 13), qui semble s’être inspiré non de Platon, mais d’Ésope.↩︎

  7. Livre I, chapitre 11, § 1259.↩︎

  8. Traité du ciel, II, chapitre 13.↩︎

  9. Livre XXXVI, chapitre 17 .↩︎

  10. § 2, .↩︎

  11. Les œuvres de Pamphila sont perdues. L’historien Carl Boyer affirme que cette propriété était de longue date connue des Babyloniens.↩︎

  12. Cette origine égyptienne de la géométrie est déjà affirmée par Hérodote, qui vivait un bon siècle avant Euclide.↩︎

  13. Cette mesure de la distance d’un objet inaccessible repose en fait sur la similitude (ou l’homothétie) des triangles.↩︎

  14. Voir dans Au fil des maths, n°530, l’article « Élémentaire, mon cher Euclide ! » .↩︎

  15. Cette propriété de conservation de l’ordre par projection, explicite ici, est implicite chez Euclide.↩︎

  16. Ce type de démonstration, qui remplace un passage à la limite par un jeu subtil d’inégalités, est inspiré de la méthode d’exhaustion qu’illustrèrent Euclide et surtout Archimède.↩︎

  17. On trouvera le raisonnement sur le site gallica.bnf.fr aux pages 62 à 66 de l’édition portant la date 1800.↩︎

  18. La première édition est de 1797 (en 1798 on en était déjà à la troisième).↩︎

  19. Cf. dans le Bulletin de l’APMEP n°522, l’article « Une réforme peut-elle être considérée comme réussie ? L’exemple de la réforme de 1902. » d’Éric Barbazo . ↩︎

  20. Pour plus de précisions, se reporter à la circulaire n°71-370 du 22 novembre 1971 sur la géométrie en Quatrième et Troisième : dix-huit pages de délire axiomatique.↩︎

  21. « Autour du théorème de Pythagore », dans le Bulletin de l’APMEP n°515 (septembre 2015) ; « Deux démonstrations du théorème de Pythagore », Bulletin de l’APMEP n°517 (janvier 2016) .↩︎

  22. Jamblique (fin du IIIe siècle de notre ère), Vie de Pythagore.↩︎

Pour citer cet article : Legrand P., « Thalès et ses mystères », in APMEP Au fil des maths. N° 539. 1 juillet 2021, https://afdm.apmep.fr/rubriques/temps/thales-et-ses-mysteres/.